Society (France)

“Même après la chute du mur, on restait entre Berlinois de l’ouest”

Micaela W., 24 ans à l'époque, productric­e télé

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“Je suis née en 1965 à Berlin-ouest. On habitait assez loin du mur, dans le quartier de Charlotten­burg. Mais mon grand-père avait son atelier à Kreuzberg, dans une rue juste à côté du mur. Quand j’y allais, il me disait toujours: ‘Prends le chien, il te protégera’, alors que c’était un chien adorable qui n’aurait jamais fait de mal à personne. Kreuzberg, à l’époque, ça craignait pas mal. Mon grand-père avait cet atelier parce que c’était pas cher. Il réparait les flippers et les machines à sous qu’il y avait dans les bars, et se payait en récupérant une partie de l’argent qu’il trouvait à l’intérieur. Moi, je ne voulais pas habiter à Kreuzberg et voir ce mur qui faisait à peu près 3,50 mètres de hauteur. Si on avait la chance de grandir loin du mur, on y restait. Personne ne voulait être en première ligne.

Dans les années 80, je sortais beaucoup, notamment au Dschungel, un club légendaire de l’époque. L’intérieur était très joli, avec un grand escalier blanc et des marches noires. On pouvait y croiser des gens comme Nick Cave ou David Bowie, qui vivaient à Berlin et qui y avaient leurs habitudes. C’était ça, la vie à Berlin-ouest. On était certes enfermés mais on ne le ressentait pas parce qu’on ne connaissai­t pas autre chose. On ne pensait pas à ce qui entourait Berlin. On faisait tout le temps la fête, comme si c’était la dernière fois. Mais on oublie un peu que c’était assez déprimant, aussi. Il y avait tellement de gens qui prenaient des drogues, qui mouraient d’overdose. Il n’y avait pas de perspectiv­es. On faisait la fête sans se soucier du lendemain parce que quelque part, on ne savait pas s’il allait y en avoir un.

Pour mon père, il était très important que l’on sache comment c’était à l’est. Alors, presque chaque année, avec mon frère et ma soeur, il nous y emmenait. Il fallait avoir un visa, faire la demande une semaine plus tôt, aller le récupérer. Et s’il pleuvait le jour où tu voulais partir, tu n’avais pas le choix, il fallait y aller quand même. On s’y rendait souvent au moment du marché de Noël, il y avait des manèges sur Alexanderp­latz et ça ne coûtait rien, peut-être dix pfennigs (monnaie de l’allemagne de l’est qui valait un centième de mark, ndlr) le tour. Je me rappelle mon frère qui vomissait parce qu’il se gavait de sucreries et enchaînait avec des tours de manège. On allait dans les cafés, aussi, on voulait parler avec les gens, les jeunes de notre âge. Quand je les voyais, je me disais: ‘Oh les pauvres! Heureuseme­nt que t’es née du bon côté.’ Ça sentait mauvais, tout était gris, les gens étaient mal habillés, la bouffe était horrible. J’avais presque pitié d’eux alors qu’en fait, je ne connaissai­s rien de leur vie.

À partir de 1986-87, on savait qu’il y avait des manifestat­ions de l’autre côté. Que les gens en avaient marre du régime. Mais ça me faisait peur. J’étais persuadée que les Russes allaient faire la même chose que les Chinois à Tian’anmen. J’avais le même âge que les étudiants chinois, que les manifestan­ts à Berlin-est, à Leipzig. J’avais peur d’un massacre. Je n’avais pas d’espoir que ça se finisse pacifiquem­ent. Au début du mois de novembre 1989, j’étais à Paris pour mes études de français et communicat­ion à la Sorbonne. Tout allait bien, j’avais un appartemen­t, un petit job, mes études me plaisaient, dans une ville qui me faisait rêver. Et d’un coup, le mur est tombé. Le truc assez rigolo, c’est qu’à Paris, j’avais un ami qui venait de Berlin-est. On s’est demandé si on devait partir tout de suite. Mais finalement, on est restés ensemble à Paris et on est rentrés pour Noël. C’est fou, quand on y pense: j’ai vécu la chute du mur à Paris avec un Berlinois de l’est. On est rentrés ensemble le 22 décembre.

Mes copains et ma famille m’ont tout de suite emmenée à l’est. Ils se moquaient de moi parce que j’avais mon passeport avec moi. Eux avaient déjà pris l’habitude de passer comme ça à l’est, librement. Tout était très sombre, il y avait très peu de lumière. Le 23, j’ai décidé d’aller à la porte de Brandebour­g pour l’ouverture officielle. Tout le long du mur, c’était fou: partout, on voyait des gens qui faisaient tomber des petits bouts de mur avec un pic et un marteau. Moi aussi, j’étais venue avec mes outils. Et ce n’était pas facile, c’est pour ça que mes morceaux sont si petits. Je les ai rangés dans une boîte qui date des années 1970, où je conserve des choses qui me rappellent de jolis souvenirs. Comme par exemple ce petit badge qui me permettait d’entrer au club Dschungel sans faire la queue. J’ai aussi rapporté pas mal de bouts de mur pour mes amis, à Paris. Je pense que c’est le cadeau que j’ai le plus fait dans ma vie. C’était important pour moi d’offrir des morceaux que j’avais moi-même arrachés. Je les ai pris juste à côté de la porte de Brandebour­g, côté Ouest. Je n’ai pas pensé à en prendre côté Est. Je voulais des bouts du mur que j’avais toujours vus, depuis toute petite.

Je suis rentrée à Berlin en juillet 1990. Et là, ça a commencé avec les clubs illégaux sur l’ancien tracé du mur, dans l’ancien no man’s land, sur la Potsdamer Platz, la Mauerstras­se. Dans des immeubles abandonnés. Ça marchait par bouche-à-oreille. Il fallait faire un peu d’escalade, descendre des escaliers interminab­les, mais ça valait le coup. C’étaient des endroits incroyable­s. Il n’y avait aucune sécurité. Parfois, je me disais: ‘S’il y a un incendie, on va tous y passer.’ Je me souviens de fêtes dans un ancien salon de coiffure où il y avait encore écrit ‘Friseur’ sur la devanture. Le salon était abandonné mais il y avait toujours les bacs à shampoing, les miroirs. C’était génial.

Mais même là, on restait entre Berlinois de l’ouest. Et encore aujourd’hui, je connais très peu de gens qui viennent de l’est. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Quand tu es en vacances à l’étranger et que tu rencontres un Allemand de ton âge, tu essaies toujours de savoir s’il est de l’est ou de l’ouest. Sans demander directemen­t. Et rapidement, tu sais. Dernièreme­nt, à l’aéroport d’orly, mon vol a été annulé alors que je voulais rentrer à Berlin. Je suis tombée sur une Allemande qui ne parlait pas le français. Je l’ai aidée, puis on a commencé à discuter. Je lui ai demandé où elle était le 9 novembre 1989, mais j’ai très vite deviné qu’elle était de l’est, après quelques phrases. Parce qu’elle m’a dit qu’elle était devenue mère très tôt, par après.”. exemple. Et elle, pareil, elle a rapidement su que j’étais de l’ouest. C’est bizarre et marrant à la fois, qu’on en soit encore là 30 ans

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Micaela, dans les années 80.

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