Society (France)

“On a vécu ça, donc on est liés. C’est mieux que d’être frères de sang”

Dorothée F., 10 ans à l'époque, assistante commercial­e

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“Mes parents sont arrivés à Berlin en 1979, dans le cadre des forces alliées, des militaires français stationnés en Allemagne. J’avais 6 mois. La plupart ne restaient qu’entre trois et cinq ans, mais on a eu la chance d’y vivre quinze ans. En novembre 1989, j’avais 10 ans. Je pense que ce sont mes parents qui ont entendu la nouvelle. Comme tout le monde, on s’est d’abord précipités devant la télévision pour voir les images. On est allés sur les lieux le lendemain. C’était une espèce de liesse assez incroyable. Au niveau du ressenti, la foule en délire comme ça dans la rue, la seule autre fois où je l’ai vécu comme ça, c’était lors de la Coupe du monde 98. Je n’avais jamais vu autant de monde dans la rue, avec cette joie. Je me souviens très, très bien du moment où on est dans la voiture, mes parents à l’avant, un de mes frères à l’arrière, et ma mère qui se retourne vers nous et nous dit: ‘Les enfants, souvenez-vous toute votre vie de ce jour-là, regardez bien, ouvrez grand vos yeux, vous vivez une page de l’histoire.’

La chute du mur, ça appelait aussi pour nous, les Français de Berlin, la fin de notre présence! Moi, Berlin, c’est ma ville de coeur. J’y ai passé la plus grande partie de ma vie. Ça a été très compliqué, on avait des attaches très particuliè­res. Cela a été un vrai choc, un traumatism­e, de me dire que c’était moi qui devais partir… Ça s’est passé à l’adolescenc­e, avec des choses assez compliquée­s, j’en suis devenue insomniaqu­e, boulimique… Ça a été très difficile pendant deux ou trois ans.

Durant plusieurs mois, énormément de gens sont venus chez nous: des amis, de la famille, etc. Aller ramasser son petit morceau de mur, c’était un passage obligé. C’est comme un étranger qui viendrait à

Paris mais qui n’irait pas voir la tour Eiffel. C’est impossible. L’endroit privilégié où on se rendait, c’était du côté du no man’s land, où il y a maintenant le mémorial de l’holocauste. Quand j’y retourne, j’ai toujours la nostalgie de cette époque-là. Le lien que j’ai avec les gens qui ont vécu ça, la vie des Français à Berlin, la chute du mur, est indéfectib­le. Même si on ne se connaissai­t pas vraiment à l’époque, que c’était vaguement le copain d’un frère ou quoi que ce soit, c’est un lien. Je veux dire, on se comprend. Comment je peux l’expliquer? On n’a pas besoin de parler, quoi. Il y a un truc qui nous lie de façon très, très forte. On a vécu ça, donc on est liés. C’est mieux que d’être frères de sang. Les morceaux du mur sont actuelleme­nt conservés chez mes parents. Ils sont dans une boîte, à la cave. Mais c’est un truc qu’on ne jettera pas! Je viens d’acheter une maison et je dis à mon père depuis plusieurs années que lorsque j’aurai une place à lui accorder, j’en récupérera­i un bout. Je le mettrai dans le séjour. On a une petite bibliothèq­ue tout.”. avec des planches, sur laquelle je ne vais pas poser grand-chose. Il y a une petite sculpture, une plante verte, et il y aura ce morceau de mur. Et ce sera

auquel on est habitués, auquel on ne fait même plus attention, fait de couleurs, de publicités, là-bas, ça n’existait pas. En revanche, on voyait encore circuler des camions militaires soviétique­s. C’était vraiment le décor de la guerre froide.

Moi, je suis né en 1962, le mur était déjà là. J’ai été construit par la guerre froide. J’ai fait mes études à l’époque des fusées Pershing et des SS-20. C’est celle où André Glucksmann écrivait La Force du vertige et disait qu’il valait mieux être mort que rouge… On était dans ce contexte-là. Moi, je suis de gauche, mais quand on naît à cette époque-là, c’est compliqué d’avoir des idées humanistes, socialiste­s, parce qu’on peut toujours vous opposer un modèle dans lequel ça ne se passe pas très bien. Et en même temps, il y avait des communiste­s qui défendaien­t l’interventi­on soviétique en Afghanista­n… C’était difficile de trouver sa place en étant de gauche. Quand on est rentrés de Berlin, c’était l’hiver, les routes allemandes étaient salées donc on est allés laver la voiture en banlieue parisienne. Sous les rouleaux, on s’est partagé les morceaux de mur qu’on avait rapportés. Je ne regrette pas de l’avoir fait, il n’y a rien de plus symbolique que de casser un mur.

Ma vision du monde d’aujourd’hui, elle est largement influencée par ça. Mon modèle, clairement, c’est la disparitio­n des murs. Des morceaux, j’en ai offert à ma soeur, à mes parents, à mes beaux-parents et à mon fils qui allait naître. C’était vraiment pour leur dire que la guerre froide était terminée, qu’il y avait un monde qui tombait. Et ils ont tous gardé le leur. vie.”. Mon fils, il sait depuis longtemps que quand il est né, on venait juste d’abattre un mur. Ça l’a suivi toute sa

 ??  ?? Franziska en famille au fameux Checkpoint Charlie.
Franziska en famille au fameux Checkpoint Charlie.
 ??  ?? Le frère de Dorothée, en train de casser son bout de mur.
Le frère de Dorothée, en train de casser son bout de mur.
 ??  ?? Des policiers de l’ex-rda le 11 novembre 1989.
Des policiers de l’ex-rda le 11 novembre 1989.

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