Opération Kony
Il y a sept ans, une vidéo virale intitulée Kony 2012 militait pour faire de Joseph Kony, seigneur de guerre ougandais qui terrifie les populations depuis 30 ans, l’ennemi public numéro un. Aujourd’hui, un documentaire raconte la vérité derrière les images.
Il y a sept ans, une vidéo intitulée Kony 2012 militait pour faire de Joseph Kony, un seigneur de guerre ougandais qui terrifie les populations depuis 30 ans, l’ennemi public numéro un. Dans la foulée, Obama envoyait des troupes sur place. Mais pour faire quoi? Aujourd’hui, Jean-baptiste Renaud revient dans un documentaire sur cette histoire plus complexe qu’elle en a l’air.
Àl’origine de la vidéo qui a déclenché l’intervention américaine en Ouganda contre Joseph Kony se trouve une ONG américaine du nom d’invisible Children. C’est en 2003 que cette ONG a mis pour la première fois les pieds en Ouganda.
Pourquoi, et comment? Au départ, il s’agit d’un projet de fin d’études de jeunes Américains un peu friqués qui veulent faire du cinéma, et ce qui semble établi, c’est qu’ils voulaient juste faire un film sur la guerre en Afrique. Jolly Okot, l’ancienne présidente de l’association en Ouganda, qui fut elle-même enrôlée de force au sein de la LRA (l’armée de résistance du seigneur, le mouvement rebelle de Kony, l’une des plus anciennes guérillas d’afrique, ndlr) avant de réussir à s’enfuir, dit qu’ils voulaient initialement aller au Soudan. C’est elle qui leur a dit: ‘Vous n’avez pas besoin d’aller jusque là-bas, vous êtes en Ouganda, il y a une guerre au nord du pays!’ C’est donc comme cela que tout commence! Ensuite, pour financer leur projet, ils se mettent à vendre des bracelets ‘Invisible Children’, et ils se disent: ‘On ne va pas faire seulement un documentaire, on va créer une ONG.’ Dès le début, on est donc dans un improbable mélange des genres.
L’un des reproches que l’on a faits à cette vidéo, et à l’intervention américaine qu’elle a déclenchée, est de se ranger clairement du côté du camp adverse de Kony: le régime de Museveni, dont l’armée, comme l’ont montré Amnesty ou Human Rights, commet pourtant de nombreuses exactions. Est-ce qu’on peut suspecter L’ONG d’avoir eu un plan dès le début, ou est-ce que ce sont des pieds nickelés qui se sont passionnés pour une cause louable et qui se sont fait instrumentaliser? Il ne faut pas surestimer la naïveté d’invisible Children. Faire des images d’une guerre, en soi, ce n’est pas une mission humanitaire. Donc ils franchissent tout de suite la ligne. Et comme le dit un témoin dans le film, à l’époque de leurs premières vidéos, il était impossible d’aller filmer comme ils l’ont fait dans le Nord de l’ouganda sans l’autorisation des forces ougandaises et la promesse de ne rien diffuser qui pourrait leur déplaire. Ils ont donc très vite compris quelle cause ils servaient, et ça ne leur a pas posé de problèmes.
Vous révélez que les premiers mécènes de cette ONG sont des groupes philanthropiques évangéliques aux thèses fondamentalistes... Il y a à la base des liens avec des milliardaires évangéliques qui finançaient des groupes militant contre une proposition de loi en faveur des droits des homosexuels en Californie, oui. Jason Russell, le fondateur d’invisible Children, a été invité à intervenir dans une conférence
grâce à ces gens, et c’est à partir de là qu’ils ont obtenu leurs premiers financements. De l’autre côté, Museveni lui-même s’est converti à l’évangélisme aux États-unis, et est extrêmement proche des pasteurs américains les plus virulents contre l’homosexualité. Les deux parties, L’ONG et Museveni, ont donc des liens avec ces mêmes cercles.
Comment expliquer que les États-unis aient décidé d’appuyer le régime de Museveni? À l’époque où Obama se lance dans cette opération militaire en Ouganda, il est extrêmement décrié, il a noirci son image de prix Nobel de la paix. Il y voit donc une opportunité de changer son image à bon compte. Par ailleurs, depuis la prise de pouvoir de Museveni, l’ouganda est un partenaire privilégié des États-unis. Ni les démocrates ni les républicains n’ont jamais remis son règne en question. C’est l’une des rares guerres civiles dans laquelle un seul camp a été criminalisé.
