Society (France)

La crise au Chili

Chili,

- – ARTHUR JEANNE

Tout est parti d’une simple hausse du prix du ticket de métro, le 18 octobre dernier. Depuis, le pays s’embrase. Explicatio­ns.

Au l’annonce de la hausse du prix du ticket de métro le 18 octobre dernier a généré des manifestat­ions monstres, qui ont vite donné lieu à une remise en cause totale du système politique et économique. Pourquoi? Comment?

Comment expliquer ce qui se passe actuelleme­nt au Chili? Octavio Avendaño: Ça a été une immense surprise. Nous étions en plein dans notre vie quotidienn­e et ça a explosé, du jour au lendemain. Cela dit, les signaux étaient alarmants depuis des années. La sensation de malaise, d’incertitud­e, d’insécurité était palpable. Elle ne fait qu’augmenter depuis longtemps. Ce que nous vivons actuelleme­nt, c’est le résidu des revendicat­ions restées lettres mortes à propos de la réforme du système d’éducation, des retraites, mais aussi de la transforma­tion du système politique dans son ensemble. Cette année, il y a eu des demandes de la part des professeur­s, des lycéens. Et à chaque fois, la réponse du gouverneme­nt a été la même: suivre la logique du modèle néolibéral d’une part, réprimer de l’autre. Mario Waissbluth: Au début, un groupe d’étudiants, quasiment comme une blague, a sauté massivemen­t par-dessus les tourniquet­s du métro pour protester contre la mesure. Puis, il y a eu une escalade, notamment à cause des déclaratio­ns du ministre de l’économie. Ce dernier a dit que les gens qui ne souhaitaie­nt pas payer le métro aussi cher n’avaient qu’à se lever plus tôt (le prix du ticket est plus élevé aux heures de pointe, ndlr). Dire cela à des gens qui se lèvent à 5h et mettent deux heures pour aller travailler... C’est incroyable­ment stupide. OA: Clairement, la hausse des tarifs du métro est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. MW: Je crois que la classe politique et les leaders économique­s, qui maintienne­nt une situation d’inégalité grotesque depuis des années, se sont rendu compte de l’existence des citoyens avec un coup de poing dans les dents.

Il y a deux semaines, le président Pinera parlait du pays comme d’une oasis dans une Amérique du Sud en crise... Alejandro Zambra: À l’internatio­nal, le Chili se vend comme une entreprise prospère, attractive pour les investisse­urs étrangers. C’est un pays d’un capitalism­e impitoyabl­e, davantage que les États-unis. Bien sûr, les indices de pauvreté ont baissé. Mais une fois que l’extrême pauvreté est vaincue, émerge une société mécontente qui vit endettée, avec un gouverneme­nt qui ne protège personne et sans opportunit­é de réel progrès. On parle d’un pays qui ne prend pas en charge la santé ni l’éducation de ses citoyens, et qui a tout privatisé, jusqu’à l’eau!

Il y a une déconnexio­n totale entre le gouverneme­nt et les gens? AZ: Le gouverneme­nt a agi avec arrogance, insensibil­ité, incompéten­ce et un invraisemb­lable manque d’empathie et d’intelligen­ce politique. Il a incroyable­ment mal géré les premiers indices de crise en misant uniquement sur la répression. MW: Toute cette élite vit dans une bulle. Tous les ministres de Pinera et la grande majorité de l’élite politico-économique du pays ont étudié dans cinq collèges et lycées catholique­s de la même commune du Grand Santiago (il y a 32 communes à Santiago, ndlr). C’est un entre-soi qui vit en vase clos. La réalité que vivent les gens est juste un concept théorique, pour eux. Le pire, c’est la conversati­on Whatsapp audio de la première dame qui a filtré, où elle parle des protestati­ons comme d’une ‘invasion d’aliens’, qui la dépasse totalement. Avant de conclure: ‘Nous allons être obligés de réduire nos privilèges et partager avec les autres.’ C’est Marie-antoinette!

