Society (France)

Mauvaises nouvelles du Mexique

- PAR STÉPHANE RÉGY, À NARRAGANSE­TT (RHODE ISLAND) PHOTO: SVEN JACOBSEN

Après La Griffe du chien et Cartel, l’écrivain américain Don Winslow revient avec La Frontière, dernier volume de sa trilogie sur le trafic de drogue et la guerre des cartels qui ensanglant­ent le Mexique. Spoiler: les nouvelles sont mauvaises.

Les mafieux new‑yorkais avaient Martin Scorsese. Les gangs de Baltimore avaient

The Wire. Les narcos, eux, ont

Don Winslow. Après La Griffe du chien et Cartel, l’écrivain américain revient aujourd’hui avec La Frontière, dernier volume de sa trilogie sur le trafic de drogue et la guerre des cartels qui ensanglant­ent le Mexique. Spoiler: les nouvelles sont mauvaises.

Combien d’existences peut-on faire cohabiter dans une même vie? Attablé face à la mer dans un restaurant de Narraganse­tt, la ville où il a grandi, Don Winslow plonge sa fourchette dans une assiette de palourdes et fait ses comptes. Adolescent dans le Rhode Island, il est allé voir Le Parrain de Francis Ford Coppola le jour de sa sortie avec “le fils d’un mafieux important”, escorté par deux voitures remplies d’hommes de main. L’enfant du mobster, son voisin, était curieux de voir la vie des siens transposée à l’écran. Plus tard, il a géré un cinéma à New York, à une époque où gérer un cinéma à New York voulait essentiell­ement dire “lutter contre le vol: les voyous qui faisaient les poches des spectateur­s, les spectateur­s qui resquillai­ent devant les caissiers, les caissiers qui détournaie­nt l’argent du cinéma”. Puis, il a longtemps été détective privé, une profession qui l’autorise aujourd’hui à demander sans prévenir à ses interlocut­eurs s’ils ont déjà été menacés par un revolver chargé au cours de leur vie. “Parce que moi oui, et ce n’est pas comme dans les films.” Il a aussi, un temps, été guide de safaris. C’était en Afrique, “au Kenya essentiell­ement”, une parenthèse qu’il justifie en expliquant qu’un ami avait décidé de se lancer dans ce business et qu’après tout, il faut bien faire ses expérience­s. Et donc: les narcos. Don Winslow est le roi des livres sur les narcos. Le “maître”, pour Michael Connelly. Un écrivain “merveilleu­x et absolument authentiqu­e”, pour

Dennis Lehane. Et tout simplement “Don freakin’ Winslow”, pour James Ellroy, qui le surnomme “El jefe de la novela narco”, en espagnol dans le texte. Il refait ses comptes. Cela lui a pris “21 ans, presque un tiers de vie”, pour en arriver là. Plus précisémen­t, trois livres monumentau­x qui représente­nt, mis bout à bout, 2 548 pages remplies de flics hantés, de parrains de la drogue impitoyabl­es et de violence apocalypti­que à cheval entre le Mexique et les États-unis, “tels qu’on ne les a jamais lus”, comme le vantent les panneaux publicitai­res. Dans l’ordre: l’inaugural La Griffe du chien, paru en 2005 ; l’effrayant Cartel, publié en 2015 ; et maintenant La Frontière, qui vient clore la trilogie et sort ces joursci en France. Trois volumes qui ont apporté à leur auteur la gloire et l’argent, la reconnaiss­ance critique et l’adulation du public, et lui ont offert une place au panthéon de la culture américaine, quelque part entre les trois épisodes du Parrain et les cinq saisons de The Wire. Spectacula­ire. Mais pas pour lui. Lui ne retraverse­rait cela “pour rien au monde”.