Quand Museveni a pris le pouvoir en Ouganda en 1986, il existait beaucoup de groupes rebelles armés, qu’il est parvenu à éradiquer. Une théorie est que Kony aurait été épargné volontairement, comme un mal nécessaire pour justifier un État militarisé et surtout une aide américaine largement détournée. Cela arrive souvent dans une guerre civile qu’un gouvernement instrumentalise un groupe rebelle pour en éradiquer d’autres, et ça a été le cas avec la LRA de Kony. Museveni, qui est très intelligent, a depuis le début utilisé la menace Kony. C’est consubstantiel de sa présidence, il a pu asseoir son pouvoir en opposition à ce chef de guerre sanguinaire et c’est un storytelling qui continuera tant qu’il sera au pouvoir, tant qu’il sera en vie. Alors qu’aujourd’hui –et même à l’époque de Kony 2012–, la LRA, ce n’est plus qu’entre 100 et 150 types dans la brousse. Donc la faire passer pour une menace pour la stabilité régionale, c’est une vaste blague. Quand on parle avec l’opposition en Ouganda ou avec les populations, on se rend compte qu’elles en ont plus qu’assez que des générations de reporters de guerre viennent raconter l’histoire du méchant Kony qui vient voler les enfants. Elle est vraie et atroce, mais sur-traitée.
Votre documentaire montre en outre qu’une fois sur place, les Américains n’ont pas vraiment cherché Kony, en réalité. Effectivement, les forces américaines étaient basées aux frontières de la Centrafrique, de la RDC et du Soudan du Sud, alors que tous les services de renseignement s’accordaient sur le fait que Kony se cachait bien plus au nord, entre le Soudan et le Soudan du Sud, et ce, au moins depuis 2008 ou 2010. D’ailleurs, même la vidéo Kony 2012 montrait de manière subliminale une note du renseignement américain qui le situait dans cette enclave de Kafia Kingi. C’est le plus grand non-dit de cette affaire: les Américains ont envoyé des troupes dans une région pour arrêter Joseph Kony tout en sachant qu’il n’y était pas!
Que sont-ils venus faire, alors? Ce reportage montre que la centaine de soldats des forces spéciales américaines s’emploient surtout à cartographier la zone et poser des balises GPS, des activités classiques d’opération extérieure confidentielle. La CIA ou les services de renseignement américains n’ont pas besoin d’une couverture pour faire ce qu’ils veulent un peu partout dans le monde. Mais ils n’avaient jamais été aussi nombreux dans la région depuis leur intervention en Somalie en 1993, et l’opération Kony a représenté une opportunité de ne pas oeuvrer de façon totalement secrète. Maintenant, que cherchaient-ils? On voit dans le documentaire qu’un ‘conseiller culturel’ est de passage –il travaille par ailleurs pour une compagnie diamantaire qui a des intérêts à 1 500 kilomètres de là, à l’ouest de la Centrafrique. Et les journalistes, quand ils s’intéressent à des champs de blé OGM de Monsanto installés dans les environs, se font menacer de mort s’ils continuent de filmer. Disons que ça témoigne d’un mélange des genres total entre intérêts militaires, économiques et géostratégiques.
Peu après le buzz Kony 2012, Jason Russell, le fondateur et leader charismatique de L’ONG, se faisait arrêter à San Diego alors qu’il se baladait à poil et se masturbait en pleine rue… Il fallait une personnalité mégalomane pour oser faire un truc pareil, lancer une telle opération. L’unanimité derrière la cause et la starification l’a fait vriller. Il a toujours son siège au conseil d’administration. On m’a évidemment refusé une interview avec lui. L’actuelle présidente est très bonne pour donner le change, en expliquant qu’elle n’était pas aux responsabilités à tel ou tel moment. Ce qui est hypocrite, puisque quand ils sont reçus à la Maison-blanche en 2007, elle est déjà là.
Voir: Opération Kony: Croisade américaine en Afrique, de Jean-baptiste Renaud, le 25 novembre, sur Arte