Yes we crânes
Au Moyen Âge, par manque de place dans les cimetières, on plaçait les ossements dans des ossuaires. Aujourd’hui, certains sont encore debout et font même l’objet de convoitises. Fin mars, trois d’entre eux ont été profanés dans trois villages lorrains, et une cinquantaine de crânes volés.
Au Moyen Âge, par manque de place dans les cimetières, on entreposait des ossements dans des ossuaires. Aujourd’hui, certains sont encore debout et font même l’objet de convoitises. Fin mars, trois d’entre eux ont ainsi été profanés dans trois villages lorrains, et une cinquantaine de crânes volés. Qui a fait le coup? Et pourquoi?
es champs de colza séparés par des monuments aux morts. C’est le spectacle qui défile à 80 km/h le long de la route départementale 903 en direction de Mars-la-tour, en Meurthe-etmoselle. Passés l’agglomération messine et le musée de la grande guerre de 1870 à la frontière mosellane, l’asphalte plonge dans le parc naturel de Lorraine. Les gens du coin appellent cela “le Pays haut”, un mince territoire délimité au nord par la frontière belgo-luxembourgeoise, au sud par la vallée du Rupt de Mad. Alors que la nature prend le dessus sur le périurbain, le tracé sinueux que suivait la D903 se meut en une longue ligne droite. Douze kilomètres sans un virage qui rendent les journées de l’adjudant Cyril Potentier bien calmes. “On a très peu d’accidents dans le coin, seulement quelques excès de vitesse de temps à autre”, constate-t-il. En poste à Mars-latour depuis un mois, le gendarme s’habitue à son nouveau train-train. “Jusqu’au mois de février, j’étais en poste à Boulay. Là, c’était quelque chose! Une population multiculturelle, dont beaucoup sont au RSA, ça crée des tensions quotidiennes.” Sa voix résonne dans le bâtiment vide de la gendarmerie. Il observe la fumée qui s’échappe de son café: “Ici, je passe des journées entières sans intervention. Est-ce que ça va durer longtemps comme ça?” Pas sûr. Depuis quelques jours, le standard de la gendarmerie lui transmet des appels de journalistes locaux. À l’autre bout du fil, Le Républicain lorrain lui pose des questions au sujet d’un “gang des crânes”. On l’interroge sur le mobile, on le questionne sur ses intuitions. On lui demande surtout ce qu’il a constaté sur place, à Jouaville, un village de 310 âmes planté dix kilomètres plus au nord. L’adjudant n’a pas grand-chose à répondre. Il est sur l’affaire depuis une petite semaine mais n’a pas de pistes ou très peu, alors il se contente de rappeler les faits: en moins de deux semaines, trois ossuaires dans trois villages lorrains ont été profanés. Deux premières effractions constatées fin mars en Moselle, dans les communes de Bérig-vintrange et Boustroff. Puis, ce fut au tour de l’ossuaire de Jouaville. Samedi 6 avril au matin, une fillette qui jouait dans le jardin communal remarquait que des tuiles étaient tombées au sol, contre la petite barraque en pierres de Jaumont attenante à l’église Saint-christophe. “Ils se sont introduits par le toit, sûrement en se faisant la courte-échelle. À l’intérieur de l’ossuaire, ils ont tout remué”, décrit le gendarme, dépêché sur place. La grille en fer forgé qui sert de vitrine au petit ossuaire du xvie siècle donne désormais sur une grosse masse laiteuse, un tas d’ossements humains sens dessus-dessous, façon Mikado. Des centaines de tibias blanchis par les siècles, autant de fémurs brisés, quelques boîtes crâniennes fendues. Mais ici comme dans l’ossuaire de Boustroff, il ne reste aucun crâne intact. “On ne peut pas qualifier l’infraction de vol parce que les os n’avaient jamais été décomptés. Je n’ai pu que constater la violation de sépulture. Mais on suppose que des crânes ont été emportés”, concède l’homme en uniforme. Assis sur un tabouret dans la cafétéria de sa gendarmerie, il se parle à lui-même: “Je ne comprends pas le mobile. Pourquoi voler des crânes humains?”
