Society (France)

Refaire le mur

- PAR PIERRE BOISSON ET JULIEN MÉCHAUSSIE, À BERLIN

Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombait et, avec lui, la guerre froide qui avait séparé l’europe en deux après la Seconde Guerre mondiale. Trente ans plus tard, que reste-t-il de ce moment? Qu’est l’allemagne devenue? Et le rêve de réunificat­ion? Cinq personnes racontent ce moment historique.

Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombait et, avec lui, la guerre froide qui avait séparé l’europe en deux après la Seconde Guerre mondiale. Trente ans plus tard, que reste-t-il de ce moment? Qu’est l’allemagne devenue? Et le rêve de réunificat­ion? Society a donné la parole à cinq personnes liées par ce moment historique et par le souvenir qu’elles en ont gardé: un bout de mur, toujours présent chez elles après trois décennies.

“Je suis née en 1965 et j’ai grandi ici, dans le quartier de Spandau, à Berlin-ouest. En 1986, j’ai quitté la ville pour Munich. J’y suis restée seize ans pour mes études de traduction et d’interpréta­riat, mais pas que: j’avais envie de partir. J’avais ce qu’on appelle le Mauerkolle­r (littéralem­ent, ‘la colère du mur’, ndlr). Normalemen­t, c’étaient ceux de l’est qui avaient ça, mais je l’ai attrapé aussi... Le Mauerkolle­r, c’était le fait de ne plus supporter le mur, d’en avoir marre de le voir, d’être enfermé. C’était bizarre parce que la ville était grande, il y avait des lacs, des forêts, mais les vols pas chers, ça n’existait pas encore, il n’y avait que les compagnies des forces alliées ou bien les Urlaubsfli­eger, les avions qui partaient vers des destinatio­ns de vacances comme Majorque ou l’italie. Donc quand tu voulais sortir de Berlin, il fallait prendre le train, traverser la zone interdite, deux frontières, etc. Je me sentais loin! Loin du monde. Je me sentais comme sur la Lune, j’avais l’impression que tout se passait autre part, dans les autres grandes villes européenne­s. À l’époque, Berlin-paris, par exemple, c’était quatorze heures. Berlin-rome, j’en parle même pas.

À Munich, j’ai tout de suite trouvé ce que je voulais. C’était une libération géographiq­ue. C’est tout proche de l’italie, Strasbourg est à quatre heures, l’autriche juste à côté. Tout à coup, j’étais au centre de l’europe. Ça a duré longtemps, je me disais: ‘Qu’est-ce que je suis contente d’être partie! Je suis bien ici.’ C’était beaucoup plus conservate­ur, beaucoup plus bourgeois, mais j’avais trouvé la liberté. Berlin, c’était fini pour moi. Je continuais à suivre ce qui s’y passait, mais on était loin. Et c’est bizarre, je me rappelle parfaiteme­nt ce que j’ai fait le soir du 9 novembre, mais plus comment j’ai appris la chute du mur. À l’époque, je n’ai pas ressenti le besoin de retourner dans ma ville pour vivre tout ça. Je regrette, aujourd’hui… Je suis rentrée à Noël. Sur la route, il y avait des Trabant partout, les voitures de l’est. Devant nous, derrière nous. Des colonnes de Trabant de toutes les couleurs: bleu pastel, vert pastel, jaune pastel, beige, rose, etc. C’était comme du pop art. Le 24 décembre 1989, sous la porte de Brandebour­g, j’ai pleuré d’émotion. J’avais les larmes qui coulaient. J’étais toute seule. Je crois que je ne voulais vivre ce moment qu’avec moi-même. J’ai ramassé des petits bouts de mur par terre. Le témoignage de mon passage. Je me souviens de la foule, c’était dingue! Je suis allée à Alexanderp­latz. J’ai même pris le métro pour me rendre dans le quartier de Prenzlauer Berg pour voir le vrai Berlin-est. C’était gris et ça sentait partout le lignite, c’était vraiment l’odeur de la RDA. C’est ça dont je me souviens. Ce moment à moi du mur, passer à l’est le soir de Noël, je l’ai dans ma mémoire et dans mon coeur.

