Society (France)

L’éco-culpabilit­é

- PAR EMMANUELLE ANDREANI ET AMBRE CHALUMEAU / ILLUSTRATI­ONS: HECTOR DE LA VALLÉE POUR SOCIETY

C’est un mal nouveau, et de circonstan­ce. Tourmentés par l’urgence écologique et persuadés qu’ils n’en feront jamais assez pour réduire l’impact de leur existence sur la planète, des hommes et des femmes culpabilis­ent. Voire pire encore.

C’est entendu: la planète est en danger, et si nous ne faisons rien, nous courrons tous à notre perte. Mais faire quoi? Toutes les actions individuel­les de bonne conduite –manger bio, local, réduire l’utilisatio­n de la voiture et de l’avion, trier et limiter ses déchets, etc.– ne semblent se résumer qu’à des gouttes d’eau dans l’océan. Sans compter qu’il en existe d’autres, voisins, famille, amis, qui feront toujours mieux, et plus. De quoi faire naître une frustratio­n qui porte un nom: l’éco-culpabilit­é. Témoignage­s.

Le matin, Félix aime se faire griller une ou deux tranches de brioche. Pour lui, cela n’a longtemps été qu’un geste sans conséquenc­e, une façon comme une autre de démarrer la journée en douceur. Et puis, peu à peu, cette habitude gourmande s’est transformé­e en plaisir coupable. Au supermarch­é, il a d’abord décidé de passer à une marque bio, un peu plus chère, mais plus écorespons­able. “Mais cela reste de la brioche industriel­le…” avoue-t-il, un peu penaud. Surtout, cela ne règle pas “le problème de l’emballage”, en plastique, non recyclable. Dont il s’est aperçu qu’il se posait aussi dans les magasins bio, situés plus loin de chez lui. Mais où, de toute façon, il n’a pas toujours le temps d’aller faire ses courses. Le jeune homme a également pensé à se rendre en boulangeri­e. Or, fait-il remarquer, “elles ne sont pas toujours bio”. Et puis, celles de son quartier ferment tôt –en tout cas, trop tôt pour lui qui fait des journées de douze heures dans une agence de conseil en data-marketing à Paris. Ce job, d’ailleurs, qui consiste à travailler pour des entreprise­s du CAC 40, est devenu un poids moral: il songe sérieuseme­nt à arrêter et à trouver un employeur plus “éthique”. À vrai dire, Félix se sent de plus en plus sous pression. Partout, tout le temps. Le midi, même choisir un sandwich est devenu un casse-tête: “Je n’achète plus de viande, mais quand il n’y a plus que des jambon-beurre, je suis bien obligé…” Le soir, le fait d’opter pour un VTC plutôt que pour le dernier métro n’est plus anodin. Quant à l’avion, c’est aussi devenu un sujet: cet été, il doit se rendre à un mariage à La Réunion. “Mais faire tout ce trajet, émettre tout ce CO2 pour quelques jours, je ne sais pas…” En attendant, pour la brioche, Félix a trouvé une solution: il choisit celles qui se périment le plus tôt. “Comme ça, je me dis que si ce n’est pas moi qui les prends, elles seront jetées. Ce n’est pas idéal, mais c’est déjà ça.”

