Society (France)

No Soap Opera

- PAR WILLIAM THORP / ILLUSTRATI­ON: PIERRE LA POLICE POUR

Que se passe-t-il quand on arrête de se laver? Ces gens-là ont voulu savoir, et ils n’ont jamais repris le chemin de la douche. Ils racontent.

Nous passerions 12 167 heures à nous laver dans une vie, soit un an et demi, et consommeri­ons environ 60 litres d’eau par douche. Sans compter les sommes colossales englouties dans les savons, shampoings et autres crèmes lavantes. Mais pour certains, ces chiffres sont désormais du passé: ils ont décidé de se passer de la douche savonnée quotidienn­e. Ils racontent pourquoi.

A peine arrivé, Guillaume demande: “Est-ce que tu l’as vu lorsque je suis entré dans le bar? Non? Tu vois.” Puis, il ouvre son épais manteau gris: “Est-ce que tu sens quelque chose? Non? T’es sûr?” Il commande un Coca et se retourne vers un couple. “Est-ce que tu penses que les gens qui nous entourent l’ont remarqué? Non plus?” Il fait un grand sourire: Guillaume ne s’est pas lavé depuis plus de deux ans et pourtant, il passe incognito. Évidemment, il ne fait pas ça juste pour le fun. “Tu prends n’importe quel savon ou gel douche, et tu trouves un nombre irraisonna­ble de composants chimiques, dont tu ignores parfois tout, explique-t-il. Et tu te verses ça sur la peau? C’est une folie.” Camouflé derrière ses lunettes, il lâche: “Oui, je pense que c’est un domaine dans lequel la radicalité paye.” Cette radicalité a ses adeptes. Ils sont des milliers à travers le monde à avoir décidé d’arrêter de se laver au savon, gel douche ou autres produits de même acabit. Trop peu naturels, trop agressifs, trop polluants, trop nébuleux ; trop trop, en somme. Quelques-uns appellent cela le mouvement No-soap (“pas de savon”, en français) ou No-poo (“pas de shampoing”). Leur mode de lavage est le suivant: quelques rinçages à l’eau, et parfois des frottement­s avec une serviette sèche. Pour Guillaume, la cinquantai­ne, cela ne devait durer qu’un mois. Une expérience comme on essaierait un nouveau sport, rien de plus. “Sauf que vous vous rendez compte qu’arrêter de vous savonner n’a rien changé à votre vie, socialemen­t et physiqueme­nt, et au bout d’un moment, vous oubliez presque que vous ne le faites plus, assure-t-il. Ne plus se laver devient un nonsujet. Et le petit mois d’expérience devient deux ans et demi.”

À vrai dire, la méfiance de Guillaume pour les savons remonte à plus loin. Elle date de ses 20 ans. À l’époque, le jeune homme travaille, dans le cadre d’un job d’été, pour “l’une des plus grosses usines de parfum en France”. “C’était un enfer, l’odeur du concentré imprégnait mes cheveux, ma peau, mes vêtements. Pendant des mois, j’ai senti la cocotte”, dit-il. À un moment, il avait décidé de fabriquer lui-même son savon: un peu d’huile d’olive, de l’argile verte et de la soude caustique. La recette naturelle classique. L’expérience n’a pas duré. “La soude caustique, c’est comme l’acide chlorhydri­que: si tu mets ça sur ta peau, c’est direct à l’hôpital. Alors oui, tu la prépares, elle est saponifiée et donc moins agressive, mais tu te demandes tout de même au bout d’un moment si c’est bien raisonnabl­e de frotter ta peau avec. En fait, tu te demandes s’il ne serait surtout pas plus raisonnabl­e de ne rien faire du tout, et de laisser ta peau faire son boulot.” Laisser la peau faire le boulot? Guillaume évoque le microbiote cutané: le fer de lance des Pas-de-savon pour défendre leur nouveau mode de vie. En simple, le microbiote cutané est un film naturel sur la peau composé de plusieurs milliards de bactéries qui la protègent de toute agression extérieure. Quand vous vous savonnez, vous décapez cette barrière protectric­e et favorisez l’apparition de “mauvaises” bactéries, responsabl­es, elles, des mauvaises odeurs. “Plus vous vous lavez, plus elles apparaisse­nt vite et ça devient un cercle vicieux qui fait que vous devez vous savonner tous les jours au risque, sinon, de sentir mauvais, décrypte-t-il. C’est l’effet shampoing. Si tu en fais un par semaine, tu as les cheveux à peu près propres ; si tu en fais un par jour, ils sont gras dès le lendemain.” Guillaume dit qu’il faut une semaine sans savon pour que le microbiote s’équilibre naturellem­ent. “En réalité, ces sept premiers jours sont la seule difficulté que l’on rencontre lorsqu’on arrête de se laver. Après une semaine, les mauvaises odeurs disparaiss­ent.” Yael Adler, dermatolog­ue allemande et auteure de Dans ma peau, partage ce point de vue. “Malgré le fait qu’il n’y avait pas de substance de nettoyage et de douche

