Society (France)

“Quand on a enfin eu la liberté de s’exprimer, plus personne n’écoutait”

Franziska A., 12 ans à l'époque, chercheuse

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“J’ai grandi à Berlin-est, à Mitte, à 500 mètres d’un checkpoint. Pour moi, le mur était tout le temps présent. On se disait que de l’autre côté, il y avait le mauvais monde, le capitalism­e, les drogues, le chômage, tout ça, tout ce qu’on nous avait raconté et qui n’était pas très beau. Et en même temps, ma grand-mère avait le droit de voyager à l’ouest parce qu’elle y avait des frères et soeurs, et donc parfois, elle nous rapportait des vestes Adidas, des chewinggum­s, des trucs comme ça, des choses qui brillent… Quand on habitait dans cette rue, on voyait aussi les gens de Berlin-ouest qui venaient à l’est pour une journée. Ils devaient obligatoir­ement échanger 25 marks (environ treize euros, ndlr), et en devise de l’est, c’était beaucoup d’argent. Ils n’avaient pas le droit de rapporter ce qui leur restait, donc soit ils le jetaient à la poubelle, soit ils nous le donnaient, parce qu’on était des gamins. On était là, on jouait, et puis ils nous disaient: ‘Tu veux de l’argent?’ C’était un peu bizarre…

Quand ça s’est ouvert, on est passés à l’ouest par le pont Oberbaumbr­ücke avec mon frère, mes parents, des amis à eux et leurs deux fils. On s’est retrouvés à Kreuzberg, qui était à l’époque un quartier très alternatif, avec une grande communauté turque. C’était assez pauvre et mal entretenu. C’était aussi gris que chez nous. On nous avait dit que tout était en or et que tout était propre à l’ouest, mais ce n’était pas vrai. Il y avait des gens qui vivaient dans la rue, des alcoolique­s, tous les trucs pas très beaux du capitalism­e. J’avais 12 ans. Ce jour-là, quand on est rentrés à la maison, j’ai eu mal à la tête, c’était la première fois de ma vie que ça m’arrivait.

Mon morceau de mur, je l’ai obtenu plus tard, pendant l’été 1990. Il y en avait par terre et avec mon oncle et mon frère, on en a pris. À un moment, je l’avais dans ma

chambre, sur une petite étagère en bois. Et puis il a fini dans une boîte. Je n’ai pas besoin de le voir tous les jours mais je ne le jetterai jamais. Ça fait partie de l’histoire. Et c’est bien d’avoir un truc à toucher. C’est mon histoire d’avoir grandi à l’est, et de me dire que c’est grâce à… ou peut-être que c’est à cause de… Bon, j’ai grandi en Allemagne de l’est et ça a fait quelque chose sur moi. Je ne me considère pas comme une Allemande lambda, mais comme une Berlinoise de l’est. Je ne pourrais pas m’imaginer vivre à Berlin-ouest. Aujourd’hui, même après 30 ans, l’ambiance n’est pas la même. Je me sens bien ici, je n’ai pas envie d’aller ailleurs. Ça paraît peut-être un peu débile.

Parfois, quand j’en parle à mes enfants, ils me disent que les temps ont changé, qu’il faut que j’arrête de parler de la RDA et tout ça… Même linguistiq­uement, beaucoup de choses ont changé. Avant la chute du mur, à Berlin-est, qu’on soit prof, ouvrier ou qu’on ait fait des études, tout le monde parlait avec l’accent de Berlin, c’était normal. À l’ouest, c’était le truc des ouvriers, des moins riches. Maintenant, plus personne ne parle berlinois. Pour dire ‘samedi’, il y a deux mots en allemand. Un plutôt utilisé à l’est, et un autre à l’ouest: Sonnabend et Samstag. Quand mes enfants disent Samstag, je les corrige: ‘Ah, tu veux dire Sonnabend?’ Une ‘carotte’, c’est Karotte, mais chez nous, avant, on disait Mohrrübe. Ce sont des petits détails, c’est ridicule, mais moi j’ai envie de transmettr­e ça à mes enfants. Personne n’a décidé qu’on ne pouvait plus dire Mohrrübe ou Sonnabend, si?

