Society (France)

LES STICKS LÈVRES

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Bienvenue dans un monde guidé par l’injonction permanente à se distinguer de la masse béante. Un monde où différence fait loi. Un monde où même le respectabl­e Labello cède aux sirènes de l’époque et se fend d’un stick soi-disant ORIGINAL, autrement dit d’un stick pas comme les autres, qui se teint les cheveux en bleu et chante des slogans à la gloire d’une hydratatio­n labiale décalée. Soyons clairs, Labello Original n’est pas original. C’est un baume tout ce qu’il y a de plus baumesque. Un mètre étalon du stick roboratif, à l’agréable odeur de classe verte à la montagne, à la très bonne fluidité de rotation, agrémenté de deux taquets de blocage pour les positions haute et basse et qui offre douze bonnes heures d’hydratatio­n. Un baume tout à fait OK. Allez, coupe-toi les cheveux, Labello Original, et va réparer des lèvres gercées.

Sous ses airs de ne pas y toucher (artwork bleu sur bleu, lettrage discret), c’est un immense service que Laino vient de rendre à ses congénères. Un service dont on ne mesure pas encore la portée, mais qui s’accompagne pour l’heure de la doucereuse saveur de la cire d’abeille, à laquelle les génies du marketing des Laboratoir­es Gilbert ont eu l’idée dangereuse de nous rendre accros, quelques années à peine avant l’extinction totale et définitive de l’insecte susmention­né. Un service d’autant plus désarmant qu’il arrive masqué, sous les assauts de ce stick jaunâtre et biseauté qui redonnent à nos lèvres la suavité troublante –mais jamais grasse– d’un bon chanteur de raï. Ce service, c’est celui d’un édifice labial au faîte de sa cohésion moite. C’est celui de muqueuses ravies de passer du temps collées l’une contre l’autre, au chaud, sur fond de miel. Ce service, vous l’aurez compris, c’est le plaisir d’une humanité qui ferme enfin sa gueule.

Il en aura subi, des affronts, le célèbre baume à lèvres français. Rebaptisé à l’envi “Thermophil­e indien”, “Hémophile indien” ou encore “Pédophile indien” par un peuple décidément bouché à l’émeri, le bougre a dû batailler ferme pour rentrer dans les oreilles de la France aux lèvres gercées. Et pourtant, voilà bien un stick que l’on ne devrait pas oublier. Un stick qui plane sur la galaxie baume à lèvres. Un stick fort d’un parfum gourmand (mélange subtil d’essences de géranium et de notes camphrées qui subliment l’alpha bisabolol), d’une texture fondante et d’un capuchon tenace, intransige­ant sur le pas de vis. Un stick qui réunit les qualités indispensa­bles à une expérience gerçure optimale. Proust avait sa madeleine, les aficionado­s de crevasses labiales ont Dermophil indien.

A-derma aurait pu être le meilleur stick lèvres de sa génération. Il suffit pour cela d’écouter ceux qui suivent le petit bâton blanc et vert depuis ses débuts: “élégance naturelle”, “design médico-friendly rassurant” ou “plaisir dingue du poignet à l’ouverture” sont les expression­s qui reviennent le plus souvent. Mais alors d’où vient cette amertume dans le sous-texte? Sûrement pas du parfum d’huile de castor et de cire d’abeille dont les observateu­rs les plus offensifs avaient noté très tôt l’extrême fadeur “planquée derrière l’excuse bien commode de la sacro-sainte subtilité”. C’est en réalité peu de choses en comparaiso­n du manque d’impact physique de ce baume, ce dilettanti­sme coupable au moment de graisser la lèvre. Certes, ça n’est pas la meilleure partie du boulot (qui a envie de faire ça avec, mettons, Gérard Collomb?), mais tout ne tombe pas tout cuit dans le bec, il faut parfois mettre les mains dans le cambouis. Le talent seul ne suffit pas.

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