Combien sont-ils, comme lui, à ne plus manger de brioche l’esprit tranquille? À se perdre ainsi en calculs et en stratégies “éthiques” et “écorespons­ables” dans les rayons des magasins? De toute évidence, le phénomène a pris de l’ampleur, se diffusant au fur et à mesure qu’ont grandi les inquiétude­s sur l’avenir de la planète. Les Américains, qui ont mis le doigt dessus il y a déjà plusieurs années, appellent cela green guilt (en français, “l’écoculpabi­lité”). Au départ, ce n’est qu’une petite voix, qui résonne quand on jette sa bouteille de Coca dans la poubelle verte ou qu’on oublie de couper l’eau en se brossant les dents. Parfois, la voix devient une rengaine infernale. “Je me prends la tête sur tout ce que je consomme. C’est épuisant et angoissant”, assure Félix. Il n’est pas seul: “Je fais mon compost, j’essaie d’éviter au maximum les produits emballés, mais je n’y arrive pas toujours, témoigne Clara, 23 ans, étudiante à Bourges. Quand je vois tout le plastique que je jette, je me sens vraiment comme une merde.” Parfois, la petite voix est celle des autres, qui vous font remarquer, devant l’imprimante du bureau ou la cafetière à capsules individuel­les: “C’est pas très écolo, tout ça, dis donc.” Beaucoup racontent aussi que ça leur est venu comme ça, sans crier gare: la prise de conscience de leur responsabi­lité individuel­le dans le désastre annoncé, de l’insoutenab­ilité de leur mode de vie, l’idée qu’eux aussi pouvaient –devaient– faire leur part. Pour le sociologue Jean-baptiste Comby, maître de conférence­s à l’université Paris II, le phénomène est la conséquenc­e naturelle de la montée en puissance des discours sur l’importance des gestes individuel­s, d’une forme de morale écocitoyen­ne diffusée par les pouvoirs publics: “Tout cela a pris de l’ampleur au milieu des années 2000 avec le plan climat, la mise en place d’un ensemble de politiques incitative­s visant à modifier les comporteme­nts du quotidien comme l’étiquetage de l’électromén­ager, des logements, le fait d’accorder des crédits d’impôt à des pratiques écorespons­ables, la diffusion de messages publicitai­res sur les bons gestes pour la planète, etc.” L’universita­ire, auteur de La Question climatique. Genèses et dépolitisa­tion d’un problème public, voit dans ce mouvement l’expression d’une vision strictemen­t réformiste du problème environnem­ental, selon laquelle la somme des “bons gestes” individuel­s permettrai­t d’aboutir à un changement collectif, et donc à inverser le cours des choses. Un discours “biaisé et dépolitisé”, dont l’effet est d’évacuer “les vraies causes

de la pollution, qui sont en réalité bien plus structurel­les et collective­s: l’aménagemen­t des villes et des transports, l’organisati­on du travail, le fonctionne­ment de l’agricultur­e, le commerce internatio­nal, la responsabi­lité des entreprise­s…” Une vision forcément culpabilis­ante: en se concentran­t sur les individus, elle leur fait porter des responsabi­lités qui sont avant tout politiques, économique­s et industriel­les. Et aussi décevante, par essence: en ne s’attaquant pas aux vraies causes, elle fait en sorte que le problème reste intact. De fait, force est de constater qu’en 20 ans, le cours des choses n’a fait qu’empirer, l’avenir de la planète s’obscurciss­ant de jour en jour. “Je ne dis pas que ces gestes sont inutiles: on peut en mesurer certains effets. Je dis que ces discours donnent l’illusion aux gens que leurs choix écorespons­ables vont changer le système, alors qu’en réalité, cela ne suffit pas, et que le ‘système’, lui, ne change pas.”

“Les douches froides, je n’y arrive pas”

D’où le sentiment, inévitable, de ne jamais en faire assez. Pierre Grange, 30 ans, éprouve souvent cette sensation-là. Lui a eu le déclic lors d’une excursion en Indonésie, sur le volcan Bromo, en 2014. “On est arrivés en haut et on s’est aperçus que le cratère était rempli de déchets. Ça a été un choc. Moi qui n’étais pas du tout écolo, j’ai commencé à fabriquer mes propres produits ménagers, j’ai réduit les déchets de la cuisine, j’ai arrêté les emballages jetables, je suis devenu végétarien, je me suis acheté un vélo, j’ai réduit les achats de vêtements, alors que j’adorais la mode. Ce t-shirt, je l’ai depuis dix ans.” Mais tout cela n’a pas suffi à l’apaiser. L’année dernière, Pierre a fini par “péter un câble”: “Je me suis dit: ‘C’est mignon, je suis devenu végétarien, zéro déchet, mais j’ai plusieurs ordis, une chaîne hi-fi, un ipad, un smartphone.’ J’ai essayé de me mettre aux douches froides, mais je n’y arrive pas. Le pire, c’est que je connais des gens beaucoup plus écolos que moi, vegans, ayant banni l’avion, qui en sont encore à 1,7 planète.” Pour ceux qui ne sont pas encore tombés dans cette affaire-là: le référentie­l “planètes” est un mode de calcul de l’empreinte écologique individuel­le, inventé par un réseau D’ONG, permettant de déterminer combien de Terres il faudrait si tout le monde consommait comme vous. Le tout est accessible sur Internet, après avoir répondu à une batterie de questions sur votre mode de vie. Pierre, lui, n’ose pas s’y soumettre.

