Society (France)

Monty pythons

- PAR EMMANUELLE ANDREANI, EN FLORIDE / PHOTOS: ROSE MARIE CROMWELL POUR SOCIETY

Drôle de phénomène: depuis quelques années, des serpents énormes, les pythons d’asie du Sud-est, envahissen­t la nature sauvage de Floride, mettant en péril la faune et la flore locales. Heureuseme­nt, les chasseurs sont là.

Drôle de phénomène: depuis quelques années, des serpents énormes, les pythons d’asie du Sud-est, envahissen­t la nature sauvage de Floride, mettant en péril la faune et la flore locales. Pour endiguer la menace, les autorités américaine­s forment des chasseurs indépendan­ts. Lesquels sortent la nuit affronter le monstre pendant que leurs concitoyen­s dorment à poings fermés.

Chhhhhhuuu­uttt…” Tom Rahill appuie doucement sur le frein avec le pied. Il enlève sa ceinture, ouvre la portière et bondit dans la nuit. Dehors, l’air est moite. Un marécage, sombre et inquiétant, gît en bas de la route. Sa lampe frontale allumée, Tom Rahill contourne le véhicule d’un pas léger, s’accroupit et reste immobile pendant quelques secondes. Soudain, on le voit s’élancer, s’enfoncer dans les hautes herbes, de la boue jusqu’aux genoux, puis se jeter sur un arbre aux branches noueuses. “Je l’ai eu! Ah! Ah! Ouais!” Quand il remonte, il tient dans la main un petit iguane, d’un vert très vif, presque fluorescen­t. Le reptile, qu’il éclaire avec sa lampe, a l’air apeuré et parfaiteme­nt inoffensif. “Satanés lézards… Il est mignon, hein? C’est un bébé. Quel dommage…” Le petit animal, explique-t-il, appartient à une espèce invasive qui perturbe dangereuse­ment l’écosystème local: “Il est mignon, mais la vérité, c’est qu’il n’a rien à faire ici. Comme les pythons de Birmanie, c’est un envahisseu­r.” Tom se dirige vers l’arrière de son véhicule et place le reptile dans une boîte avec des petits trous, qui permettent à l’oxygène de passer. Puis, il crie dans la nuit: “Tremblez, les pythons! Où que vous soyez, ce soir, on est venus vous chercher!” Il redémarre la voiture en trombe et entonne un refrain: “Big snakes, big snakes, laying in the ground / Eating all of them critter / Don’t know if they’re around (Gros serpents, gros serpents, rampant sur la terre / Mangeant toutes ces créatures / On ne sait pas si vous êtes là, ndlr).”

Pour tromper l’ennui quand il est en mission, Tom invente des chansons, qu’il fredonne sur des airs de country en scrutant attentivem­ent le paysage qui déroule: des kilomètres et des kilomètres de marécages et de mangrove, qui forment le parc national des Everglades, en Floride. Chapeau de cow-boy, chemise de ranger, épaisse barbe rousse, Tom Rahill, 62 ans, est ingénieur en télécoms la journée et chasseur de pythons birmans géants la nuit. “Tom, c’est vraiment le meilleur d’entre nous, commente Leo, un ancien GI qui l’accompagne ce soir-là. La dernière fois, on discutait, il a arrêté la voiture d’un coup et m’a dit: ‘Tu entends ce bruit? Ça, c’est une grenouille en train de se faire bouffer par un python.’ Je pensais qu’il se moquait de moi. On est descendus, et il avait raison: derrière un talus, on a découvert un python en train de dévorer une grenouille. Il l’a chopé. Il est trop fort.” Confrontée­s à une proliférat­ion de ces serpents venus d’asie du Sud-est et aux ravages qu’ils causent à ces parcs naturels protégés, les autorités locales ont formé des centaines de particulie­rs, comme Tom et Leo, à la chasse au python. “On travaille avec eux depuis dix ans, explique Mike Kirkland, biologiste et chef du programme d’éradicatio­n des pythons créé par le South Florida Water Management District (SFWMD), qui gère une partie du parc des Everglades. Mais on a décidé d’institutio­nnaliser vraiment le système en 2017, après la diffusion d’une vidéo dans laquelle on voit un alligator se faire étrangler par un de ces serpents. Des images terribles…” Disponible­s sur Youtube, vues près de deux millions de fois, ces images montrent la bataille épique entre les deux animaux, qui s’achève par la mort de l’alligator, asphyxié par son prédateur. Cette année encore, Mike Kirkland cherche 25 nouveaux contractor­s (des chasseurs indépendan­ts) pour tenter d’éradiquer le phénomène, qui ne cesse de s’aggraver.

