Society (France)

Chelsea girl

L’analyste Bradley Manning a passé sept ans en prison après avoir divulgué 750000 documents secrets de l’armée américaine. Devenue Chelsea Manning, la lanceuse d’alerte a été libérée en 2017, graciée par Barack Obama. Le réalisateu­r Tim Travers Hawkins a

- – ANTHONY MANSUY

Bradley Manning a passé sept ans en prison pour avoir divulgué 750 000 documents secrets de l’armée américaine. Le réalisateu­r Tim Travers Hawkins a suivi le retour dans la société de celui qui, au passage, est devenu Chelsea Manning.

Comment avez-vous rencontré Chelsea Manning? En 2015, je travaillai­s sur un projet nommé Unfilmable­s. L’idée était de raconter des histoires d’activistes obligés de se cacher, de rester anonymes ou carrément enfermés derrière les verrous. Des gens rendus invisibles par leurs choix politiques. Je connaissai­s l’histoire de Chelsea Manning, je savais qu’elle était en isolement dans une prison militaire. Je lui ai écrit une lettre, elle m’a répondu, et c’est vite devenu une sorte d’amitié, puis une relation de travail. On ne pouvait pas la filmer ni enregistre­r sa voix, alors elle a proposé de m’envoyer son journal intime de façon à ce que l’on puisse engager un acteur pour le lire. Très vite, j’ai compris qu’elle n’avait pas eu l’occasion de raconter sa version des faits. Et alors, j’ai décidé de faire le film sur elle, même si à l’époque, je ne pensais pas que l’on pourrait la filmer en chair et en os.

Pourquoi a-t-elle accepté d’être suivie par une caméra après sept années d’incarcérat­ion? Elle a souffert du fait que son histoire, dès le départ, a toujours été racontée par des institutio­ns plus ou moins hostiles à sa personne. Pendant son procès, elle ne faisait que répondre aux questions. En quelque sorte, elle a été muselée. Je crois que pour elle, il s’agissait de s’exprimer, de représente­r son histoire de la manière la plus authentiqu­e possible.

Comment gagne-t-on, et conserve-t-on, sa confiance? Ce n’est pas quelque chose que l’on gagne une bonne fois pour toutes, il y a eu des flux et des reflux. Je crois que les conditions de sa remise en liberté l’ont profondéme­nt altérée. Au début du film, on la sent plus tendre, accueillan­te, mais très rapidement, quand elle découvre le monde des réseaux sociaux, les journalist­es, l’image que lui renvoie le monde, elle s’endurcit.

Pourquoi mène-t-elle ce combat, selon vous? Je dis souvent que Chelsea est une sorte d’icône punk. Elle a cet instinct pur, qui se transforme en action directe contre ce qu’elle estime injuste. Elle ne ressent pas le besoin de tout planifier, de penser chaque détail de ses actions. Quand elle sort de prison, on voit bien qu’elle a le désir de continuer à agir, de changer les choses. Et parfois, cela l’amène dans la mauvaise direction.

Après sa libération, Chelsea Manning a pris un peu de temps loin de la sphère publique. Son retour face aux caméras s’est effectué après la tuerie de Charlottes­ville, où un suprémacis­te blanc a foncé avec sa voiture sur des manifestan­ts antifascis­tes. Pourquoi cet événement en particulie­r? Tout de suite, Chelsea s’est retrouvée empêtrée dans ce que l’on appelait, aux États-unis, la ‘guerre culturelle’. En même temps que la montée en puissance politique de Trump, on a assisté à l’émergence, surtout en ligne, d’une constellat­ion hétérogène, l’alt-right, constituée surtout d’hommes, jeunes, de droite ultraradic­ale. Après sa libération, Chelsea s’est inscrite sur Twitter, l’un de leurs terrains de jeu préférés. Elle a été prise à partie tout de suite par ces types. Je pense qu’elle a instinctiv­ement réagi très fort à Charlottes­ville parce que son identité trans, et le fait d’avoir révélé des documents secrets de l’armée américaine, font d’elle une bête noire de choix pour l’alt-right. Il s’agit pour eux d’une traîtresse à la patrie et d’une déviante.

Ce qui finit, quelques mois plus tard, par se retourner contre elle... Par la suite, effectivem­ent, elle a fait une grosse erreur tactique en assistant à un événement organisé par l’alt-right, ou plutôt en essayant de l’infiltrer. Elle pensait qu’en allant là-bas, elle pourrait les mettre face à leurs contradict­ions, exposer leurs vices et utiliser ça pour démonter leur rhétorique. Sauf qu’ils ne sont pas si bêtes que ça. Au contraire. Dès qu’ils l’ont vue arriver, ils ont vu que c’était pour eux l’occasion de dire: ‘Vous voyez, on est parfaiteme­nt à l’aise à l’idée de l’accueillir à notre soirée, on est des gens tolérants, contrairem­ent aux gens de gauche.’ Puis ils ont posté des photos sur Twitter. Et ça a partiellem­ent marché, puisque beaucoup de gens ‘de gauche’ ont décidé de tourner le dos à Chelsea.

Pourquoi faire autant cas de la réaction des gens sur Twitter? Elle a envisagé de se suicider après ça, et a posté une photo d’elle au bord d’une corniche avec, comme message: ‘I’m sorry.’ On voit bien dans le film à quel point, après son incarcérat­ion, Twitter est devenu pour elle une source de bonheur. Ça lui a permis de s’affirmer. Il faut se rappeler que la vie de Chelsea était instable depuis le départ, elle n’a rien pu construire, ni amitiés, ni relations de famille, ni relations de travail, alors on peut comprendre le rôle qu’a joué Twitter lorsqu’il lui a fallu trouver une place après sa libération. En un sens, pour elle, après cette soirée de l’alt-right, c’était comme voir sa famille la prendre en grippe.

Voir: XY Chelsea, de Tim Travers Hawkins, en salle

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