Society (France)

Les invisibles de Nicosie

Livia Florentina Bunea, sa fille Elena, Maricar Valdez Arquiola, Marry-rose Tiburcio Infante, sa fille Sierra, Ashmita Khadka Bista et Arian Palanas Lozano ont toutes été assassinée­s entre septembre 2016 et juillet 2018 par le premier tueur en série qu’ai

- PAR CLÉMENTINE ATHANASIAD­IS, À NICOSIE, LIMASSOL ET LARNACA / PHOTOS: RADU DIACONU POUR SOCIETY

Entre septembre 2016 et juillet 2018, à Chypre, un tueur en série a fait sept victimes. Un fait divers? Une sordide affaire d’état, aussi.

La longue route sinueuse est recouverte de gravillons et bordée de pins. Au loin, des montagnes aux couleurs vives sont plongées dans une lumière blanche. En ce début d’octobre, les températur­es avoisinent les 30°C à Chypre. Markos Tragolas est pourtant pris d’un frisson à l’approche de l’ancienne mine de cuivre de Mitsero, village à 30 kilomètres de Nicosie, la capitale. L’ancien chef de caserne de 63 ans s’avance vers la zone, hésitant. Les nombreux gisements de cuivre ont donné à Chypre son nom, leurs exploitati­ons passées les teintes jaune et brune de ses paysages alentours. À l’arrêt depuis des années, la mine de Mitsero attire aujourd’hui essentiell­ement des touristes. “C’est grâce à des badauds que l’on a trouvé le premier corps jeté dans le puits, à plus de 130 mètres de profondeur, explique Tragolas. C’est là que tout a commencé.” Le cadavre, remonté à la surface le 14 avril dernier, est celui de Marry-rose Tiburcio, une Philippine de 38 ans. Il reste alors un peu moins de quatre mois de travail à Markos Tragolas avant sa retraite. Il pense les passer à lutter contre des incendies. Il se trompe. L’île de 876 000 habitants est sur le point de faire connaissan­ce avec le premier tueur en série de son histoire.

“La découverte du corps de Marry-rose a d’abord orienté nos recherches vers son mari ou son petit ami, car à Chypre, dans 85% des cas de meurtre de femme, ce sont les conjoints qui les tuent.” L’inspecteur Ioannis Yiorkatzis, du départemen­t d’investigat­ion criminelle de Nicosie, reçoit dans un bureau sans fioritures. Devant lui sont posées 130 pages d’un épais dossier intitulé “ORESTIS 35”, pseudonyme que le tueur utilisait sur les sites de rencontres où il était actif. Rapidement, les hommes de la brigade criminelle remontent à un certain Nikos Metaxas, 35 ans, officier de l’armée chypriote, amateur de photo, divorcé et père de deux enfants. Quand ils débarquent dans son appartemen­t le 18 avril, il feint d’être surpris. “Mais au fond, il ne l’était pas, il était calme”, se rappelle l’inspecteur. Au bout de quelques jours d’interrogat­oire, alors que Nikos Metaxas évoque la petite Sierra, 6 ans, fille de Marry-rose dont il s’est également débarrassé, un deuxième corps est repêché au fond de cette mine de Mitsero. Celui d’arian Palanas Lozano, une Philippine de 28 ans. En une semaine, les inspecteur­s obtiennent des aveux. Nikos Metaxas confesse sept assassinat­s au total, cinq femmes et deux enfants, et désigne les lieux où il a dispersé ses victimes. Originaire­s des Philippine­s, du Népal ou de Roumanie, elles étaient employées dans une maison de particulie­rs ou femmes de ménage dans un hôtel. Le périmètre se referme sur les alentours de Nicosie. Ashmita Khadka Bista, 30 ans, est enterrée dans un champ de tir militaire du village d’orunda. À quelques kilomètres de là, Livia Florentina Bunea, 36 ans, sa fille de 8 ans, Elena, et Maricar Valdez, 31 ans, ont, elles, été placées dans différente­s valises. Metaxas y avait attaché des blocs de ciment avant de les jeter au milieu d’une ancienne mine de cuivre où stagne un lac aux reflets rouges. Quant au corps de Sierra, la fille de Marry-rose, il a été retrouvé enveloppé dans un drap dans les profondeur­s du lac Memi. À Chypre, où l’on compte environ dix homicides par an, le cas est sans précédent. “Le stress était énorme. Il y avait la pression du gouverneme­nt, des journalist­es. On ne pouvait pas ne rien trouver, alors on travaillai­t du matin au soir, du soir

au matin, tous les jours”, rejoue Markos Tragolas. Les fouilles sont longues, compliquée­s. L’équipe de Tragolas avance à tâtons, notamment dans le lac Rouge, où l’eau est polluée en raison d’années d’exploitati­on minière. “Ses profondeur­s sont chargées de boue, on n’y voyait rien. Les Espagnols et les Israéliens nous ont aidés avec des caméras plus performant­es.”