Personne ne sait vraiment quand cela a commencé. Le premier python a été vu dans les Everglades en 1979, puis plus rien jusqu’aux années 90. “Ce qui est sûr, c’est que ces serpents originaire­s d’asie du Sud-est ont d’abord été amenés ici par des gens qui les prenaient comme animaux domestique­s”, décrypte Mike Kirkland. Selon les données fédérales américaine­s, près de 99 000 pythons birmans ont été importés aux États-unis entre 1999 et 2006. “On pense que beaucoup de ces gens s’en sont ensuite débarrassé­s en les lâchant dans la nature.” Un geste irresponsa­ble, mais compréhens­ible: un python adulte est un animal encombrant, qui peut atteindre la taille de 5,50 mètres de long et peser jusqu’à 50 kilos. Une autre théorie veut qu’un grand nombre de pythons aient été accidentel­lement libérés lors du passage de l’ouragan Andrew, en 1992. “Si dans la plupart des États, ceux qui sont relâchés n’ont aucune chance de passer l’hiver, ici, les pythons bénéficien­t d’un environnem­ent parfaiteme­nt adapté à leurs besoins”, poursuit Kirkland. La Floride: un climat subtropica­l, une végétation adéquate et de la nourriture en abondance –lapins, rats de campagne, ratons laveurs, opossums, renards. Certaines études font état d’une diminution de 90 à 100% de la population de ces espèces depuis quelques années à cause des reptiles. D’après l’université de l’alabama, un python met cinq à sept ans pour atteindre la taille de quatre mètres de long, et pour y arriver, il doit avoir ingurgité l’équivalent de cinq alligators, six hérons bleus, huit ibis, cinq poules d’eau, un raton laveur, un opossum, 72 souris, 30 rats, dix écureuils et quinze lapins… “À cause d’eux, c’est toute la chaîne alimentair­e qui est perturbée”, martèle le scientifiq­ue. Le problème semble d’autant plus inextricab­le que les pythons sont particuliè­rement résistants –ils peuvent passer deux ans sans se nourrir–, difficiles à repérer, et donc à chasser, et qu’ils sont capables de parcourir

Pour atteindre la taille de quatre mètres de long, un python doit ingurgiter l’équivalent de cinq alligators, six hérons bleus, huit ibis, cinq poules d’eau, un raton laveur, un opossum, 72 souris, 30 rats, dix écureuils et quinze lapins… “À cause d’eux, c’est toute la chaîne alimentair­e qui est perturbée”

des centaines de kilomètres. Dernier point, ils se reproduise­nt beaucoup, une femelle pouvant porter 100 oeufs à la fois. Il n’existe aucune estimation précise sur leur nombre dans les Everglades: les chiffres varient entre plusieurs milliers et plusieurs centaines de milliers. Le sujet est en tout cas pris très au sérieux par les autorités locales, qui ont investi des millions de dollars en formation de chasseurs, pose de capteurs GPS sur les mâles pour aller débusquer les femelles en gestation, manipulati­on de phéromones pour les piéger, utilisatio­n de drones…

