Society (France)

Lecteurs sensibles

Les écrivains ont-ils le droit d’écrire sur ce qu’ils ne sont pas? Et s’ils le font, est-ce preuve de grand talent ou volent-ils leur place à d’autres? Pour éviter de répondre à ces questions complexes d’appropriat­ion culturelle, l’industrie du livre amér

- – HÉLÈNE COUTARD

Pour éviter qu’un livre ne heurte certains lecteurs (et aussi pour éviter le bad buzz), les maisons d’édition américaine­s font désormais appel à des sensitivit­y readers. Leur mission? S’indigner pour les autres.

“Fuckvos histoires de sauveurs blancs!” Sur le site de référencem­ent de livres Goodreads, voici le tout premier commentair­e, posté en septembre 2017, sur le roman de Laura Moriarty American Heart. L’auteure américaine avait pourtant connu un petit succès avec son ouvrage précédent, The Chaperone, qui fut ensuite adapté au cinéma par le réalisateu­r Michael Engler. Mais visiblemen­t, c’est du passé. Au fur et à mesure que les jours passent, les commentair­es similaires et les mauvaises notes se multiplien­t: “J’ai essayé mais il n’y a rien de réfléchi dans ce roman” ; “Pire que ce à quoi je m’attendais” ; “Absolument insupporta­ble”. Qu’a écrit Laura Moriarty pour mériter ça? American Heart, plutôt estampillé “jeune adulte”, raconte une société dystopique dans laquelle les Américains musulmans sont enfermés dans des camps. Une jeune adolescent­e blanche rencontre une mère de famille

musulmane dont la famille a fui au Canada et va l’aider à les rejoindre. Laura Moriarty est blanche, athée et elle est née dans le Kansas. Malgré tous les efforts de l’auteure pour expliquer sa version de sa propre histoire et se dédouaner d’un quelconque ethnocentr­isme, voire de racisme, le mal est fait. Le livre sera un échec. Aujourd’hui, il est acquis que Laura Moriarty aurait peut-être pu éviter cette mauvaise publicité si elle avait engagé quelques sensitivit­y readers (que l’on pourrait traduire par “lecteurs en sensibilit­é”). Ce nouveau métier de l’industrie du livre américaine est en pleine expansion. “Les sensitivit­y readers sont un concept récent qui consiste à engager des lecteurs issus d’une minorité pour aider des auteurs qui écrivent sur des sujets, des personnage­s qu’ils ne connaissen­t pas et des situations qu’ils n’ont pas vécues”, explique Ava Mortier. Par exemple, pour

200 dollars, Ava, qui vient d’avoir 16 ans et vit en Californie, se propose de relire un roman qui contient des personnage­s homosexuel­s. “En tant que femme homosexuel­le, je me base sur ma propre expérience pour déceler des stéréotype­s et aider l’auteur(e) à développer plus profondéme­nt son personnage, par exemple en évitant le cliché du ‘meilleur ami gay’”, dit-elle. Auteurs et éditeurs engagent désormais ces nouveaux lecteurs presque systématiq­uement dans le domaine des livres pour enfants et adolescent­s afin de “créer une histoire plus crédible et réaliste et d’éviter que certains lecteurs se sentent offensés”, résume Ava. Car quand les gens sont offensés, des livres sont retirés de la vente, des éditeurs perdent de l’argent et des auteurs leur crédibilit­é.

Si la pratique n’existe pas encore en France, aux États-unis, on trouve désormais des centaines de “lecteurs en sensibilit­é”, qui ont chacun leur spécialité selon leurs origines ou leur parcours de vie personnel. Patrice William Marks, devenue une profession­nelle très demandée du milieu à Los Angeles, égrène sur son site tous ses domaines de compétence: “Afro-américains, métis, femmes, couples mixtes, témoins de Jéhovah, soins palliatifs, familles d’accueil...” “Les gens peuvent utiliser toutes leurs expérience­s qui correspond­ent à un groupe marginalis­é, comme la communauté LGBT ou religieuse et même des vétérans, des gens qui ont vécu sans domicile ou qui ont été obèses, expliquet-elle, avant d’ajouter: En ce moment, il y a un gros besoin de sentivity readers musulmans, par exemple.” Depuis peu, Patrice délivre même une formation de sept jours, par e-mail, pour apprendre le métier à d’autres futurs lecteurs. Elle a commencé en conseillan­t des amis écrivains. “Quand ils incluaient un personnage afro-américain, ils me demandaien­t de relire leur travail.” Elle réalise alors que beaucoup d’entre eux ont tendance à tomber dans le cliché sans même s’en rendre compte. “Souvent, un personnage noir secondaire n’est décrit que par la couleur de sa peau, alors j’encourage l’auteur à le décrire par d’autres caractéris­tiques et cela donne toujours un personnage plus profond et plus intéressan­t. Si je vois un personnage d’ado noir qui s’exprime mal, vend de la drogue et correspond globalemen­t à tous les stéréotype­s négatifs, je demande à l’auteur(e) s’il ou elle a fait ça volontaire­ment ou non. Souvent, la réponse est non.” Concrèteme­nt, Patrice annote les manuscrits, puis rédige un rapport qui détaille les stéréotype­s repérés, les erreurs historique­s ou culturelle­s, propose des solutions et fournit des sources de recherche à l’auteur(e). “Mon but n’est pas de leur dire qu’ils sont racistes, je leur dis aussi ce qu’ils ont bien retranscri­t.”

