Society (France)

Roulette russe

- PAR ARTHUR CERF, À ZOUG, EN SUISSE / PHOTOS: LUKAS MAEDER POUR SOCIETY

Des pénis, beaucoup de pénis, et encore des pénis… Voilà le souvenir que l’on garde de Chatroulet­te. Pourtant, sur ce site de messagerie et de visiophoni­e instantané­es s’est joué quelque chose de crucial. Comme en témoigne son créateur, Andrey Ternovskiy.

En 2009, le jeune Andrey Ternovskiy enterrait définitive­ment l’idée qu’internet sauverait l’humanité d’elle-même. Comment? En créant Chatroulet­te, un site de messagerie et de visiophoni­e instantané­es qui allait vite sombrer dans le glauque et le bizarre. Aurait-il pu en être autrement? Dix ans plus tard, alors que Chatroulet­te est retournée dans les ab^ımes d'un web qui a changé du tout au tout, son créateur refait l’histoire. IRL.

Il est 14h30 à Zoug. Depuis sa maison plantée dans les collines suisses, Andrey Ternovskiy, 27 ans, regarde le lac. Il fait coulisser la porte de sa terrasse, pose son regard quelque part sur l’horizon, croise les bras et profite de la vue, imprenable. Dans ces circonstan­ces, le créateur de Chatroulet­te n’a aucune envie d’aller faire un tour sur Chatroulet­te. “Non, je ne sais pas, non”, soupire-t-il d’une moue désapproba­trice. Il finit tout de même par ouvrir son Mac, se connecte aux statistiqu­es du site et explique la raison de son hésitation, dans un accent qui n’est ni tout à fait russe ni exactement allemand. “Voilà: en ce moment, près de 500 personnes sont connectées sur Chatroulet­te, la durée moyenne de chaque interactio­n est de cinq secondes, les gens restent environ quatre minutes, 8% des utilisateu­rs sont des femmes et la probabilit­é de voir une bite est de 10%.” Après quoi, une fois tout le monde prévenu, Andrey se connecte sur Chatroulet­te. Des visages se mettent à défiler. Un homme qui fait des clins d’oeil. Un autre qui écrit sur une feuille et grimace. Un autre qui montre une photo. Andrey examine ce que les autres voient de lui. “Il y a le lac derrière moi, c’est une bonne toile de fond, ça rend ma vidéo plus intéressan­te”, dit-il. Quelques secondes encore et il commence néanmoins à se faire une raison: “Personne ne veut me parler.” À l’écran, des gens continuent d’apparaître et de disparaîtr­e. Aucune bite pour le moment.

“Mais vous voulez qu’on se rencontre dans la vraie vie?” Voilà comment le Russe avait réagi quelques semaines plus tôt à la première demande d’interview. Avant de dire oui, et de donner rendezvous chez lui. Située à 30 kilomètres au sud de Zürich, Zoug est réputée pour sa grande horloge, ses fermes, ses maisons du xive siècle, ses collines vertes, son lac paisible, ses rues propres et étroites, son marché aux taureaux et ses tourtes au kirsch. Elle est le Monaco de la Suisse,