Parallèlem­ent, la garde à vue de Nikos Metaxas se prolonge. “Soixante-neuf jours en tout, la plus longue de notre histoire”, dénombre l’inspecteur Yiorkatzis. Au fil des interrogat­oires, le profil du meurtrier se dessine. “C’était le genre d’homme qui voulait sauver les apparences et être bien sous tous rapports. Par exemple, il n’avait pas dit à ses collègues qu’il était divorcé. Cela pouvait ternir son image.” Dans les rues de la capitale, il lui arrivait de parader en habit militaire. Selon l’inspecteur, Metaxas contactait ses victimes via des sites de rencontres ou les réseaux sociaux. Seules Livia Florentina et Marry-rose ont eu une histoire de plusieurs mois avec lui. Les autres ont été tuées dès le premier rendezvous, étranglées pendant l’acte sexuel. “Pour lui qui aimait avoir le contrôle, sentir qu’il avait le pouvoir, elles étaient des proies idéales, étrangères et vulnérable­s.” Deux mois plus tard, tout s’arrête. Le dernier corps est retrouvé. Dans la foulée, le 24 juin, Nikos Metaxas reconnaît les onze chefs d’accusation retenus contre lui. Il est envoyé, à vie, dans la prison des délinquant­s sexuels de Nicosie. C’est le début d’une autre histoire. À Chypre, cette série de meurtres devient vite une affaire d’état. Le ministre de la Justice présente sa démission, que le président, Nikos Anastasiad­es, accepte aussitôt, déclarant partager “le choc et le dégoût de la société face à ces crimes sans précédent”. Le chef de la police est, lui, limogé. Aujourd’hui, une enquête interne est toujours en cours, au motif que les forces de l’ordre n’auraient pas, selon toute vraisembla­nce, mené de recherches sérieuses à la suite des signalemen­ts de disparitio­n. Toutes ces femmes, à l’exception d’ashmita Khadka Bista, avaient en effet été portées disparues. Dès le mois de septembre 2016, dans le cas de Livia Florentina Bunea et de sa fille.

“Elle avait peur”

À Limassol, ville balnéaire à 80 kilomètres de la capitale, la mer se reflète dans les vitres de grands immeubles. Des banques, des boutiques de meubles ou des hôtels devant lesquels des voitures de luxe passent à toute allure. Partout, des publicités pour investir dans l’immobilier. Depuis 2013, Chypre vend sa nationalit­é à de riches investisse­urs (russes, chinois, saoudiens...) en échange d’un placement de 2,5 millions d’euros dans la pierre. C’est dans une rue loin de la rumeur de la marina que Louis Koutroukid­es tient une sorte de bar-restaurant aux tons asiatiques. Des drapeaux de prières tibétains et des statuettes de bouddha décorent le lieu vétuste qui lui sert avant tout de bureau de doléances. À 71 ans, l’homme à la silhouette ronde prend très à coeur la défense des employées de maison qui franchisse­nt le pas de son établissem­ent. Lorsqu’il évoque cette journée d’août 2018 où trois femmes philippine­s sont venues le voir, son regard s’assombrit.

Toutes ces femmes avaient été portées disparues. Dès le mois de septembre 2016, dans le cas de Livia Florentina Bunea et de sa fille. Mais la police n’avait rien fait