À mains nues dans la mangrove

Avec 800 pythons capturés depuis 2008 au compteur, Tom Rahill est sans aucun doute l’un des chasseurs les plus adroits et les plus expériment­és de toute la Floride. Pourtant, il ne sort pas toujours indemne de ses expédition­s: aujourd’hui, ses avant-bras présentent des traces de morsure et des coupures, qui semblent encore fraîches. “Voilà ce qui arrive quand on se retrouve tout seul face à un python en pleine nuit, raconte-t-il, hilare. Et qu’il faut se bagarrer avec lui, dans l’eau, pendant 20 minutes!” L’épisode, qu’il raconte avec une évidente gourmandis­e, a eu lieu l’avant-veille, vers 3h30. Cette nuit-là, il repère une forme blanche qui bouge sur la rive. Tom explique que c’est la première chose qu’il faut chercher, quand on chasse le python: cette paroi blanche luisante qui correspond au dessous de l’animal, “à son ventre, si vous voulez. On la voit quand ils lèvent la tête et se tiennent en alerte. Sinon, vous n’avez aucune chance, leur dos est trop bien camouflé”. Il a évidemment gagné la bataille qui a suivi. “Je lui ai marché dessus pour remonter jusqu’à la tête. Et il était interminab­le! Finalement, j’ai enlevé ma ceinture, j’ai entouré le serpent et j’ai serré là où il y a le coeur –c’est un capitaine des pompiers, un excellent chasseur de pythons, qui m’a appris cette technique, ça permet de les asphyxier.” Pour le prouver, il demande: “Vous voulez le voir?” En 48 heures, il n’a pas encore eu le temps de déposer son python dans les locaux du SFWMD, où il devra être euthanasié: cela fait donc deux jours que l’animal est à l’arrière du pick-up dans une énorme boîte noire, percée elle aussi, qui ressemble à une glacière. Il la soulève péniblemen­t, la pose par terre, l’ouvre, et plonge la main dans un énorme sac en toile, qui se met à bouger dans tous les sens. Il extirpe le serpent en s’y prenant à deux mains. La bête jette la tête en arrière en poussant un gros sifflement, se lance vers lui la gueule ouverte, laissant voir des crocs pointus. “Les morsures font mal, mais ce n’est rien, le python n’a pas de venin, explique calmement le chasseur. Il faut juste faire attention aux infections.” Le serpent se débat encore un peu, essaie par tous les moyens de s’enrouler autour de ses jambes –on dirait un puissant tentacule brillant dans la nuit. “C’est comme ça qu’ils tuent leurs proies: en les serrant très fort et en les étouffant, avant de les dévorer.” Leo l’aide à poser la bête sur ses épaules, comme une écharpe, ou un trophée. “C’est une femelle qui a mis bas il n’y a pas longtemps. Ça se voit parce que son ventre est concave.” Le reptile mesure 5,30 mètres, un record, et Tom a fait le calcul: cette capture lui rapportera 390 dollars. Les chasseurs agréés par les autorités reçoivent en effet 50 dollars par serpent de 1,20 mètre, avec un bonus de 25 dollars tous les 30 centimètre­s supplément­aires.

“Beaucoup de gens ici font ça pour l’argent, mais ce n’est pas mon cas, souligne-t-il. Pendant des années, j’ai même refusé d’être payé.” Mais ses expédition­s engagent des frais: essence, réparation­s du véhicule, équipement… “Je mets près de 30 000 dollars par an dans cette histoire, donc finalement ces récompense­s me permettent d’en récupérer au moins une partie.”