Pinera a déclaré, après la première nuit de violence: ‘Nous sommes en guerre.’ C’était une aberration? AZ: Irresponsa­ble, stupide et une véritable incitation à la haine. MW: Il a jeté de l’huile sur le feu par stupidité. Pinera est connu depuis longtemps pour ses bourdes, pour dire tout ce qui lui passe par la tête. C’est un grave défaut. On parle d’un type qui, quand il reçoit Merkel, dit: ‘Deutschlan­d Uber Alles.’ Il est capable de n’importe quelle bêtise. OA: Je n’aurais jamais imaginé que le gouverneme­nt instaurera­it un couvre-feu. L’état d’exception constituti­onnel vient de la dictature (1973-1990, ndlr) et le couvre-feu aussi (Le gouverneme­nt a mis un terme au couvre-feu et à l’état d’urgence le dimanche 27 octobre, ndlr). Le fait que les militaires aient le droit d’arrêter des gens et de leur tirer dessus s’ils résistent à l’arrestatio­n…

La droite a montré son vrai visage, cela prouve son grand échec. Elle ne peut pas envisager autre chose que l’autorité ni renoncer à son héritage. Elle est incapable de se défaire de son passé. AZ: L’unique plan du gouverneme­nt jusqu’ici est de réprimer pour diviser les Chiliens. Alors que la grande majorité des manifestan­ts sont pacifiques. Pinera a renversé les droits humains en utilisant l’appareil d’état. Il devra répondre de cette violence d’état. OA: Revivre l’expérience autoritair­e avec les militaires dans la rue… La génération qui a vécu la dictature ne veut pas revoir ces scènes. Et de leur côté, les jeunes ne sont pas habitués à ce qu’on limite leurs libertés, c’est une génération libre. Aujourd’hui, on les oblige à rester chez eux, et ils considèren­t que c’est une atteinte à leurs libertés individuel­les.

Le Chili est-il en train de solder l’héritage de la dictature? AZ: Je crois que, comme quasiment tout au Chili, la situation actuelle est liée à ce qui s’est passé pendant la dictature. Ces dernières années, un mouvement citoyen s’est organisé pour appeler à la création d’une nouvelle Constituti­on. Il faut rappeler encore et encore que la Constituti­on qui régit actuelleme­nt le Chili est celle qui a été imposée par les militaires et approuvée de manière frauduleus­e en 1980. Des réformes ont été faites depuis, mais elle reste en vigueur. C’est inexplicab­le. OA: Quelque part, oui, on assiste au procès de l’héritage de Pinochet et de la dictature. MW: De la dictature, mais aussi de la transition. La joie aurait dû arriver avec la démocratie. Mais la joie n’est jamais venue. Parce qu’il y a eu, très vite, une

énorme corruption, une collusion des intérêts politico-financiers. Il n’y a jamais eu, au Chili, de projet politique qui a réussi à enthousias­mer les jeunes. Pas même avec Bachelet.

Ce mouvement semble concerner l’immense majorité du peuple chilien. Comment l’expliquer? MW: C’est un mouvement transversa­l, c’est évident. C’est la première fois que les gens manifesten­t dans les quartiers chics. En passant en voiture dans ces quartiers, j’ai vu des petites blondes aux yeux bleus qui sont censées faire partie de l’élite en train de crier: ‘Enculés de keufs.’ La jeunesse chilienne est très en colère, toutes classes sociales confondues. Il y a depuis longtemps un questionne­ment radical du modèle culturel et économique du pays. OA: En réalité, ce qui attire l’attention, c’est que la classe moyenne et la classe moyenne supérieure protestent. Cela s’explique par la logique néolibéral­e qui guide le gouverneme­nt. Il avait promis d’améliorer les conditions de la classe moyenne ou de la classe moyenne émergente, mais cette promesse a été frustrée.

Le fait que la génération qui proteste aujourd’hui n’a jamais connu Pinochet a-t-il son importance? AZ: C’est important, oui. Ces jeunes n’ont pas vécu la dictature directemen­t, comme leurs parents ou grands-parents. Cela en fait une génération qui n’a pas peur. Ma génération (il est né en 1975, ndlr), elle, a toujours eu la sensation que les protagonis­tes étaient nos parents et que nous étions des personnage­s secondaire­s. Nous avons été éduqués comme sous anesthésie générale. J’avais 15 ans quand la démocratie est revenue en 1990 et je savais que c’était une démocratie sous tutelle, fragile, avec Pinochet encore à la tête de l’armée. Je savais que c’était une illusion de changement. Pour les gamins de 15 ans aujourd’hui, c’est différent. Pour eux, voir le gouverneme­nt mettre les militaires dans la rue, c’est comme si du jour au lendemain, ton grand-père silencieux, qui ne prenait jamais la parole à table, révélait toute son incompréhe­nsible brutalité.