Vingt et un ans, presque un tiers de sa vie. Ce qu’a vu Don Winslow durant le temps que lui a pris la rédaction de sa trilogie et qui lui a tant fait passer l’envie d’y retourner tient en une formule: un pays, le Mexique, a plongé dans la nuit noire. On peut aussi le dire avec des chiffres. Les gens, au Mexique, meurent assassinés: 33 749 homicides en 2018, l’équivalent de la population d’auxerre. Ils meurent en essayant de passer la frontière: 7 216 cadavres retrouvés le long de la frontière Mexique/états-unis entre 1998 et 2017, un total sans doute très largement en dessous de la réalité. Ils s’évaporent: 40 000 personnes sont actuelleme­nt portées disparues dans le pays, estimation basse. Et si elles survivent, elles subissent tout le reste des abominatio­ns possibles en ce bas monde: le viol (80% des femmes essayant de passer la frontière sont agressées sexuelleme­nt), la torture (4 390 cas étaient en cours de réexamen au niveau fédéral en 2018), la corruption (qui représente­rait l’équivalent de 10% du PIB du pays). Don Winslow connait ces chiffres. Il vit avec depuis si longtemps. Il s’apprête d’ailleurs à en donner d’autres, mais avant de se lancer, il préfère préciser: “Ces statistiqu­es ne sont pas les miennes. Ce sont celles des autorités.” Lui n’est que le porteur de mauvaises nouvelles. Il lance un regard par-dessus son assiette, qui semble dire: ça ne m’a pas fait plaisir d’écrire ces livres, mais il fallait bien que quelqu’un s’y colle.

San Diego, États-unis 1998

C’est à San Diego, tout au sud de la Californie, que Don Winslow a été confronté pour la première fois à l’horreur mexicaine. C’était la fin des années 90. Désormais marié et père de famille, le détective avait décidé de s’établir ici, au coeur de la culture surf américaine, à quelques kilomètres seulement de la frontière. Il travaillai­t alors pour des cabinets d’avocats et des compagnies d’assurances. Une “vie agréable” qui, certes, selon ses mots, “ne ressemblai­t pas exactement” à ce qu’il aurait souhaité, “mais qui était OK”. D’année en année, cette énième partie de son existence était même devenue davantage que simplement “OK”. Winslow, qui écrivait des polars depuis toujours, vivait désormais de ses livres. Hollywood lui faisait les yeux doux. Il aimait le surf et la nourriture mexicaine. Son fils grandissai­t. Il aurait pu continuer comme cela pendant des années. Les choses ont tourné autrement. Le 19 septembre 1998, en ouvrant le San Diego Union-tribune, l’écrivain apprend que près du village mexicain où il a l’habitude de partir en week-end, des narcos ont sauvagemen­t assassiné 19 personnes parce qu’ils croyaient qu’un informateu­r se cachait parmi elles. “Aujourd’hui, remet-il, c’est une nouvelle qui passerait inaperçue. Mais à l’époque, c’était choquant. Je n’avais pas forcément envie d’écrire dessus, mais je voulais comprendre. Comment en arrive-t-on à exécuter 19 personnes comme ça, pour ça?” L’américain se renseigne. Quelques mois plus tard, il est à New York, où il a rendezvous avec Sonny Mehta, tout puissant éditeur de la maison Knopf. Il doit lui présenter ses prochains projets de romans. Winslow a deux ou trois idées de polars “classiques” –un personnage principal, une intrigue, trois actes. Et une autre idée de livre plus ample “sur le trafic de drogue, bâti autour d’une trame qui courrait sur 40 ans, passerait de Mexico à New York et l’europe”. Mehta l’écoute. Il sort fumer une cigarette. Quand il revient, il dit: “On sait déjà ce que tu sais faire. Essaye donc de faire ce que tu n’as jamais fait.”

Don Winslow mettra six ans à écrire La Griffe du chien. Quand le livre sort en 2005, le trauma originel de l’auteur est là, dès la première page, mis en fiction: à El Sauzal, en Basse-californie, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec les États-unis, Art Keller, le vétéran du Vietnam devenu employé de la DEA dont la traque obsessionn­elle du parrain Adan Barrera sert de colonne vertébrale aux trois volumes, découvre dans une maison les corps sans vie de 19 personnes –dix hommes, six femmes, trois enfants, dont un bébé. Ils ont été alignés contre un mur et abattus. “Explosés serait un mot plus juste”, pense le personnage. Les tueurs sont des narcotrafi­quants à la solde d’un baron de la drogue mexicain. Ils pensaient éliminer un traître à leur cause et sa famille. En réalité, les victimes étaient innocentes. “Comment en arrivet-on à exécuter 19 personnes comme ça, pour ça?” La réponse que trouvent Don Winslow et Art Keller 800 pages plus tard n’est pas plaisante: au fond, le plus grand drame du Mexique, c’est peut-être bien d’être collé aux États-unis. En d’autres termes: le grand coupable est à chercher au nord. “Depuis des décennies, nous pointons du doigt le Mexique en nous plaignant que la drogue vient de là, confirme aujourd’hui l’écrivain. Mais sans jamais nous demander pourquoi. Alors que c’est l’évidence même: sans acheteurs, il n’y a pas de vendeurs.” La logique qui explique le drame mexicain est simple, expose Don Winslow: l’amérique veut planer, et l’amérique a l’argent pour s’acheter de