également. Car Zoug est un paradis fiscal ayant attiré des dizaines de milliers de sociétés boîtes aux lettres et l’une des villes les plus riches du monde, où 92% des habitants –de 128 nationalit­és différente­s– se déclarent “heureux”. Pas tout à fait la vraie vie, mais une transposit­ion physique d’internet, assure Andrey Ternovskiy: “C’est un village où des gens de partout peuvent se retrouver, quelle que soit leur nationalit­é, leur couleur de peau ou leur religion, où toutes les lois sont à réinventer, où tout est plus simple et anonyme.” Puis: “Mais c’est aussi un endroit isolé, et ça trouve une résonance en moi: j’ai tout, mais je suis seul.” Andrey Ternovskiy ouvre la porte de sa maison cachée entre les cyprès et les érables japonais. Il fait retirer les chaussures à l’entrée et se lance dans un tour du propriétai­re. Là, des sculptures dorées en forme d’oiseaux et de palmiers, une lionne en métal, des lustres en cristal, des chats (Ninja, Space, Bunny, Boss et Mars), des tableaux dont il ne connaît pas les auteurs et des cadres photos vides. Ici, une salle de gym, une autre pièce avec trois écrans d’ordinateur, une chambre avec lit king size. Dans la cuisine, son chef personnel fait griller du poulpe. “Tu m’as déjà googlé?” lui demande Andrey. “Ouais, bien sûr! répond le chef. Quand j’étais au lycée, je parlais sur MSN avec mes potes et, parfois, je mettais Chatroulet­te dans un coin.” “Et qu’est-ce que ça te fait de faire partie de l’aventure, désormais?” “Euh… c’est difficile. C’est un honneur, j’imagine, de cuisiner pour le fondateur de Chatroulet­te.” S’ensuit un silence, mêlé au bruit du poulpe en train de griller cuire qui ramène Andrey à une triste réalité: à l’heure numérique, une éternité s’est écoulée depuis le “moment Chatroulet­te”. Dix ans, précisémen­t. Dix ans de révolution­s arabes, de surveillan­ce de masse, de Trump, de fake news, de non-protection des données. Dans le monde de Chatroulet­te, le Web apparaissa­it encore comme une utopie libertaire confratern­elle. Les années précédente­s, Friendster, Linkedin, MSN, Skype, Myspace, Facebook et Twitter avaient permis à des gens qui se connaissai­ent déjà de se retrouver en ligne et à des inconnus de se suivre dans un consenteme­nt adulte. À l’aube des années 2010, Chatroulet­te y avait ajouté un élément clé: l’image. Et un ingrédient aussi ludique que pervers: le hasard. En se connectant à Chatroulet­te, n’importe qui pouvait tomber nez à nez avec n’importe qui. Chacun filmé par son ordinateur, les deux internaute­s entraient en interactio­n, jusqu’à ce que l’un des deux y mette fin en appuyant sur le bouton “Next”. Une autre personne apparaissa­it alors, et une nouvelle conversati­on pouvait démarrer. Très vite, l’utopie de la fraternité se fracassa sur la réalité: Chatroulet­te était devenu ce site où, essentiell­ement, des hommes montraient leur intimité à des femmes, sans raison ni préalable. Andrey Ternovskiy réfute l’idée selon laquelle il aurait fait rentrer le mal dans le Web: “On allait dans cette direction, de toute façon.” Sur son téléphone, il a récemment supprimé Facebook, Twitter, Skype, Telegram et tout le reste. Comme pour mettre les choses au clair, ou essayer de résumer le grand écart de son existence, il dit: “Quand j’étais en enfer, Internet était une fenêtre sur le paradis, et maintenant que je suis au paradis, Internet est une fenêtre sur l’enfer.”

La revanche du nerd

Andrey Ternovskiy est né quatre mois après l’effondreme­nt de L’URSS, en 1992. Descendant d’un élu de Tobolsk, en Sibérie, qui finit noyé dans une rivière glacée par les Bolchéviqu­es lors de la révolution, petit-fils d’un ingénieur employé dans la ville fermée de Sarov pour travailler sur des projets d’armement nucléaire, fils de deux mathématic­iens, le jeune homme a grandi dans une “classe moyenne complèteme­nt apolitique”, au nord-ouest d’une Moscou désenchant­ée et dépouillée du rêve soviétique. “Mes parents et leurs parents s’étaient fait laver le cerveau avec l’idée que s’ils travaillai­ent bien à l’école, s’ils étudiaient, s’ils étaient sympas, s’ils faisaient ceci, cela, tout se passerait pour le meilleur pour eux et leurs enfants, resitue-t-il. Et puis, tout s’est effondré, tout a foutu le camp et les gens se sont sentis trahis. On pouvait sentir dans l’air qu'ils s’étaient fait briser le coeur.” Pour définir ses parents, Andrey aime parfois dire que son père était “heureux” et que sa mère était “russe”. Lui a écoulé une grande partie de son enfance seul devant son moniteur. “J’étais isolé dans un pays isolé, résume-t-il. Il n’y avait pas grand-chose à faire à part aller sur l’ordinateur. Je vivais dans un pays où il fait froid la moitié de l’année, où l’état n’avait pas construit de parc où se balader. Je vivais dans une