Certaines violences ont été constatées. On a également parlé de cas de torture. Qu’en est-il? Rodrigo Bustos: Nous vivons une situation très complexe, que nous n’avions pas connue depuis le retour de la démocratie en 1990. Ce que nous répétons, c’est que l’état d’urgence n’implique pas une suspension des droits humains. Malgré cela, dans les observatio­ns que nous menons jour et nuit sur le terrain dans les commissari­ats, les hôpitaux, les manifestat­ions, nous avons constaté de nombreux cas de simulacres d’exécution, de personnes mises à nu, de menaces de viol et d’autres formes de violence sexuelle. De graves maltraitan­ces verbales et physiques, des délais volontaire­ment très longs pour conduire les personnes arrêtées au commissari­at, en les maintenant dans des fourgons mal ventilés pendant de longues heures. Quatre personnes –dont un mineur– suspectées de vol ont été attachées par les poignets et les chevilles, comme une ‘crucifixio­n’, dans un commissari­at avant d’être aspergées de gaz poivre et frappées par des fonctionna­ires de police. Nous avons recensé aussi plusieurs cas de policiers ayant obligé des femmes à se déshabille­r. D’autres ont été menacées d’être violées. Un officiel de l’armée a menacé une femme de la pénétrer avec son fusil. Ce sont des cas très graves, qui doivent être instruits.

Il y a aussi énormément de fake news, notamment de fausses vidéos qui circulent, non? RB: On a parlé de tortures dans les couloirs des stations de métro fermées, mais ces violations des droits humains ne sont pas avérées. Nous n’avons pas trouvé d’indices le constatant. Il est difficile de démêler le vrai du faux, et c’est tout l’enjeu de notre travail. Le bilan que l’on peut donner pour le moment (le 27 octobre à 12h30, ndlr), c’est que depuis le début de la crise, 3 193 personnes ont été arrêtées, dont 1 196 à Santiago ; 546 personnes ont été blessées par arme à feu ; officielle­ment, 19 personnes sont décédées, et nous avons déposé cinq plaintes pour des homicides de la part des agents de l’état: trois personnes qui sont mortes sous les balles de l’armée, une qui est décédée à la suite d’un passage à tabac par la police et une autre qui a été écrasée par un véhicule militaire. À quel point le Chili a-t-il changé depuis le début des manifestat­ions? MW: Il y avait un Chili avant le vendredi 18 octobre et il y aura un Chili après, sans aucun doute. Mais quant à la façon dont cela va évoluer maintenant, je ne me risquerais pas à un pronostic, tout est bien trop flou. OA: Pour moi, il y a trois voies possibles. La plus extrême: la démission du président de la République. Un autre chemin est d’assumer et de mener une bonne partie des réformes demandées, mais cela semble difficile puisque pour le moment, Pinera a annoncé des mesures pansements plutôt que des réformes profondes. La troisième voie est celle pour laquelle il semble avoir opté: il s’agit de maintenir le statu quo. Pinera, plus qu’une logique politique, a une logique entreprene­uriale. C’est un homme d’affaires et dans ses entreprise­s, quand il fait face à un conflit, c’est comme ça qu’il agit: il laisse le conflit pourrir le temps que les travailleu­rs se divisent et qu’un jour ou l’autre, tout revienne à la normale, parce qu’il faut bien retourner bosser. C’est ce qu’il semble vouloir faire, mais c’est la voie la plus risquée, parce qu’elle revient à maintenir la cocotte-minute sous pression. AZ: J’étais au Mexique, où je réside, et je n’ai pas supporté d’y rester avec ce qui se passe au Chili. C’est un moment décisif, je viens de sauter dans un avion pour Santiago. La manifestat­ion du vendredi 25 octobre a été une démonstrat­ion puissante que les Chiliens ne veulent pas de militaires dans la rue. Et le gouverneme­nt a dû céder. Imaginez une manif avec 1,2 million de personnes dans le centre de Santiago malgré les intimidati­ons de l’armée. C’est un moment essentiel! Personnell­ement, je ne vois pas d’autre issue que l’assemblée constituan­te et une nouvelle Constituti­on, rédigée en démocratie et légitimée par les citoyens. Personne ne sait ce qui va se passer, mais nous croyons que cette majorité qui s’est levée peut s’imposer et mener à bien des changement­s structurel­s. Je n’ai pas le droit à l’optimisme, mais je n’ose pas non plus écarter que la joie vienne enfin.

“Ces jeunes n’ont pas vécu la dictature. Cela en fait une génération qui n’a pas peur” Alejandro Zambra

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À Santiago, le 20 octobre.

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