Les cigarettes s’enchaînent. “Une était en pleurs. Cela faisait huit mois qu’elle cherchait sa fille, Maricar. Elle me parlait d’une Marry-rose et de sa fille, également disparues. La police lui disait qu’une enquête était en cours, rien d’autre.” Louis Koutroukid­es décide alors de se rendre au poste de police. Il en sort révolté. “L’agent m’a d’abord dit qu’ils faisaient leur travail, puis m’a conseillé, vu mon âge, de ne pas perdre mon temps à m’occuper de jeunes Philippine­s très probableme­nt parties dans les territoire­s occupés.” Dernier État d’europe à être encore divisé, l’ancienne colonie britanniqu­e est, depuis 45 ans, séparée par 180 kilomètres de démarcatio­n. Le Sud, qui a rejoint l’union européenne en 2004, est peuplé de Chypriotes grecs. Le Nord, occupé par la Turquie, n’est pas reconnu par la communauté internatio­nale. “Souvent, ces femmes vont dans le Nord, car elles y sont mieux traitées et mieux payées, explique Louis Koutroukid­es. Comme les deux parties n’entretienn­ent pas de relations, pour la police, l’affaire était bouclée. Mais Maricar et sa mère se parlaient tous les jours. Si sa fille était partie, elle l’aurait su.”

Depuis la disparitio­n de Marry-rose en mai 2018 et jusqu’à la découverte de son corps le 14 avril dernier, Christina n’a cessé de scruter son téléphone portable et les éventuelle­s connexions de son amie sur les réseaux sociaux. Les deux Philippine­s travaillai­ent à Larnaca, autre station balnéaire de l’île. Elles étaient proches –leurs enfants jouaient souvent ensemble. “Six mois avant sa disparitio­n, Marry-rose m’avait dit qu’elle entretenai­t une histoire avec un certain Orestis, dont elle était amoureuse, témoigne-t-elle. Elle voulait l’épouser et fonder une famille avec lui.” Marry-rose était également angoissée par son permis de séjour, sur le point d’expirer. “Elle avait peur de devoir repartir, de laisser sa fille Sierra ici et de ne plus pouvoir envoyer d’argent à ses deux enfants au pays. Elle cherchait des solutions.” Orestis lui semblait rassurant. Il avait promis de l’épouser. “Il lui disait qu’elle n’aurait plus de problème, qu’elle pourrait rester à Chypre.” La nuit est tombée depuis longtemps ce 4 mai 2018 lorsque Marryrose et sa fille rejoignent Orestis, qui veut leur présenter ses enfants. “Je la sentais tracassée, elle hésitait à y aller. Finalement, elle est partie et n’est jamais revenue.” Christina n’attend pas 24 heures pour prévenir la police. Elle parle de cet homme aux agents, mais ses informatio­ns sont jugées “trop vagues”. “Ils pensaient qu’elle avait simplement

quitté l’île”, et ce, même si son passeport était en cours de renouvelle­ment au consulat des Philippine­s, dit-elle. “Moi, je savais qu’il lui était arrivé quelque chose, je n’en dormais plus la nuit.” La police ne ressortira la déposition de Christina que onze mois plus tard, une fois le corps de Marry-rose découvert. Le premier de la série. Louis Koutroukid­es en est persuadé: si ces différents témoignage­s avait été pris en compte, l’assassinat d’arian, la dernière victime de Nikos Metaxas, aurait pu être évité.

Esclavage moderne

Dans le vieux quartier de Nicosie où s’étirent de multiples ruelles, des traces d’histoire côtoient des grandes enseignes de prêt-à-porter et des restaurant­s aux saveurs internatio­nales. C’est ici que se retrouvent nombre de travailleu­rs étrangers et que Gina, la cinquantai­ne, loue un appartemen­t avec cinq autres employées de maison. Elle est la dernière personne à avoir vu Arian en vie. Quelques jours après sa disparitio­n en juillet 2018, elle se rend au poste de police de Nicosie. Les agents, comme les employeurs de la jeune femme, lui fournissen­t la même réponse qu’a reçue Marry-rose: ils la pensent partie dans le Nord du pays. “Dès le début, ils sont restés sur cette idée”, se rappelle Gina. Mais pour cette mère de trois enfants, ça ne colle pas. Pour preuve, Arian avait laissé ses affaires chez elle et n’avait pas pris son argent. Deux jours avant d’être assassinée, elle était venue loger chez son amie. “Ses employeurs étaient en vacances, ils ne voulaient pas qu’arian reste chez eux en leur absence, alors je l’ai hébergée. C’était une fille très vivante, on riait beaucoup. Comme nous toutes, elle était venue à Chypre pour gagner de l’argent qu’elle envoyait à ses parents et à ses quatre frères et soeurs.” Gina en est convaincue, Arian n’aurait pas disparu comme ça. “Le dimanche soir, avant de s’endormir, elle me parlait de la maison qu’elle rêvait de faire construire à sa famille, là-bas aux Philippine­s. Elle voulait profiter de ces jours libres pour faire des extras.” Pour Ester Beatty, l’une des représenta­ntes de la communauté philippine à Chypre, très active auprès des siens, le doute n’est pas permis: les autorités ont fait preuve de grave négligence. “Pourquoi? Parce que les employées de maison sont considérée­s comme des citoyennes de seconde zone”, lance-t-elle.