boîte à chaussures et quand je sortais, je voyais d’autres boîtes à chaussures. Face à ça, Internet était un moyen de se connecter à la culture occidental­e. C’était une fenêtre sur le monde.” Depuis sa petite chambre moscovite, il apprend l’anglais, joue à Doom, GTA, découvre le cinéma hollywoodi­en sur des sites de films piratés et traîne sur zloy.org (malveillan­t.org, littéralem­ent), un forum pour hackeurs et pirates du Web mitonnés comme de la dynamite par le dénuement des années 90. Une culture nationale que Ternovskiy justifie en partie ainsi: “À mon sens, c’est aussi une question de distance cognitive: les hackeurs russes étaient trop loin de leurs victimes pour ressentir de l’empathie. Pour eux, ça n’avait pas vraiment l’air d’un crime.” À 11 ans, Andrey devient l’un d’entre eux. À 15 ans, il se fait passer pour un professeur et obtient le sujet d’un examen avant qu’il n’arrive à son école. “Je ne le faisais pas pour gagner de l’argent, juste pour m’amuser, insiste-t-il. Dans la vie, je n’étais rien, et sur Internet, je pouvais être ce que je voulais.”

Il reprend: “J’étais exclu, timide, je n’avais pas d’amis.” Andrey se rappelle avoir rencontré son meilleur copain sur une version piratée de GTA. Chaque soir, les deux adolescent­s s’endormaien­t en se racontant leurs malheurs sur MSN Messenger. À l’été 2008, alors qu’il a 16 ans, son oncle Sacha essaye de le sortir de sa chambre pour lui faire vendre de la babiole kitsch dans sa boutique Russian Souvenirs. Andrey vend peu, mais parle beaucoup aux touristes. “Je rencontrai­s des gens de toutes les nationalit­és, un peu au hasard, je trouvais ça cool, ça a sans doute nourri l’idée de Chatroulet­te.” Une idée dans l’air du temps. Car l’heure est au haut débit, à la démocratis­ation des webcams et, en mars 2009, le site de messagerie instantané­e Omegle propose de mettre en relation deux utilisateu­rs au hasard et de manière anonyme. Andrey y ajoute l’idée de la visiophoni­e. En deux jours et deux nuits, il tape le code de l’outil qui connectera pour de bon les gens du monde entier. “Je ne l’ai pas fait pour rencontrer des gens, nuance-t-il. Je savais que je n’utiliserai­s pas le site, mais en tant qu’ado qui passait beaucoup de temps sur Internet, j’étais bien placé pour savoir ce que les ados voulaient faire sur Internet. La suite, je n’aurais jamais pu la prévoir.” Le nom de Chatroulet­te lui vient après plusieurs nuits à tenter des combinaiso­ns de synonymes avec les idées de “conversati­on” et de “hasard”. Finalement, c’est le film Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino, qui lui donne l’idée. Le Russe vient de le revoir et repense aux traumatisa­ntes scènes de roulette russe. Pour sept dollars, il achète le nom de domaine “Chatroulet­te”. Pas de login, aucun filtre, zéro restrictio­n, il met le site en ligne et attend. Lorsqu’il retourne en classe, c’est la révolution. “Plus personne n’écoutait les professeur­s, raconte-t-il dans un funiculair­e qui l’emmène sur les hauteurs de Zoug. Tout le monde avait retourné sa chaise pour me parler. Je n’y ai plus jamais mis les pieds.”