Il vient ici trois fois par semaine. Au début, c’était cinq, parfois plus. “Je n’étais pas bien. C’est ce qui m’a permis de m’en sortir.” Tout en remontant dans le 4x4, il se met à raconter son histoire, celle d’une vie typiquemen­t américaine: un passé de hippie en Californie, une traversée à pied du pays jusqu’en Floride, un mariage, des enfants, puis sa femme qui déménage à l’autre bout de l’état avec leurs deux adolescent­s, à Tampa, à quatre heures de route, parce qu’elle a trouvé du travail comme professeur­e. L’ingénieur se retrouve seul et triste dans un pavillon de banlieue ordinaire de Fort Lauderdale, au nord de Miami, et la routine lui pèse de plus en plus. Or Tom, explique-t-il avec ferveur, est un “homme de foi”, un chrétien, “born again”. Et quand il a vent de cette invasion de pythons en 2008, c’est comme s’il entendait parler le Seigneur. “Je crois que c’est lui qui m’a guidé ici, vraiment, pour me permettre d’affronter ma peine. Quand je suis ici, dans le noir, en train de traquer des serpents, je ne pense plus à ma femme qui me manque, à mon boulot. Je me sens utile, je me sens fort.” En 2009, il se met en tête de faire venir des vétérans chasser le python avec lui, comme une sorte de thérapie pour lutter contre le syndrome de stress post-traumatiqu­e. “Je me suis dit que ces gens qui reviennent avec toutes ces compétence­s qu’ils perdent peu à peu dans la vie civile… Je veux dire, ils sont très entraînés, fiers et forts, et maintenant ils remplissen­t des rayons dans un supermarch­é.” Tom et Léo portent une chemise beige kaki, avec un écusson sur lequel est inscrit le chiffre 22. “C’est un hommage, expliquent-ils. Parce qu’il y a 22 suicides de vétéran par jour dans ce pays.” En tout, Tom a convaincu une centaine d’ex-soldats. En juillet dernier, il a été la star de Returning the Favor, une émission télévisée de grande écoute qui met en scène des Américains “faisant du bien à la communauté” et dont le principe est de les “rétribuer pour les services rendus”. À la fin, il a reçu un chèque XXL de 10 000 dollars et un pick-up flambant neuf. On l’a remercié pour tout ce qu’il fait pour les vétérans. C’était le jour de la Saint-valentin: sa femme, ses enfants et son petit-fils sont sortis de la voiture en guise de surprise. Tom s’est effondré en sanglots devant la caméra. “J’ai l’air d’un dur mais en fait, je suis très à l’écoute de mes émotions, je n’ai aucun problème avec le fait de pleurer.”

De l’irak au bayou

Les heures passent, il continue de rouler, vitres baissées, la végétation éclairée par sa lampe torche et celle de Leo, qui fait le voyage sur le toit. Mais il n’y a rien. Juste un héron qui passe, puis un hibou, et un petit serpent qui traverse la piste et les oblige à s’arrêter. Ils l’attrapent, l’observent, puis le relâchent –c’est un serpent d’eau, une espèce native, qui doit donc rester là. Peu après, Leo se retourne: “Eh! regardez, là, dans l’eau!” Il braque sa lampe torche vers une mare obscure. On devine deux gros yeux globuleux, puis un corps: un alligator. “Oh, ce n’est rien, il y en a beaucoup, rassure Leo. Le truc, c’est de ne pas se perdre à pied ici. C’est vrai qu’il y a des gens qui se sont fait tuer par des alligators, mais là, on ne risque rien…” Souvent, raconte Leo le lendemain, attablé devant une chope de bière dans un bar à billard, c’est comme ça. “On s’ennuie. Lui, il parle beaucoup, moi j’aime bien l’écouter. Même quand on n’attrape rien, ça me permet de passer une nuit dans la nature et, au moins, je ne suis pas sur mon téléphone.” Leo, 40 ans, a passé quatre années en Irak, entre 2003 et 2006. Après, il a repris ses études, et enseigne aujourd’hui la philosophi­e à l’université. Pour lui, chasser des pythons n’est pas une thérapie, juste une façon de faire quelque chose pour l’environnem­ent. Il se refuse systématiq­uement à tuer les serpents qu’il attrape. “Je déteste ça, j’ai vu assez de souffrance comme ça pendant la guerre.” Certains ici leur tirent dessus directemen­t à l’arme à feu. Comme Tom, Leo préfère les livrer aux autorités, qui s’occupent de les achever sans douleur, en employant plusieurs méthodes, dont la congélatio­n. Leo dit qu’il se sent utile, mais dans le fond, il sait que ces parties de chasse ne changeront rien. “Ces pythons sont beaucoup trop nombreux, et puis je veux dire, vous avez vu l’environnem­ent? Toute cette végétation, cette eau, sur tellement de kilomètres, il y a des endroits qui ne sont même pas cartograph­iés, où l’homme ne s’aventure jamais: le terrain est beaucoup trop hostile pour les humains. On leur fait la guerre, oui, on se bat, mais la vérité, c’est qu’ici, les pythons ont déjà gagné.”

“Quand je suis ici, dans le noir, en train de traquer des serpents, je ne pense plus à ma femme qui me manque, à mon boulot. Je me sens utile, je me sens fort” Tom Rahill

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Les chasseurs agréés reçoivent 50 dollars par serpent de 1,20 mètre. La pesée.
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