Les infos de Mérimée
L’adjudant a d’abord pensé que la profanation était l’oeuvre de jeunes du village cherchant à se faire peur. Le maire de Jouaville, Christian Durand, lui a d’ailleurs rapporté que, dans les années 80, des étudiants en médecine s’étaient introduits dans l’ossuaire et en étaient repartis avec des os, pour leurs cours d’anatomie. Mais les habitants ont d’autres théories. Pour Marcel, 79 ans, un historique de Mars-la-tour croisé devant la gendarmerie, c’est “un coup soit des Belges, soit des Roms. Les Belges, ils trafiquent, et les Roms, ils volent nos poules”. “Les Roms? Ils ont bon dos!” balaie l’adjudant. Lui préfère se fier à ses observations sur place. “Si ce sont des jeunes, il faut au moins qu’ils aient le permis et qu’ils aient pris le temps de faire du repérage, supposet-il. L’ossuaire n’est pas visible depuis la route, il faut savoir qu’il est là pour le trouver.” La thèse professionnelle est en réalité privilégiée, d’autant que les profanateurs n’ont laissé aucun indice derrière eux. Ils ont agi par temps froid et sec, sûrement de nuit. Il n’y a aucune trace de pas, aucune empreinte, aucun témoin. La théorie de Cyril Potentier est que les fossoyeurs se sont rencardés sur Mérimée, une base de données en ligne dépendante du ministère de la Culture qui répertorie les monuments historiques comme les ossuaires. “Je vais regarder si des adresses IP suspectes se sont connectées au serveur. En attendant, j’appelle un à un les maires des villages alentour qui abritent des ossuaires. Peut-être ont-ils vu passer quelque chose.” Il faut dire que le gendarme a peu de moyens. Sa hiérarchie, le parquet de Briey, ne fait pas grand cas de la profanation de Jouaville. “On n’est pas sur une affaire de meurtre, mais de vieux os. Quand les gens sont déjà morts, ça passionne moins les magistrats.”
Pour trouver des gens que les profanations choquent, il faut se rendre 80 kilomètres plus à l’est, du côté de Bérig-vintrange, en Moselle. Une route nationale que les profanateurs ont dû
emprunter quelques semaines plus tôt, à bord d’un véhicule muni d’un grand coffre. Les panneaux de signalisation triangulaires “effondrement de mines” se succèdent à l’entrée des villages et, dans un champ, des meules de foin alertent les automobilistes sur le ras-le-bol local. Elles sont recouvertes d’une bâche vert bouteille sur laquelle est tagué à la bombe rouge le message suivant: “Rouvrez les écoles”. Tout au bout de la route, le cimetière de l’église Saint-hippolyte. C’est là, assis sur un muret face aux tombes, que Guy Born attend. Comme ses 200 administrés, le maire de Bérig-vintrange est inquiet. Il préférerait consacrer son temps libre à Louise, sa petite-fille de 8 ans qui l’accompagne, plutôt que d’avoir à gérer cette affaire de crânes. “Les habitants sont outrés, lâche-t-il en contractant la mâchoire, alors que la fillette observe silencieusement les agneaux paître dans le pré en contrebas du cimetière. C’est leur patrimoine qui a été attaqué, c’est vraiment l’âme du village.” Les faits remontent à la fin mars. Les profanateurs se sont introduits dans l’ossuaire médiéval, un des plus anciens de France et aussi un des mieux conservés. Trois marches qu’il faut descendre pour arriver dans une crypte voutée et exiguë. Au centre de la petite pièce, un autel, des chrysanthèmes et une pietà. Sur les parois, des rangées d’os humains soigneusement empilés et classés par type. Le soleil froid filtre à travers la grille et tape contre les carcasses dans un clair-obscur digne du Caravage. Depuis le passage des pilleurs, les rangées de crânes comportent une cinquantaine de trous, comme autant de pièces manquantes. Louise regarde silencieusement les crânes. “Je n’ai même pas peur, dit-elle. Ce sont de très, très vieux os.” Certains d’entre eux ont en effet plus de 600 ans. Les corps entassés dans le petit édifice sont ceux des ancêtres du village. Au Moyen Âge, le manque de place dans le cimetière de l’église a justifié que l’on détruise les plus vieilles tombes afin d’en créer de nouvelles et les squelettes exhumés ont ainsi été entreposés dans la bâtisse sacrée accolée à l’église. “Je n’ai plus de nouvelle des gendarmes depuis qu’ils sont venus constater le vol, déplore l’élu. Il n’y a aucun mobile haineux. Les profanateurs ont fait ça pour l’argent et j’ai peur que l’enquête tombe à l’eau.” Le maire sans étiquette, élu pour un troisième mandat, est d’autant plus excédé qu’il s’investit énormément dans la préservation du patrimoine religieux de son village. Le cimetière de l’église, restauré par la commune il y a deux ans, a récemment été reclassé en raison de l’ancienneté des tombes. Le parvis de l’église Saint-hippolyte a été rénové. “En Moselle, à cause du concordat, c’est la mairie qui est en charge des édifices religieux”, fait-il remarquer en tournant autour de l’église, dressant la liste des nombreux travaux entrepris par ses services. Sa petite-fille tente régulièrement de l’interrompre: “Papi! On va voir la tombe de mamie?” insiste-t-elle, tirant sur sa manche. Mais Guy Born fait mine de ne rien entendre. Retrouver les 50 crânes disparus à quelques mètres de l’endroit où repose sa femme est une priorité pour le maire, qui, au milieu des tombes, pointe encore du doigt une statue de saint Matthieu, érigée au moment des travaux de rénovation. “Heureux ceux qui pleurent. Ils seront consolés”, peut-on lire sur son socle.