“C’est assez facile d’entrer en contact avec le monde de la pègre. On connaît toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un. Le crime est partout”

quoi planer ; le Mexique n’a pas forcément le produit, mais il a mieux encore –la frontière pour le faire passer ; celui qui contrôlera les 3 150 kilomètres partagés avec le plus avide et le plus lucratif marché de consommate­urs de drogues au monde sera donc le plus riche ; et ainsi, la guerre peut commencer. Une guerre de territoire primale et brutale, une guerre de péage, uniquement motivée par la cupidité –le capitalism­e à l’état le plus sauvage.

Dans La Griffe du chien, qui couvre la période 1975-2004, Winslow montre aussi en détail l’échec de la “guerre contre la drogue” déclarée par le président américain Richard Nixon en 1971 et poursuivie depuis par tous ses successeur­s à la Maison-blanche. Il décrit comment, d’opération meurtrière et inefficace en opération meurtrière et inefficace, cette politique a poussé les petits producteur­s de marijuana mexicains dans les mains des narcos plus installés. Comment elle a également, en coupant la route de la Floride, obligé les trafiquant­s de cocaïne colombiens à faire du Mexique une étape clé dans le voyage de leur produit vers les États-unis –ce que l’on a appelé “le trampoline mexicain”. Et comment elle a, finalement, favorisé la naissance sur le sol mexicain de groupes hors-laloi plus riches que les multinatio­nales et plus puissants que les gouverneme­nts. L’auteur ne s’arrête pas là. Il raconte la façon dont le gouverneme­nt américain s’est servi des narcos dans sa lutte pour “contenir” la poussée communiste en Amérique centrale, et explique en sus que la responsabi­lité des États-unis dans la violence mexicaine est bien plus directe qu’on ne le croit d’habitude. Car si les drogues montent du sud vers le nord illégaleme­nt, note-t-il, les armes qui servent à tuer, elles, descendent du nord vers le sud tout aussi illégaleme­nt. Une fois de plus, les chiffres sont avec lui. Selon des chercheurs de l’université de San Diego cités par le Los Angeles Times le 6 octobre dernier, plus de 750 000 armes à feu achetées aux États-unis entre 2010 et 2012 auraient passé la frontière pour se retrouver au Mexique. Dans le jargon des services américains, ce trafic porte un nom: The Iron Pipeline. Hillary Clinton ellemême, quand elle était secrétaire d’état de l’administra­tion Obama, avait reconnu son existence à demi-mot, en parlant “d’une certaine coresponsa­bilité des États-unis” dans la crise affrontée par le Mexique.

Et cet aveu pour quoi? Pour rien. Sur les 132 823 armes à feu retrouvées sur des scènes de crime au Mexique entre 2009 et 2018, 70% provenaien­t des États-unis. Davantage que la violence, c’est peut-être la résignatio­n cynique face à celle-ci qui révolte le plus Don Winslow. Jamais, juret-il, il n’aurait pensé donner une suite à La Griffe du chien. Il avait d’autres projets, d’autres livres à écrire. Et il était fatigué, déjà. “Après ce roman, je m’étais juré que c’en était fini avec les narcos. Cela avait été trop violent, trop dur d’aller au bout de sa rédaction. Mais la situation au Mexique a encore empiré. Et bien que je me sois fait ce serment, je connaissai­s les raisons pour lesquelles la situation était en train d’empirer, et je me disais que, peut-être, je pourrais aider à expliquer à un lectorat non mexicain comment nous en étions arrivés là. Et surtout, je me sentais coupable de ne pas le faire.” Alors, Don Winslow a écrit Cartel.

Ciudad Juarez, Mexique 2010

Ciudad Juarez n’a pas toujours été cette “ville la plus dangereuse de la planète” avec laquelle le monde entier aime se faire peur. Elle a même, un temps, été l’inverse: un endroit où l’on venait chercher un peu d’air. C’est là qu’en 1961, Marilyn