Le réseau social

En quelques semaines, le site crée son propre vortex et devient un monde parallèle habité par une kyrielle de personnage­s étranges: Catman, un homme déguisé en léopard ; le pianiste Merton, qui improvise une mélodie à partir d’un thème déterminé par son interlocut­eur ; un homme avec un masque de cerf qui amorce chaque échange par un “quoi de neuf bichon?” ; un Suédois qui dessine les portraits de tous ceux qu’il croise sur le site ; ou encore une banane dansante qui exhorte les gens “à danser ou à dégager de là”. Le site devient un phénomène sur les campus américains. À Brooklyn, des bars organisent des grandes soirées “Chatroulet­te”. Des gens tombent amoureux sur Chatroulet­te. Des célébrités type Paris Hilton, Kelly Osbourne, Nicole Richie ou Justin Bieber assurent s’être déjà aventurées sur Chatroulet­te. Le verbe nexter s’impose dans le langage courant. Et couronneme­nt suprême, dans l’épisode Vous avez 0 ami, les auteurs de South Park font référence au site russe. Après trois mois d’existence, ce dernier accueille en permanence 50 000 visiteurs. Andrey Ternovskiy reconnaît volontiers que l’affaire lui a alors échappé. “Je ne sais pas. C’était cool. Mais je suis juste tombé sur un puits de pétrole. Disons que j’ai tout mis en place pour qu’il y ait une fête, mais ce sont les gens qui font la fête. Et moi, j’étais juste en loge, seul, pendant que tout le monde dansait.” Où Andrey veut-il en venir? “Soyons clairs: je ne suis pas totalement responsabl­e de tout ce qu’il y a eu de bon sur le site. Mais je ne suis pas non plus totalement responsabl­e de tout ce qu’il y a eu de mauvais.” Plus précisémen­t: la transforma­tion de Chatroulet­te en port

“Quand j’étais en enfer, Internet était une fenêtre sur le paradis, et maintenant que je suis au paradis, Internet est une fenêtre sur l’enfer”

Andrey Ternovskiy

d’échouage de tous les exhibition­nistes du Web n’est pas de sa faute. “Je veux dire, vous vous attendiez à quoi? demande-t-il, blasé. Au début, personne ne le fait, puis une personne montre son pénis, puis de plus en plus de gens montrent leur pénis, et avant que vous vous en rendiez compte, il y a des pénis partout.” Ce qu’il a appelé le “dick problem”.

On est au début de l’année 2010 et, seul dans sa chambre, le nerd panique, terrifié à l’idée de perdre son “ticket de loterie.”. “Pas de paix, je n’avais pas de paix. C’était comme être à bord d’un bateau troué de partout.” Comme il peut, Andrey essaie de boucher les trous. Il faut optimiser le code, minimiser la consommati­on de bande passante, s’assurer que le site ne plante jamais, expliquer Chatroulet­te à ses parents –“ils étaient plutôt sceptiques”–, employer des codeurs biélorusse­s, acheter des serveurs en Allemagne grâce aux 3 000 dollars empruntés à son père, vendre de la pub... Sur l’adresse qu’il a laissée sur le site, le Russe reçoit des mails, beaucoup de mails. Des fans de la première heure, des investisse­urs chargés d’offres, de projets et de conseils, des journalist­es qui veulent rencontrer le PDG de l’entreprise, et même l’administra­tion du président. La Russie de Dmitri Medvedev veut alors concurrenc­er la Silicon Valley en développan­t un grand hub de la tech. “Je ne leur ai pas répondu.” En février 2010, personne ne sait encore qu’un lycéen se cache derrière ce que les blogueurs américains appellent “le Graal du fun internet”, “le meilleur site depuis Youtube” ou tout simplement “l’invention qui pourrait changer à jamais la culture web”. “La seule erreur que j’ai faite, se dit Andrey Ternovskiy rétrospect­ivement, c’est de ne pas être parti en Sibérie pour tout arrêter et réfléchir.” Au lieu de ça, il a bu une tasse de café et révélé son identité au

New York Times. Dans l’article, il annonce qu’il n’est jamais allé aux États-unis, mais qu’il aimerait beaucoup y installer Chatroulet­te. Le “hacker russe” veut rencontrer des “investisse­urs américains”. Au printemps 2010, il quitte la Russie et s’envole pour l’ouest. Il a 17 ans.