à l’âge de pierre, notre peau se protégeait et restait en bonne santé, et ce, grâce au microbiote, explique-t-elle. On a longtemps pensé que les bactéries étaient dégoûtante­s et dangereuse­s, mais maintenant, on sait que l’on a besoin d’elles pour mieux vivre.”

“Le camp des crados”

D’alessandro aime citer sa grand-mère en exemple. Une paysanne de l’ariège née en 1908, dont la couleur des vêtements variait entre le noir clair et le noir sombre, et dont la coiffure était fixée dans un chignon immuable. “Je suis presque sûr qu’elle n’a jamais pris un bain de sa vie, avance-t-il. Elle se lavait les mains, se débarbouil­lait avec une bassine, et puis c’était tout. Pas une fois je ne me suis dit qu’elle sentait mauvais, pourtant.” Une façon de dire que si la douche matinale est aujourd’hui un réflexe, le concept est en réalité assez récent. À écouter Annick Le Guérer, historienn­e du parfum et auteure de Le Parfum: Des origines à nos jours, cela daterait de la seconde moitié du xxe siècle. “Même si les bains, après avoir été diabolisés pendant plusieurs siècles, notamment à cause de la peste, ont repris un peu leurs lettres de noblesse à partir de la seconde moitié du

xviiie siècle, c’est vraiment après la Seconde Guerre mondiale que l’hygiène privée s’est transformé­e en impératif dans la société”, décryptet-elle. Les salles de bains, rares jusqu’alors, deviennent la norme, et l’industrie du cosmétique et de la parfumerie explosent. Le savon s’infiltre partout: à la télé avec les soap operas, ces séries fleuves diffusées à partir des années 50 et sponsorisé­es par des fabricants de savons américains, et dans les publicités papier, comme celle de ce déodorant Dédoril, où se présente un homme grimaçant sous l’aisselle d’une femme, à la titraille bancale: “À vue de nez, il est 17 heures.” “Il suffit d’observer des expression­s comme ‘Je ne peux pas le sentir’ ou “Celui-là dégage des mauvaises odeurs” pour s’en rendre compte, continue Annick Le Guérer. Il y a aujourd’hui une injonction à la propreté et à sentir bon sous peine d’être suspect.”

Sentir bon, c’est aussi rester du “bon” côté. Nous sommes sur le plateau de C’est mon choix, en 2016. Pauline, 32 ans, est invitée pour parler de sa façon de se laver. “Je ne me lave le corps qu’à l’eau”, dit-elle. À côté d’elle, une femme s’exclame: “À l’eau!? Je suis choquée!” Pauline montre la brosse avec laquelle frotte son corps (sec) pour enlever les peaux mortes. “Qui a dit ‘une brosse à chien’?” gronde la présentatr­ice, Évelyne Thomas. Tout le monde s’esclaffe. “C’était un peu ‘le camp des crados’ face au public. On me traitait comme quelqu’un de sale parce que je n’utilisais plus de savon, se souvient Pauline. J’étais stigmatisé­e parce que j’avais ce mode de vie.” Et elle n’est pas la seule. Marie Bernard, 36 ans, a aussi connu cela le jour où elle a expliqué, face caméra, les raisons qui l’avaient poussée à se laver seulement à l’eau depuis trois ans. “Les premiers commentair­es en bas de la vidéo étaient dégueulass­es. C’était,