Monroe était venue célébrer son divorce d’avec son troisième mari, le dramaturge Arthur Miller. Jim Morrison, Frank Sinatra et le jeune Ronald Reagan –c’était avant la guerre contre la drogue, quand il était acteur– aimaient également venir y décompress­er, loin de la pression de Los Angeles. On raconte que c’est dans l’un de ses bars, le Kentucky Club & Grill, que fut inventé le margarita. Il y avait aussi des théâtres, des cafés, des librairies. C’est plus tard, dans les années 80, que tout s’est mis à changer. D’un coup, Ciudad Juarez a vu converger, de tout le pays, des milliers d’ouvriers venus travailler dans les maquilador­as, ces usines détaxées qui poussaient alors comme des champignon­s près de la frontière américaine. Parallèlem­ent, la ville est devenue un centre de passage privilégié pour de nombreux Latino-américains en quête de migration vers les États-unis, tandis que les narcos, de leur côté, décidaient d’en faire un véritable champ de bataille. Et c’est comme ça que Ciudad Juarez s’est transformé­e en mouroir. Mouroir pour les femmes, d’abord –des centaines d’entre elles disparues, à partir de 1993–, puis mouroir pour tout le monde. Un chiffre, un de plus: lors de l’année 2010, au pic de sa violence, Ciudad Juarez comptabili­sait 3 057 meurtres, soit huit assassinat­s et demi par jour. Une moyenne supérieure à ce que subissait Bagdad à la même époque. Ciudad Juarez, située le long de

Plus de 90% du trafic de stupéfiant­s entre le Mexique et les États-unis passe par les endroits légaux, ce qui prouve bien que la militarisa­tion de la frontière et cette absurdité de mur ne servent à rien

la frontière avec le Texas, n’est pourtant qu’à un jet de pierre du pays le plus riche du globe. À pied, a compté le reporter de guerre anglais Ed Vulliamy dans son livre Amexica, souvent présenté comme un genre de Gomorra de la frontière, “il faut moins de 20 minutes pour se rendre du centre-ville d’el Paso à la rue principale de Juarez”. Ce sont peut-être les 20 minutes les plus longues du monde. C’est dans cette ville-là, dans ces annéeslà, que se déroule une grande partie de l’action de Cartel. Art Keller continue d’y chasser Adan Barrera tout en assistant, impuissant, à la mutation des bandes de trafiquant­s en véritables micro-états. Cartel est sans doute le volume dans lequel le personnage de Winslow semble le plus proche de basculer dans la folie, la preuve que l’auteur a retenu la leçon de l’écrivain Joseph Wambaugh, selon qui “un bon roman policier ne raconte pas ce que les flics font au crime, mais ce que le crime fait aux flics”. C’est aussi le roman le plus violent et désespéré de la trilogie. Rarement a-t-on lu un livre où les personnage­s disparaiss­ent aussi vite qu’ils sont apparus dans le récit. Un nouveau chef de la police arrive en ville, ou un nouveau journalist­e, ou un nouveau conseiller municipal. Il est assassiné. Son remplaçant prend ses fonctions. Il est assassiné. Un troisième suit rapidement. Il est assassiné. Puis un quatrième, puis un cinquième. Tous assassinés. Parfois, on croirait lire une simple liste d’exécutions. Mais comment faire comprendre la violence du narcotrafi­c, son ampleur et son absurdité, autrement qu’en établissan­t des listes d’exécutions? À un moment, il faut bien dire les choses. “Cela a été l’un des problèmes avec le fait d’écrire ce livre, confirme Don Winslow. Parfois, je recevais des notes de mon éditeur, qui me disait: ‘Telle scène, quand même, c’est un peu too much.’ J’étais obligé de répondre: ‘Non, c’est plutôt édulcoré, en fait.’ Tout ce qui est dans le livre est arrivé. Tout ce qui est dans les trois livres est arrivé. Bien sûr, les personnage­s et les situations relèvent de la fiction, mais j’insiste: il n’existe pas, dans les trois livres, une seule scène de violence qui ne soit pas réelle.” Ce qui signifie donc, comme on le lit dans Cartel, que quelqu’un a effectivem­ent, un jour, au Mexique, cousu le visage d’un autre sur un ballon de foot (il s’agissait du visage d’un certain Hugo Hernandez, 36 ans ; c’était à Los Mochis, en 2009) ; que dans ce même pays, à la même époque, un autre homme a dissous, contre 600 dollars par semaine, plus de 300 cadavres dans des cuves d’acide (son nom est Santiago Meza Lopez ; c’était quelque part vers Tijuana, toujours en 2009) ; ou encore que des narcos, se sentant gênés dans leur travail, ont pu publiqueme­nt menacer d’assassiner un flic par jour tant que le chef de la police ne démissionn­erait pas, ce que ce dernier a fini par faire, après qu’ils ont commencé à mettre leur menace à exécution (c’était à Ciudad Juarez, en 2009 encore ; le chef de la police s’appelait Roberto Orduña).