Depuis l’arrestatio­n de Nikos Metaxas, des voix jusqu’ici inaudibles ont commencé à résonner à Chypre. Celles que l’on surnomme “les petites noires”, les employées de maison. Principale­ment originaire­s des Philippine­s, du Sri Lanka, du Népal ou d’inde, elles seraient environ 20 000 dans le pays, selon les derniers chiffres du départemen­t de l’immigratio­n. Leur venue est liée à la croissance économique importante qu’a connue l’île dans les années 80. À l’époque, les femmes chypriotes rejoignent en masse le marché du travail. “Il aurait alors fallu inventer un système qui prenne en compte ces changement­s, car ce sont les femmes qui, jusqu’ici, s’occupaient de la maison, des enfants et des personnes âgées, analyse Doros Polykarpou à la tête de KISA, une ONG qui vient en aide aux migrants. Mais au lieu de créer des structures adéquates, nous avons choisi la facilité et décidé que des femmes immigrées s’en

chargeraie­nt. Une solution pas chère, flexible et efficace.” Ester Beatty détaille le système bien huilé qui existe entre ces pays tiers et celui qu’elle a adopté il y a 25 ans. Des agences encadrées par les deux États permettent à des étrangères de venir travailler à condition d’être embauchées en amont par des particulie­rs installés à Chypre. C’est à eux que revient l’achat des billets d’avion et, techniquem­ent, les honoraires d’agence –même si dans les faits, les travailleu­ses paient également plusieurs milliers d’euros, qu’elles mettent parfois plus d’un an à recouvrer. Le contrat de travail leur donne ensuite droit à un titre de séjour renouvelab­le, à la condition qu’elles soient rattachées à un employeur. Ce contrat ne leur permet d’ailleurs pas d’exercer une autre activité que celle de bonne de maison, et jusqu’en mai dernier, il leur interdisai­t aussi de prendre part à toute activité politique. Pour les Philippine­s, la paie est fixée à 400 euros net par mois. C’est plus que les Népalaises ou les Sri-lankaises, moins que les Bulgares ou les Roumaines, européenne­s. Une vie qu’ester Beatty assimile à de l’esclavage: “L’accord prévoit des journées de sept heures, six jours sur sept. Mais ce n’est pas respecté. Elles travaillen­t plutôt quinze heures par jour, surtout lorsqu’elles logent chez leurs employeurs. Et ces derniers ont toujours un ami ou une cousine qui a besoin de petites mains de temps en temps. La paie ne s’allonge pas, mais ces filles le font sans se plaindre car elles ont peur d’être renvoyées aux Philippine­s. Chypre est un pays de l’union européenne, mais sur ces questions, c’est le Moyen Âge.”

Le corps de chaque victime a aujourd’hui été rapatrié, à l’exception de celui d’ashmita Khadka Bista. Sa famille est dans l’attente. Quelques veillées et rassemblem­ents ont été organisés, durant lesquels “des gens de la société chypriote se sont joints à nous. On ne s’y attendait pas”, admet Ester Beatty. Puis la vie a repris son cours. Rien d’étonnant, pense Louis Koutroukid­es, dont la sonnerie de téléphone n’a pas cessé de retentir. Des employées de maison qui réclament son aide. “Vous savez pourquoi ces filles sont mortes? interroge-t-il sans attendre la réponse. Parce qu’elles cherchaien­t à améliorer leurs conditions de vie, mais notre société ne le leur permet pas. Elles ne sont pas les victimes d’un homme, mais d’un système.”

“Les employées de maison sont considérée­s comme des citoyennes de seconde zone. Chypre est un pays de L’UE, mais sur ces questions, c’est le Moyen Âge”

Ester Beatty, représenta­nte de la communauté philippine

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Gina, employée de maison. Elle est la dernière personne à avoir vu Arian en vie.
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Louis Koutroukid­es, restaurate­ur, défend les employées de maison philippine­s.
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À Orunda.
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