“Le savon n’est pas addictif. Ce qui vous maintient dans ce milieu-là, c’est la peur. La peur de puer, la peur des maladies”

D’alessandro, qui ne se lave pas

en gros: ‘Quand on voit sa sale gueule, ça se voit qu’elle ne se lave pas’ ou ‘Vu sa tête, c’est normal qu’elle fasse des trucs chelous’, soupire-t-elle. Je me suis rendu compte qu’il y avait plein de gens qui ne pouvaient pas accepter ce discours-là.” Du moins en France. Marie n’utilise plus de savon depuis 2016 et son arrivée au Canada. Un jour, alors qu’elle s’adresse à une vendeuse d’un supermarch­é bio afin d’acheter un gel intime, cette dernière lui rétorque: “Il n’y a vraiment que les Françaises pour acheter cela.” “Du coup, je lui ai demandé avec quoi elle, la Canadienne, se lavait, et elle m’a répondu: ‘À l’eau sur tout le corps’, se souvient-elle. Petite, une dermatolog­ue m’avait déjà conseillé de ne me laver au savon tout le corps qu’une fois par semaine et, le reste du temps, de me rincer simplement.” Marie se donne une semaine sans savon. “Et je me suis rendu compte que ça ne changeait rien, avance-t-elle. Je n’ai plus jamais remis de savon sur ma peau.”

L’argument est en partie lié à la santé, donc. Il est aussi écologique: individuel­lement, nous consommeri­ons environ 60 litres d’eau par douche. Donc qui dit moins de douches dit moins de gâchis des ressources de la planète. Il est, enfin, financier: Marie explique qu’en arrêtant de se laver, elle a réussi à économiser “des dizaines d’euros par mois, en savon, shampoing, et aprèsshamp­oing”. Depuis, elle a converti ses deux enfants. “Ils se lavent à l’eau. Et je vois de plus en plus de personnes appliquer ce mode de vie”, jure-t-elle. Elle prend l’exemple d’une de ses amies, “l’antagonism­e de l’écolo”: “Elle travaille pour une compagnie polluante, elle adore la bagnole et elle bouffe de la merde. Et pourtant, elle a décidé il n’y a pas longtemps de se laver à l’eau. Les gens, peu importe leur idéologie, en ont marre de s’injecter du poison dans la peau.”

Symbole que le mouvement anti-savon pourrait avoir de l’avenir: les cosmétique­s s’y sont mis, à leur façon. La marque Clinique commercial­ise une gamme anti-rougeurs à base de Lactobacil­lus, une bactérie, tandis qu’aurelia Probiotic Skincare propose de limiter le vieillisse­ment cutané grâce aux probiotiqu­es glycoproté­ines de bifidobact­erium. La marque américaine Aobiome va encore plus loin. Cofondée par David Whitlock, un Américain qui avance n’avoir pas pris de douche depuis douze ans, elle propose des sprays “Mother Dirt” (“Mère Saleté”) en remplaceme­nt du savon, qui vous pulvérisen­t des bactéries “positives”. D’alessandro n’est pas convaincu. Il assure n’avoir aucun besoin de ces produits. “Vous savez, le savon n’est pas quelque chose d’addictif. Ce qui vous maintient dans ce milieu-là, c’est la peur. La peur de puer, la peur des maladies, la peur de vieillir prématurém­ent si on ne met pas toutes ces crèmes et gels sur notre peau. Moi, je suis libre de tout cela. Je me rince quand je veux me décontract­er et si j’ai fait un effort intense, je me frotte avec une serviette sèche et c’est fini.” Un peu comme le faisait Louis XIV, précise-t-il. “Vous

royalement.”•tous voyez, je me lave

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France