Le marché du crâne
Qu’est-il advenu de la cinquantaine de crânes subtilisés dans les ossuaires lorrains? Depuis quelques années, les profanations se multiplient et, à chaque fois, les affaires sont classées sans suite. L’été dernier, à Hythe, ville de la côte sud du Kent, en Angleterre, 21 crânes disparaissaient. Du côté du Grand Est, l’ossuaire de Douaumont, où reposent des dizaines de milliers de soldats tués au cours de la bataille de Verdun, était visité en 2012. La même année, l’ossuaire voisin de Marville, dans la Meuse, était également profané. Là, les pilleurs étaient repartis avec une trentaine “d’horloges de la vie”, des petites boîtes en bois marquetées renfermant des crânes –une pratique locale. À l’époque, Yves Le Clair, alors procureur de Verdun, avait pris l’affaire très au sérieux. “Je travaillais en bonne intelligence avec les autorités belges, allemandes et luxembourgeoises, parce que je suspectais un réseau européen de recel de crânes et qu’il fallait coordonner les recherches. Sur place, la police avait tenté de relever des empreintes, sans résultat. Alors, j’avais dépêché un chien de la police scientifique pour flairer les pistes. Ça n’avait rien donné”, se souvient-il. Quelques mois après les événements, le magistrat était muté à Cherbourg, dans le Cotentin, et l’affaire enterrée. “Je n’ai jamais vraiment compris ce qui s’était passé à Marville, confie aujourd’hui Yves Le Clair. J’ai le sentiment que ces crânes finissent sur un marché noir en ligne, mais que la revente s’effectue entre initiés, dans des cercles fermés. En tous cas, nous n’avons jamais réussi à pénétrer ce milieu.” Le marché du crâne est une réalité et n’a rien d’un phénomène nouveau. Au xviiie siècle, en Angleterre, les facultés de médecine se spécialisent dans l’anatomie et décident de mettre des squelettes à la disposition de leurs étudiants. Elles profitent du cadre offert par le Commonwealth pour importer des ossements humains en provenance des Indes. La colonie anglaise développe rapidement une industrie à grande échelle autour du commerce de squelettes. Deux siècles plus tard, en 1985, une affaire lugubre mettra fin à la niche indienne: un vendeur est interpellé après avoir tenté d’exporter 1 500 squelettes d’enfants d’origine inconnue. Les autorités indiennes soupçonnent alors que des assassinats sont commis dans le but d’exporter les restes des victimes. Le gouvernement interdit sur le champ l’exportation
L’engouement pour l’anatomie a fait émerger une culture autour du squelette dans le monde anglo-saxon, qui dépasse les cercles scientifiques. Aujourd’hui, la majeure partie de la demande provient des Étatsunis, où aucune loi fédérale n’interdit ce commerce
d’ossements humains. La Chine répondra à la demande scientifique internationale en lieu et place de l’inde jusqu’en 2008, puis interdira à son tour les exportations pour des raisons similaires. Mais l’engouement pour l’anatomie a déjà fait émerger une culture autour du squelette dans le monde anglo-saxon, qui dépasse les cercles strictement scientifiques. Aux États-unis, une tradition de cabinet des curiosités est entretenue dans certains milieux bourgeois. Aujourd’hui encore, la majeure partie de la demande provient d’ailleurs des États-unis, où aucune loi fédérale n’interdit ce type de commerce.