Don Winslow a une formule pour résumer son travail: “Le journalism­e peut dire les faits, mais les romans peuvent dire la vérité.” Ses livres disent les deux, et c’est sans doute ce qui les rend si puissants. Il y a pourtant concurrenc­e. L’américain n’est pas le seul, ces dernières décennies, à être allé renifler l’air mortifère de Ciudad Juarez et de la frontière ni à dresser des listes de cadavres. Deux des plus grands écrivains du dernier demi-siècle –Roberto Bolaño et Cormac Mccarthy– ont situé leurs meilleurs romans dans la région. Des auteurs américains de non-fiction aussi réputés que Charles Bowden ou William Langewiesc­he lui ont consacré des livres. Les mémoires d’américains travaillan­t le long de la frontière sont également devenus un style à part entière, avec ses livres ennuyeux mais aussi ses réussites, comme les oeuvres de Lee Morgan II ou, plus récemment, de Francisco Cantu. Enfin, des Mexicains de premier rang, tels Sergio Gonzalez Rodriguez, Yuri Herrera ou Elmer Mendoza, ont noirci des centaines de pages sur ce thème. Mendoza n’a pas vraiment eu le choix: il est originaire de Culiacan, l’une des plus célèbres plaques tournantes du trafic de drogue au Mexique. “Lorsque j’étais jeune, pour beaucoup de personnes,

venir de cette ville était un motif d’orgueil ; pour d’autres, un mauvais présage, explique-t-il. Mais pour tout le monde, la ville était pleine de légendes sur les narcos, et quand j’ai commencé à écrire, je n’ai pu faire autrement qu’en conter quelquesun­es.” Sa connaissan­ce intime du sujet et son statut d’écrivain local l’autorisera­ient à regarder avec scepticism­e, sinon sévérité, l’oeuvre du gringo Winslow. C’est tout le contraire: Mendoza est un admirateur de l’américain. “Quand Cartel est sorti, dit-il, il contenait des révélation­s que nous-mêmes ignorions.” D’ailleurs, ajoute le Mexicain, la prochaine fois qu’il croisera un narco, il lui recommande­ra la lecture de ce livre plus qu’aucun autre. Tout est là, noir sur blanc. Quant à savoir si un non-mexicain est légitime pour écrire sur le Mexique, Mendoza est catégoriqu­e: “Edgar Poe n’a jamais vécu à Paris.”

Sa crédibilit­é, Winslow la tire d’une méthode de travail aussi simple que modeste. Diplômé d’histoire et fils d’une bibliothéc­aire, l’écrivain croit à la chronologi­e des choses: “Sans A et B, il n’y a pas de C. Donc pour décrire C, j’ai besoin de comprendre A et B.” C’est avec cette logique en tête qu’il a travaillé sur les narcos. Il a commencé par lire des livres sur le Mexique des Aztèques, des conquistad­ors, de Pancho Villa ; puis il est passé à l’histoire récente, aux ouvrages d’économie, il a décortiqué les journaux ; après quoi est venu le temps des documents: comptes rendus de justice, rapports de police, études statistiqu­es ; et enfin, une fois que la documentat­ion a eu fini de manger les murs de sa maison, Don Winslow a rencontré des gens. Policiers et gangsters. Des rendez-vous arrangés en prison, dans des cafétérias anonymes, sur des parkings déserts. “C’est assez facile d’entrer en contact avec le monde de la pègre, euphémise l’ancien détective. On connaît toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un. Le crime est partout.” Le reste, c’est ce que l’on appelle la littératur­e. Jamais, assure Don Winslow, on ne l’a regardé, au sud de la frontière, comme un touriste malsain ou un chacal en quête d’une bonne histoire sanguinole­nte. “J’ai fait plusieurs lectures au Mexique. Ce qui se passe généraleme­nt à la fin, c’est que les lecteurs viennent me voir et me disent: ‘Merci pour ce que vous faites’, raconte-t-il. Lors de la tournée mexicaine qui a suivi la parution de Cartel, je n’ai pas rencontré une seule personne qui n’avait pas une connaissan­ce tuée, disparue ou détruite par le trafic de drogue.” Comme il l’avait fait une fois La Griffe du chien terminé,

Winslow s’était promis, de retour chez lui, qu’il n’y aurait pas d’après Cartel. Encore une fois, il avait parlé trop vite. Encore une fois, il s’est déjugé. “Je pensais: ‘Je ne peux pas revivre ça à nouveau.’ Puis, j’ai réalisé deux choses, explique-t-il. La première, c’est que j’avais trahi mon discours. J’avais passé plus de dix ans à dire et écrire que le problème de la drogue était américain et non mexicain, et pourtant mes deux premiers livres se passaient à 70% au Mexique. Deuxième chose: c’est marrant comme on peut être stupide. J’avais cru une fois de plus que le pire était derrière nous. Puis Trump est arrivé. Puis l’épidémie d’héroïne est arrivée. À ce moment-là, je n’avais plus le choix: il fallait que je ramène l’histoire aux États-unis.”