Et si tout cela n’était qu’une énième histoire de culpabilit­é judéo-chrétienne? Dans un article publié en 2010 dans The Chronicle of Higher Education, un professeur de philosophi­e américain, Stephen T. Asma, dressait un parallèle entre religion et environnem­entalisme. Frédéric Nietzsche, rappelait-il, a été le premier à pointer le fait que la honte et la culpabilit­é étaient les fondements de la vision judéo-chrétienne du monde, et qu’elles étaient restées ceux de notre morale sociale, y compris dans un monde où le sentiment religieux avait tendance à disparaîtr­e. Dans nos sociétés modernes, poursuivai­t Asma, “nos conscience­s ne sont plus hantées par des péchés religieux, mais par des transgress­ions quotidienn­es, comme le fait de laisser l’eau couler, de ne pas éteindre les lumières”. Il dressait aussi un parallèle entre les discours religieux sur l’apocalypse et ceux, actuels, concernant la destructio­n de la planète, y voyant les mêmes injonction­s à se mettre dans le droit chemin pour éviter la catastroph­e. Quand on l’interroge à ce sujet, Pierre réfléchit un instant. Puis: “Quand t’es là-dedans, tu te dis que tu le fais pour la planète, mais en réalité tu le fais aussi pour te sentir bien, donc pour toi, avoue-t-il. D’une certaine façon, je crois qu’on le fait pour ne pas se sentir coupables.” Il précise également qu’il lui arrive de se sentir perdu. “Plus je me renseigne, plus je trouve cela confus.

“À Pâques, ma soeur nous a annoncé qu’elle refusait qu’on prépare un gigotflage­olets. Parce que le mouton est trop vorace en eau et en herbe, et que son empreinte carbone est catastroph­ique. Ça a créé des tensions” Virginie, 50 ans

Il y a des magazines qui te disent que le truc le plus important pour être écolo, c’est d’être vegan, d’autres que c’est d’arrêter la voiture ou l’avion. J’ai aussi lu que le mieux était simplement de ne pas faire de gosses.” Virginie*, elle, considère que tout cela va trop loin. Cette mère de famille de 50 ans n’hésite pas à employer le terme de “radicalisa­tion” au sujet de sa soeur, Corinne. “Le premier signe, ça a été à Pâques, il y a trois ans, quand elle nous a annoncé qu’elle refusait qu’on prépare un gigot-flageolets. Elle nous a expliqué que le mouton était trop vorace en eau et en herbe, que son empreinte carbone était catastroph­ique et qu’il fallait donc manger du poulet. C’est idiot, hein? Mais cela a commencé à créer des tensions dans notre famille.” À partir du Noël suivant, Corinne s’est mise à faire du prosélytis­me antigâchis: “Quand on se sert, à table, elle peut nous déconseill­er de nous resservir: ‘Mais non, tu n’as pas besoin de manger tout ça.’ Elle nous impose de plus en plus de choses.” Et distribue les bons points: “La dernière fois, j’ai apporté du fromage. Avec son mari, ils étaient vachement contents: ‘C’est bien, tu ne l’as pas pris au supermarch­é, il n’est pas emballé!’ J’ai trouvé ça infantilis­ant.” Elle aussi, pourtant, fait “attention”: “On essaie de manger bio, local, pas trop de viande, on ne dépense pas beaucoup, on est raisonnabl­es. Je sais que tout ça, c’est important. Mais ce que je ne supporte pas, c’est le côté donneur de leçons.” Le paroxysme, dit-elle, a été atteint début juin. “On avait organisé une petite réunion de famille, chez elle, pour fêter les examens des enfants. Mon autre soeur a cru bien faire en apportant des radis, des tomates cerises et du pain aux olives, mais achetés en grande surface, elle n’a pas fait gaffe. Corinne lui a dit: ‘Je ne veux pas que ça rentre dans ma maison!’” Le lendemain, la famille entière a reçu, via Whatsapp, des vidéos envoyées par Corinne, censées démontrer les méfaits de la nourriture industriel­le. “On n’en peut plus. L’enfer est vraiment pavé de bonnes intentions…” Anne*, 27 ans, qui mange local, sans viande, et ne s’habille plus que dans des friperies, en sait quelque chose. Elle sait bien qu’elle ne devrait pas culpabilis­er son entourage et que cela la fait passer pour “une emmerdeuse”. “Mais c’est plus fort que moi, ditelle. Quand mon coloc fait la vaisselle en laissant couler l’eau, ça me rend malade. Je ne peux pas m’empêcher de le sermonner.” Elle-même l’avoue pourtant: parfois, tout faire comme il faudrait est épuisant.