Mes bouts de mur sont dans cette petite boîte à bagues, qui est toujours dans ma boîte à bijoux. Ce sont mes souvenirs. Je les ai ramassés par terre moi-même. Ils sont très précieux… En 1991 ou 1992, j’en ai aussi acheté un plus grand, c’était vraiment pas cher, peut-être dix ou onze marks (environ cinq euros, ndlr). Je voulais un gros bout du mur pour le mettre sur mon étagère, pour me rappeler ce qui n’était plus. Je n’étais allée à l’est qu’une seule fois avant 1989, quand j’avais 14 ans, à Berlin-est et à Oranienbur­g. C’était avec mon cours de religion, je préparais ma confirmati­on protestant­e et on était allés visiter le camp de concentrat­ion de Sachsenhau­sen, à Oranienbur­g. Ça m’avait marquée. Bien sûr que le camp, ça avait été impression­nant, mais c’est surtout la réalité sociale de l’est qui m’avait choquée. C’était gris. Gris, gris, gris, gris, gris! C’était en 1979. Il n’y avait pas de couleurs, pas de publicités, pas de néons, rien du tout. Même sur Alexanderp­latz, il n’y avait personne, pas de vie. Le soir, quand je suis rentrée à la maison, je n’ai rien dit. J’étais tellement impression­née et choquée par ce que j’avais vu…

Je haïssais le régime de la RDA, j’ai grandi avec ça. Je disais toujours: ‘On ne leur lâche rien du tout. On ne crache même pas de l’autre côté, on ne leur donne pas notre salive.’ J’ai grandi dans une famille anticommun­iste, qui détestait la RDA. Pas les gens, mais le régime, la politique, le système. C’était la génération de la guerre, mes parents. Ils étaient antinazis et quand le bloc de l’est s’est formé, ils voyaient cette nouvelle dictature d’un très mauvais oeil. Encore une fois, un régime totalitair­e s’installait en Allemagne, et en plus ils le fermaient avec un mur. Ils mettaient pratiqueme­nt le communisme au même niveau que le nazisme…

Aujourd’hui, le processus de réunificat­ion est loin d’être terminé. Il faudra encore plusieurs génération­s. Le mur est toujours dans la tête des gens, malheureus­ement, et je trouve ça triste. C’est toujours Ouest contre Est, Est contre Ouest. J’avoue que moi aussi, je ne m’en suis toujours pas libérée. Encore aujourd’hui, je pense parfois typisch Ossi, ‘typique des gens de l’est’. Et je ne veux pas réagir comme ça. Quand je fais la connaissan­ce d’une personne de ma génération, je demande souvent si elle a grandi à l’est ou à l’ouest. Ce n’est pas méchant, c’est juste pour savoir si on partage des souvenirs communs, juste ça. Typisch Ossi, pour moi, c’est voter AFD, avoir des idées d’extrême droite. Ça existe aussi à l’ouest, mais c’est plus caché. Alors qu’à l’est, tu peux le dire sans qu’on te regarde de travers. Comme s’ils n’avaient rien appris du passé. À l’est, ils ne parlaient pas beaucoup du IIIE Reich en cours d’histoire. Nous, dans les années 70 et 80, c’était encore, encore et encore. En histoire, en allemand, en

“J’ai pleuré sous la porte de Brandebour­g” Antje L., 25 ans à l'époque, traductric­e

éducation civique, en politique. On regardait des films, on avait des semaines de projets antifascis­tes. Au bout d’un moment, ça me sortait par les oreilles. On avait envie de crier: ‘Ça va, on est vaccinés, on le sait!’ Et làbas, non, ils n’ont pas été vaccinés…

Avant 1989, quand des amis étrangers me rendaient visite, ils voulaient à chaque fois voir le mur. Je les emmenais à Kreuzberg. Il y avait, côté Ouest, des petites plateforme­s d’observatio­n. On montait quelques marches et hop! on pouvait regarder de l’autre côté. Kreuzberg, à l’époque, c’était vraiment moche, insalubre. Une fois, en 1986, j’y suis allée avec un copain de Rome. Et là, un journalist­e américain nous a abordé, nous a dit qu’il voulait nous filmer en train de marcher le long du mur et nous poser des questions. Il m’a demandé: ‘Pensez-vous que ce mur va tomber un jour?’ Je lui ai répondu du tac au tac: ‘Non, c’est totalement utopique!’ J’étais persuadée que ce mur serait là pour toujours… Surtout, on n’aurait jamais pu imaginer une révolution révolution.”. venant du peuple. On avait peur qu’il se fasse écraser par les chars, que les militaires tirent sur la foule. Mais c’est le peuple de l’est qui a fait cette

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Antje, sous la porte de Brandebour­g, Noël 1989.
Antje, sous la porte de Brandebour­g, Noël 1989.
 ??  ?? Antje, en mars 1981.
Antje, en mars 1981.
 ??  ?? Devant le mur.
Devant le mur.

Newspapers in French

Newspapers from France