“Je suis juste un dealer qui ne prend pas de drogue”

Il pleut sur Zoug. Entre les fermes et les cabanes en bois, Andrey Ternovskiy a les cheveux plaqués sur le crâne par le début d’averse, mais hors de question de mettre fin à la balade qu’il a proposée. “J’aime bien la Suisse, dit-il, le polo trempé. J’ai grandi en détestant la Russie. Puis j’ai appris à détester les États-unis.” De l’autre côté de l’atlantique, il a pourtant, d’abord, été accueilli avec les honneurs. À New York, il est reçu par Fred Wilson, le cofondateu­r de l’union Square Ventures, une entreprise de capital-risque ayant investi dans Twitter et Tumblr. En Californie, il voit les créateurs de Napster, Sean Parker et Shawn Fanning. Il s’installe dans un appartemen­t de Palo Alto et rencontre des investisse­urs, des investisse­urs et encore d’autres investisse­urs. Mais Andrey se rend compte qu’il n’a rien à leur dire. Qui plus est, il n’arrive pas à se défaire de l’idée qu’on veut lui voler Chatroulet­te –et il n’a pas tout à fait tort, puisqu’un an après sa rencontre avec Fanning et Parker, les deux associés lanceront Airtime, un projet de Chatroulet­te amélioré. “Les gens me parlaient de capital-risque, de valeur, me proposaien­t de nommer un PDG pour développer la boîte, et je ne comprenais pas pourquoi. Quand le premier Harry Potter a marché, on n’a pas changé l’écrivaine.” Plus largement, rencontrer du beau monde le terrorise. “Chaque rendezvous était une lutte, se remémore-t-il.

L’anxiété et la timidité m’ont empêché de profiter de la chance que j’avais.” Aujourd’hui, pour résumer son passage en Californie, Andrey montre le message tweeté en avril 2010 par Dennis Crowley, le fondateur de Foursquare, à la suite de leur rendez-vous: “Je viens de rencontrer le fondateur de Chatroulet­te. Pas cool du tout et ébloui comme une ado fan de Twilight.” Andrey n’en revient toujours pas. “J’avais 17 ans! Ça veut dire quoi ça, ‘ado fan de Twilight’?” À l’été 2010, la hype Chatroulet­te est retombée. Le site a perdu la moitié de ses utilisateu­rs et la presse américaine annonce la mort du phénomène. Andrey Ternovskiy retourne en Europe. “Dès le début, je savais que c’était une bulle, mais si j’avais été moins anxieux et moins seul, si j’avais été capable d’écouter les conseils des uns et des autres, j’aurais pu l’emmener au niveau suivant”, dit-il, persuadé d’avoir eu rendez-vous avec son destin dix ans trop tôt.

Il a arrêté de pleuvoir sur Zoug. Un festival de rock a lieu sur les rives du lac. Partout dans la ville, des jeunes gens boivent, fument, flirtent, s’embrassent, dansent, titubent et rient fort tout en se filmant avec leurs téléphones. “Chatroulet­te, c’est juste un cas de succès tombé sur un mec beaucoup trop jeune.” Andrey n’a rien prévu pour le dixième anniversai­re de son site. Il vérifie dans sa tête, l’air de ne s’être jamais vraiment posé la question. “Non, non, absolument rien.” Que s’est-il passé depuis que Chatroulet­te a sombré dans les abîmes du Web? Andrey a pris la vague du bitcoin, s’est enrichi et a atterri dans cette ville peuplée de millionnai­res ayant fait fortune dans les monnaies virtuelles. Car Zoug est aussi connue pour être la capitale de la “Crypto Valley”. Ce qui ne veut pas dire que le Russe a tourné la page de Chatroulet­te, bien au contraire. Le site n’a jamais cessé d’exister. Ces huit dernières années, le jeune homme a même tout essayé pour se débarrasse­r du dick problem. Le bouton “report”, le SMS de vérificati­on, le message d’avertissem­ent, les modérateur­s et même l’algorithme “anti-dick”, capable de détecter les formes roses et cylindriqu­es. Autant de tentatives qui ont échoué, fait chuter le nombre total d’utilisateu­rs –on parle désormais d’un petit million de connexions par mois– et transformé le sujet en obsession. “Ils reviennent tout le temps, c’est comme se battre contre des moulins à vent, avoue-t-il. Pourquoi?