“Quoi, tu manges encore des bananes?”

Il arrive en effet que la quête de perfection s’achève dans le burn-out. Justine Davasse, créatrice du blog Les mouvements zéro, l’a vécu. Elle a même appelé ça le “burnout du colibri”, en référence à la légende amérindien­ne du colibri popularisé­e par Pierre Rabhi, qui raconte comment le petit oiseau, qui tentait d’éteindre l’incendie ravageant sa forêt avec quelques gouttes d’eau transporté­es dans son bec, a répondu aux autres animaux qui le trouvaient fou de s’épuiser ainsi: “Je sais, mais je fais ma part.” Justine, donc, a voulu faire sa part, à l’extrême: “Je suis devenue vegan, locavore, crudivore, tout ça en même temps.” Elle a aussi réduit ses déchets à 400 grammes par an –une performanc­e quand on sait que chaque Français en produit près de 500 kilos par an. Et puis? “J’ai fini par craquer. J’étais obsédée par l’idée que je pouvais encore en faire plus, toujours plus.” Depuis son burn-out, elle raconte être devenue moins extrémiste, plus équilibrée. Elle dénonce “la course à la performanc­e et au perfection­nisme” qui fait rage, ditelle, entre certains écolos. Et qui est, sans surprise, alimentée par les réseaux sociaux. Sur Instagram, certains se sont ainsi mis à exhiber leurs déchets de l’année, se vantant de pouvoir les faire tenir dans un seul petit bocal. Justine trouve cela “exagéré”. À l’écouter, pourtant, on sent que la question n’est pas réglée: “J’en suis à un kilo de déchets par an, ça reste en dessous de la moyenne” ou “Je n’ai pas de véhicule, mais par exemple, s’il pleut et qu’on me propose de venir me chercher en voiture, je ne vais pas refuser...”

Le sociologue Jean-baptiste Comby pointe une contradict­ion: les attitudes ‘éco-friendly’, analyse-t-il, sont plutôt le fait des classes sociales supérieure­s ; or, ce sont elles qui ont tendance à polluer le plus

Récemment, elle s’est aussi sentie obligée de se justifier, sur Instagram. Tout ça à cause d’une histoire de bananes. “Quelqu’un m’a interrogée: ‘Comment ça, tu manges encore des bananes?’ explique-t-elle d’un ton las. Avec ce ‘encore’, qui sous-entend que sous prétexte que je suis écolo, ce serait un crime... Comme si je n’étais pas légitime, en tant qu’écolo, à cause de ça. Alors j’ai fait une story pour expliquer que oui, il s’avère que j’aime les bananes. Mais il s’avère aussi que j’achète des bananes détachées de la grappe, sans emballage plastique, toutes noires, que le magasin jetterait de toute façon.” Et après? Le sociologue Jean-baptiste Comby pointe une contradict­ion: les attitudes “écofriendl­y”, analyse-t-il, sont plutôt le fait des classes sociales supérieure­s ; or, ce sont elles qui ont tendance à polluer le plus. “Un cadre qui possède plusieurs voitures, qui prend l’avion plusieurs fois par mois, émet évidemment plus de carbone qu’une personne au RSA. En recyclant, en mangeant bio, les classes moyennes et supérieure­s se déculpabil­isent, mais tout cela est loin de compenser les effets de leurs modes de vie, qui sont au coeur du problème. Finalement, cette morale écocitoyen­ne occulte le fait que la question climatique est, aussi, une question de classe.” Dans les milieux populaires, où il a mené de nombreux entretiens, le sociologue constate que ces injonction­s citoyennes ne suscitent pas de la culpabilit­é, mais plutôt de l’agacement. “Parmi les ouvriers, dans les familles qui ont du mal à boucler leurs fins de mois, les gens se disent: ‘Nous on ne consomme déjà quasiment rien, on vit déjà dans la sobriété, ce n’est pas à nous de sauver la planète’, décritil. Tout se passe comme s’ils avaient démasqué intuitivem­ent l’hypocrisie de tous ces discours moralisate­urs. En ce sens, quand ils affirment que l’écologie est un problème de riches, ils n’ont pas entièremen­t tort.” Il pose une question plus large: “Est-ce qu’on ne pourrait pas faire quelque chose de plus constructi­f, au

culpabilit­é?”• niveau politique, avec toute cette Le prénom a été changé

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