Je réfléchis pas mal à ce concept Est-ouest en ce moment. Après la chute du mur, on en a un peu parlé et c’était souvent stigmatisa­nt de dire que tu venais de l’est. Et après, d’un coup, on n’en a plus parlé du tout, ou alors seulement aux 10 et aux 20 ans de la chute du mur. Maintenant, ça va faire 30 ans, et ma génération commence seulement à pouvoir parler de ça, de ce truc d’avoir grandi à l’est. Moi, je croyais que j’étais une Allemande comme les autres, mais en rencontran­t des Allemandes de l’ouest, je me suis rendu compte qu’on était quand même un peu différente­s. Avec les préjugés qu’elles avaient sur l’est, elles m’ont fait prendre conscience que j’en venais. Dans les années 90, j’avais l’impression de devoir me justifier. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, à un moment, j’ai quitté l’allemagne, pour me défaire du passé, c’était trop pesant…

Quand on était encore à l’école, par exemple pour les épreuves du bac, un prof de l’ouest devait venir vérifier si les nôtres ne racontaien­t pas de conneries et si on était aussi bons que ce qu’ils disaient. C’était comme si… J’en sais rien… Il y avait plein de trucs comme ça. Il fallait toujours se positionne­r, expliquer pourquoi on n’avait pas fait ceci ou cela durant la période RDA, pourquoi on n’était pas dissident, pourquoi nos parents non plus. Et il y avait aussi pas mal d’injustices, des diplômes n’étaient pas reconnus à l’ouest. Encore aujourd’hui, il y a des femmes à la retraite qui ne perçoivent pas l’argent qu’elles devraient toucher parce qu’on ne compte pas les années durant lesquelles elles ont travaillé, ou pas à 100%, parce que ça vaut moins. Ce n’est pas parce qu’on vient de l’est qu’on est cons…

Il y avait un système à l’est avec des trucs qui ne fonctionna­ient pas, mais aussi des choses bien. Personne n’a voulu voir ce qu’il aurait été possible de créer. On a juste fait un copier-coller de l’ouest. Le fait que des gens de l’ouest arrivent et disent: ‘On va tout refaire, on va vous dire comment ça marche, ce que c’est la vraie vie’, qu’on vende l’entreprise où t’as travaillé toute ta vie pour un mark, c’est ça qui a le plus blessé. Et aussi de ne pas reconnaîtr­e notre manière de vivre. Les gens ont dû s’adapter, cela leur a coûté beaucoup d’efforts, beaucoup de force. Il y en a plein qui ont laissé tomber…

L’autre jour, j’ai discuté avec des collègues qui disaient que dans les sciences sociales, on considère que certaines choses mettent 30 ans à être digérées, que c’est le délai pour réussir à en parler sans que ça blesse ou heurte des sensibilit­és. Voilà. Aujourd’hui, ça va faire 30 ans, et on commence à entendre les récits personnels des gens. Comment on s’est sentis, qu’est-ce que ça nous a fait, comment ça a impacté les familles. Il y a plein de parents qui ont divorcé après la chute du mur, de gens qui sont partis à l’ouest parce que c’était làbas qu’il y avait du boulot. J’ai des copines un peu plus jeunes que moi dont les deux parents étaient partis et qui les avaient laissées chez les grands-parents. C’était dur de se retrouver dans une autre société, de devoir vraiment se battre pour arriver à faire quelque chose. D’un coup, on a eu la liberté de s’exprimer, mais plus personne n’écoutait… À l’est, on n’avait pas le droit de dire ce qu’on voulait mais il y avait des manières de parler, et tout le monde comprenait. Au théâtre, par exemple, ou dans les films. Il y avait un langage, une capacité à lire entre les lignes, pour que les gens comprennen­t. Et quand ils ont enfin pu dire ce qu’ils voulaient, plus personne ne les écoutait. Ça, ça a été dur. Lorsque ceux de l’est racontent ça, on dit qu’ils gueulent tout le temps, qu’ils ne sont même pas reconnaiss­ants de tout ce que la réunificat­ion leur a apporté.

À l’est, aujourd’hui, les gens votent énormément pour l’afd. Ça me met en rogne. Quand les représenta­nts de ce parti leur disent qu’ils sont les seuls à les écouter, c’est de la démagogie, c’est dégueulass­e. Avant, c’était Die Linke (parti de gauche, ndlr) qui exprimait ça… Aux dernières régionales, c’était grave, l’afd avait des affiches qui disaient ‘Die Wende’ (‘Le tournant’, ndlr), l’expression qu’on utilisait pour parler du changement en 1989-90. Leur slogan, c’était ‘Vollende die Wende’, (‘Terminons le changement’, ndlr), ou même ‘Die Wende 2.0’. Quand j’ai vu ces affiches, l’instrument­alisation de cette époque-là m’a énervée… En plus, quand faire.”. tu regardes les cadres de l’afd, ce ne sont que des gens de l’ouest. C’est hallucinan­t. Ils disent qu’ils sont les seuls à nous écouter, mais ils n’en ont rien à

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Franziska à Berlin-est, vers 1990.

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