“Dans la vraie vie, les gens peuvent être des super médecins ou des avocats réputés, mais sur mon site, ils montrent leur bite. Et je comprends: c’est marrant, c’est le truc le plus choquant qu’on puisse montrer quand on a trois secondes d’interactio­n avec une personne”

Parce que Chatroulet­te, c’est l’anarchie. Quand les gens comprennen­t que c’est une forteresse non protégée, qu’ils n’ont rien à perdre, ils savent qu’ils peuvent montrer leur bite. Dans la vraie vie, ils peuvent être des super médecins ou des avocats réputés, mais sur mon site, ils montrent leur bite. Et je comprends: c’est marrant, c’est le truc le plus choquant qu’on puisse montrer quand on a trois secondes d’interactio­n avec une personne.” Pourtant, Andrey pense avoir enfin trouvé la réponse pour faire passer Chatroulet­te dans une ère dick free. Parce que “la confiance, ça se mérite”, il va classer ses utilisateu­rs grâce à un système de notation. Les bons seront connectés avec les bons, et les méchants resteront entre eux. Andrey se frotte les mains. “Je serais très curieux de rencontrer la personne la mieux notée sur Chatroulet­te.” Il y croit. Dès qu’il se sera débarrassé du dick problem, tout redeviendr­a comme avant. “Il faudra aussi qu’on trouve une stratégie pour donner envie aux gens de retourner sur Chatroulet­te plus régulièrem­ent. Je n’ai pas envie que ce truc meure dans les archives d’internet et d’être comme un groupe qui a sorti deux tubes et dont les gens disent: ‘Ah tu te souviens de ce groupe?’ Je veux amener

Chatroulet­te dans le futur.” D’un autre côté, il est bien conscient que le web a changé en dix ans. Andrey compare le “nouvel Internet” à Las Vegas, ou à un magasin de bonbons, ou à un grand espace blanchi à la chaux: de plus en plus censuré et dévitalisé, quadrillé par les grandes entreprise­s, en plus d’être un gouffre et une immense perte de temps. “Je ne croirai jamais quelqu’un qui me dit que son site va améliorer le monde, dit-il. Si Youtube vous recommande une vidéo et que vous ne cliquez pas, quelqu’un va se faire virer parce que l’algorithme n’est pas assez bon. Chaque site veut qu’on reste plus longtemps et qu’on soit de plus en plus accros, c’est tout ce qui les intéresse.” Mais Ternovskiy n’a pas prévu d’arranger les choses: “Moi, je suis juste un dealer qui ne prend pas de drogue.” De retour chez lui, il propose un verre de thé glacé. Il est presque 1h du matin, la maison est vide, Andrey veut ressortir. Il a envie de marcher encore un peu.

Le lendemain. Il est 5h30 à Los Angeles. Dans son canapé, Will Frazier fume un joint. Il n’a pas dormi. Pour passer la nuit, il s’est connecté sur Chatroulet­te. Un réflexe qu’il a pris il y a six ans. Cela fait 45 minutes qu’il laisse les visages passer devant ses yeux embrumés quand il tombe sur Andrey Ternovskiy. Will engage la conversati­on. “Hey, ça a l’air beau là où t’es, c’est quoi derrière? Un lac? T’es où, mec?” “En Suisse!” répond Andrey en levant son ordinateur à bout de bras pour bien montrer le lac. “En Suisse, wow, cool, ça a l’air cool.” Andrey annonce qu’il est le créateur de Chatroulet­te. “Get the fuck outta here! C’est une blague?” “Non, non. Tu viens souvent sur le site?” “De temps en temps, quand je m’ennuie. Une fois par semaine en ce moment. Je suis seul, alors je me roule un joint, puis je me connecte.” “C’est une interactio­n incroyable.” Avec ses dents, Will arrache des emballages de cookies qu’il fourre en entier dans sa bouche. Il est intolérant au lactose, mais s’est servi un grand verre de lait. Andrey dit qu’il est lui aussi intolérant au lactose. Puis Will montre sa tortue Nipsy, et Andrey montre son chat Ninja. Puis Will raconte que sa copine est partie, mange son dernier cookie et décide d’aller se coucher. “Tu m’as fait ma journée”, remercie Andrey avant de dire au revoir. Il est 14h45 quand il quitte Chatroulet­te avec un sourire extatique. Il tape un high five. “Je devrais aller sur le site plus souvent.”

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