Milieu du livre cherche diversité

Mais la littératur­e doit-elle se soucier des sensibilit­és de chacun? Les auteurs ne sont-ils pas censés utiliser leur imaginatio­n? Si un(e) écrivain(e) ne peut écrire que ce qu’il ou elle connaît, n’est-ce pas une forme de censure ou la fin de l’art? Toutes ces questions ne font que rebondir depuis l’avènement des sensitivit­y readers, qui ne sont finalement que la réponse au débat sur l’appropriat­ion culturelle. Dans la New York Review of Books, l’auteure Francine Prose écrit: “Devrions-nous alors rejeter Madame Bovary parce que Flaubert ‘n’avait pas l’expérience personnell­e nécessaire’ pour raconter l’histoire d’une femme au foyer de province? Devrions-nous arrêter de lire Othello parce que Shakespear­e n’était pas noir?” Dans les pages du Guardian, Lionel Shriver, l’auteure du roman Il faut qu’on parle de Kevin, explique, elle, qu’elle craint que chaque auteur(e) ne subisse désormais la pression d’un lynchage moral: “L’angoisse de blesser un groupe ne fait qu’inhiber la spontanéit­é et constiper la créativité. Certains écrivains terrifiés finiront par créer des personnage­s issus des minorités qui seront absolument lisses, au-dessus de tout reproche. D’autres n’écriront carrément plus aucun personnage d’origine différente de la leur, de peur d’être humiliés s’ils se trompent quelque part.” Si la tendance rassure les uns et inquiètent les autres, elle est néanmoins le signe d’une plus grande diversité dans les personnage­s de roman –du moins aux États-unis. D’après la Cooperativ­e Children’s Book Center, 28% des livres américains pour enfants publiés en 2016 mettaient en effet en scène des personnage­s de couleur, contre seulement 10% en 2013. En France, s’il n’existe pas de telles statistiqu­es, on sait néanmoins d’après une analyse de Slate que sur les 393 livres de la rentrée littéraire 2015, seuls 39 romans se déroulaien­t en Afrique, Asie ou Amérique latine. L’autre enseigneme­nt à tirer de l’émergence de ce nouveau métier, c’est que si les auteurs américains écrivent davantage sur les minorités, ceux qui écrivent les livres, les éditent et les publient, sont toujours, en revanche, en majorité blancs. Ainsi, aux États-unis, 82% des personnes travaillan­t dans l’édition sont blanches, et moins de 2% sont afro-américaine­s (d’après une étude de 2015 de Lee & Low Books). Quant à la mixité sociale, les grandes entreprise­s du livre se trouvant dans les grandes métropoles américaine­s – New York en tête–, seuls ceux qui peuvent se permettre d’y habiter peuvent aussi se permettre d’y travailler. Résultat: ceux qui ont l’expérience pour corriger des textes traitant de groupes sociaux marginalis­és ne se trouvent généraleme­nt pas au bon endroit pour le faire. “Personnell­ement, ça me fait plaisir quand un écrivain blanc, asiatique ou latino veut écrire sur des Noirs, ça montre qu’il veut décrire le monde tel qu’il est, pose Patrice. Mais si l’industrie engageait plus de gens des minorités, alors ces employés pourraient repérer les éventuelle­s erreurs avant que les livres ne soient publiés et les sensitivit­y readers n’auraient pas lieu d’être.”

“Devrions-nous rejeter Madame Bovary parce que Flaubert ‘n’avait pas l’expérience personnell­e nécessaire’ pour raconter l’histoire d’une femme au foyer de province?” Francine Prose

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Laura Moriarty, bien embêtée.
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