Origines suspectes
Adam “Cali” Grown vit à 17 heures de vol des ossuaires lorrains. Depuis 2013, ce tatoueur de 29 ans tient un salon à Moreno Valley, une ville de 200 000 habitants du sud de la Californie. Sa crête iroquoise et les nombreux crânes tatoués sur sa peau attestent de son savoir-faire auprès de sa clientèle. “En tant qu’artiste, j’ai toujours été fasciné par l’anatomie, et particulièrement par la structure du crâne humain”, explique-t-il. L’idée d’acquérir un crâne lui est venue en février 2019. “Je voulais en posséder parce que la plupart du temps, les clients qui me demandent de leur tatouer une tête de mort me présentent une photo de mauvaise qualité comme modèle. Avec un vrai crâne, je peux procéder moi-même aux photos, choisir l’angle que je veux.” Le tatoueur est très présent sur Instagram et c’est sur ce réseau qu’il décide d’effectuer ses recherches. Depuis qu’ebay a fermé la porte au commerce d’ossements humains en 2016, Instagram est en effet devenu le principal pourvoyeur d’annonces de crânes à vendre. Le hashtag #Humanskullforsale permet de trouver très rapidement des dizaines d’offres de particuliers, localisées pour la plupart aux États-unis. Compter 450 dollars pour un crâne sans dent et sans mandibule, 1 800 dollars et plus pour un crâne complet en parfait état. Début avril, le tatoueur a atterri sur le profil Instagram de William Burke, un vendeur installé à Louisville, dans le Kentucky. Dans le milieu, on le surnomme “the Skull Guy” (“l’homme aux crânes”), mais lui préfère les références historiques: le vrai William Burke était un célèbre tueur en série écossais, exécuté en 1829. Il a revendu les cadavres de ses 17 victimes à la faculté de médecine d’édimbourg, à des fins de dissection. Adam flashe sur un crâne, reconnaissable à sa pommette gauche arrachée. Après une brève phase de négociation, William Burke lui cède l’objet pour 530 dollars. Et lui délivre en prime quelques éléments sur l’histoire de son nouvel ami. Selon Burke, le crâne provient de Belgique. Hasard? La frontière belge n’est qu’à 60 kilomètres de l’ossuaire de Jouaville. Pour pénétrer véritablement le marché du crâne, il faut se diriger sur un groupe Facebook privé. Son nom: “Collectors of human skulls and bones”. Il est administré par Jana, une Américaine qui tient une maison d’hôte en Floride. Elle rapporte régulièrement sur sa page des cas de profanation et avertit ses 5 000 membres: toute offre de crâne à la provenance douteuse sera supprimée et son auteur banni du groupe. William Burke fait partie de cette communauté soucieuse d’afficher une certaine éthique, comme la plupart des vendeurs de crânes. Sous le couvert de l’anonymat, une source proche du milieu explique pourtant que depuis la fin du mois de mars, des annonces étranges apparaissent en Belgique. “Des vendeurs proposent des crânes dont la couleur indique une provenance douteuse”, indique-t-elle. Après des siècles passés entreposés dans des ossuaires, les cranes adoptent en effet une couleur blanche proche du calcaire ou de la craie. “Un collectionneur sérieux repèrerait tout de suite ce type de crâne et éviterait l’annonce, poursuit l’informateur. Un compte qui vend sous pseudonyme, sans indiquer expressément sa localisation et qui supprime ses anciennes publications est peu recommandable.” Le 14 avril, un certain “Skull Hunter”, vendeur de crâne situé dans la province d’anvers, en Belgique, publie une annonce sur Instagram. La photo est légendée: “Celui-ci vient de pousser dans mon jardin la nuit dernière… Disponible!” Le crâne, posé dans l’herbe, est bicolore. L’arrière de la boîte crânienne est bruni par la poussière, mais sa face, blanc calcaire, interpelle Damien Huffer, ostéo-archéologue américain qui connaît bien Skull Hunter. L’universitaire est la hantise des vendeurs de crânes. Depuis 2015, il établit, avec un pôle de recherche dépendant de l’université Carleton d’ottawa, au Canada, une modélisation du marché parallèle d’ossements humains sur Internet. Chaque vendeur, chaque compte Instagram ou Facebook y est soigneusement répertorié, dans le but de lutter contre le pillage des sites archéologiques qui souffrent particulièrement du marché noir. À propos du crâne belge, Damien Huffer explique: “L’origine taphonomique (la façon dont l’ossement a évolué post-mortem, ndlr) du crâne en question est suspecte. Sa face a été blanchie par la lumière et l’arrière indique qu’il pourrait provenir d’un ossuaire où les os sont entreposés comme dans celui de Bérig-vintrange. Il serait possible de certifier l’origine du crâne en l’examinant, mais ça n’est possible que dans les rares cas où les douanes parviennent à saisir les ossements.” En l’absence de photographie détaillée de l’ossuaire avant profanation, il est en outre pratiquement impossible de confirmer formellement cette hypothèse. À Mars-la-tour, le gendarme Cyril Potentier n’en a pas fini avec les questions.