Society (France)

“On ne peut pas établir une dictature sans la complicité de la société”

En situant son film Rojo en 1975, quelques mois avant le coup d’état des militaires, le jeune réalisateu­r argentin Benjamin Naishtat dénonce la passivité d’une partie de la société face à l’horreur. Un sujet pas si daté qu’il en a l’air.

- – NOUJOUD REJBI

Il existe déjà de nombreux films traitant de la dictature militaire en Argentine. Pourquoi un de plus? Il y a plein de films qui ont été faits sur le sujet, mais c’est rare d’en voir un qui ne s’intéresse ni aux militaires ni aux héros. La thèse de mon film, c’est que les gens ‘normaux’ sont en fait au centre de l’histoire. Ils n’en sont peut-être pas conscients, mais c’est à travers eux que les choses ont pu se passer. On ne peut pas avoir un génocide, faire disparaîtr­e des milliers de gens ni établir une dictature sans la complicité d’une société. De la même manière, j’ai situé le film dans les moments précédant l’établissem­ent de la dictature parce qu’on admet rarement que toute la parade répressive était déjà active deux ans avant le déclenchem­ent de la dictature en 1976 ; admettre ça, c’est mêler le troisième gouverneme­nt péroniste. Mais avec Isabel Perón, une machine répressive s’était déjà mise en place. Il y a eu plus de 2 000 morts dans cette période de ‘démocratie’. Je pense qu’il faut parler de ça, encore une fois pour montrer qu’un coup d’état ne naît pas du jour au lendemain comme si c’était un ovni qui arrivait de l’espace. D’autant qu’en Argentine, on assiste actuelleme­nt, comme dans beaucoup de pays de la région, au retour de la droite dure.

Existe-t-il des relents révisionni­stes au sein du gouverneme­nt argentin actuel? Absolument. Le ministre de la Culture de la ville de Buenos Aires a dit dans une émission de radio qu’il n’y avait pas eu des dizaines de milliers de disparus, mais plutôt ‘quelquesun­s’. Plus largement, il y a des voix révisionni­stes au sein du gouverneme­nt qui commencent à dire: ‘En fait, ils étaient peutêtre 3 000.’ Ils disent que la gauche exagère la quantité de disparus pour toucher des subvention­s reversées aux familles. C’est un sujet préoccupan­t. La réalité, c’est qu’il y en a eu 30 000.

Le président actuel, Mauricio Macri, souhaite octroyer plus de pouvoir à l’armée. Qu’en pensez-vous? Macri a donné le droit aux forces armées d’agir contre le trafic de drogue, mais il y a eu une grande réponse de la part de la société civile, du monde culturel et de beaucoup de politicien­s de l’opposition, et il a dû reculer. Je suis fier de ça. Une grande partie de la société argentine pense que les forces armées doivent exister pour un éventuel conflit avec un tiers, mais qu’elles ne doivent jamais agir dans le théâtre intérieur. On ne veut plus jamais voir de militaires dans la rue.

Pendant la dictature, votre famille a fui l’argentine pour la France. Aujourd’hui, les conditions d’accueil des réfugiés dans les pays occidentau­x se durcissent. Quel est votre sentiment à ce propos? Cela me touche, évidemment, parce que ma famille n’aurait pas pu être sauvée sans la grande générosité de la France, qui l’a accueillie à la fin des années 70. Mes aînés ont pu se regrouper en France pour continuer à exister, tout simplement. Je me demande si aujourd’hui, le même scénario peut arriver. Je ne pense pas. Le droit d’asile n’est plus. Ce qui est horrible également, c’est de voir que les pays les plus riches peuvent désormais acheter la dignité d’autres pays, comme c’est le cas entre l’europe et la Turquie. L’europe achète de la Turquie sa dignité de pays d’asile pour la transforme­r en une sorte de base arrière, et les États-unis font pareil avec le Mexique. On est dans un monde qui fait penser à un film de John Carpenter.

Voir: Rojo, de Benjamin Naishtat, en salle le 3 juillet

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