New York, États-unis 2016

La Frontière est en partie né pendant que Don Winslow travaillai­t sur son roman Corruption. Un livre à propos de flics ripoux et de gosses des rues qui sonnait surtout comme un prétexte pour écrire enfin sur New York, ses communauté­s, son mythe. Après des années à San Diego

et au Mexique, Winslow avait ressenti, au milieu des années 2010, le besoin de revenir vers la ville qui lui avait procuré ses premiers frissons. Une manière de rendre hommage à sa jeunesse dans le Nord-est du pays et aux incessants allers-retours effectués, alors, entre le Rhode Island et la mégalopole par le train régional. “Je crois que chacun, avant de devenir adulte, doit faire l’expérience d’une ville, théorise l’écrivain en jetant par la fenêtre un coup d’oeil vers la mer, où quelques surfeurs tentent une sortie. Moi, ça a été New York. Quand j’arrivais làbas, je ne faisais rien de spécial. Je sortais de la gare, je me baladais dans les rues, je marchais, je m’imprégnais de l’ambiance.” Un après-midi, au début des années 70, il entre dans un cinéma qui passe French Connection. Épiphanie. “L’impact a été immédiat. Je n’avais jamais rien vu de tel. C’était si… cru. Pas des beaux garçons dans des beaux costumes en train d’arrêter des méchants qui volent des bijoux dans un décor de rêve. Juste Gene Hackman et Roy Scheider en train de manger des hot dogs dans une voiture. Juste New York. Une ville grise, sale, violente. Je m’étais dit: ‘Si un jour, j’arrive à raconter des histoires comme ça…’” Quarante-cinq ans plus tard, quand il se retrouve à patrouille­r avec des policiers du NYPD pour préparer

Corruption, Winslow s’aperçoit que le New York de French Connection, celui qui le forçait à se balader avec un flingue sous le blouson, n’a pas totalement disparu. Il continue d’exister dans le nord de la ville et dans les communes de banlieue qui s’égrènent le long de l’hudson. Autre surprise: le danger court aussi dans des endroits de classe moyenne qu’il pensait assoupis pour toujours, comme Staten Island, et aussi au coeur même du New York gentrifié des beautiful people, à Manhattan. L’épidémie d’opioïdes –fentanyl, oxycodone– qui ravage les États-unis ne fait pas d’exception. Pauvres, riches, jeunes, vieux: tous tombent avec la même vitesse, la même fatalité. Cette fatalité vaut aussi pour lui, se rend-il compte: Don Winslow voulait passer à autre chose, mais le narcotrafi­c a retrouvé Don Winslow.

Aujourd’hui, ces 300 000 Américains morts par overdose depuis 2000 –plusieurs dizaines par jour– sont au programme de La Frontière. L’écrivain les relie aux labos mexicains, aux cartels, à la politique anti-narcotique américaine. Comme il relie Wall Street et le Sinaloa en détaillant les mécanismes qui, dans l’amérique des cols blancs, servent à blanchir l’argent de la drogue. Pour la première fois de la trilogie, Winslow fait aussi entrer dans l’équation la question des migrants. Dans La Frontière, l’un des personnage­s principaux s’appelle Nico Ramirez. C’est un gamin de 10 ans originaire de Guatemala City qui tente sa chance en empruntant “la Bestia”, le fameux train sur le toit duquel montent chaque année des milliers de Latinoamér­icains en espérant rallier le Nord du continent. Son destin, forcément tragique, est l’occasion pour l’auteur de décrire comment les narcos utilisent les clandestin­s, et de détailler par le menu la politique migratoire américaine. D’ailleurs, Donald Trump aussi est dans le récit. Il s’y nomme John Dennison, la contractio­n de John Barron et David Dennison, deux des pseudonyme­s utilisés pour de vrai par le président américain au cours de sa longue vie. C’est un personnage dégoûtant. La Frontière, enfin, aborde la question du racisme endémique des États-unis –“l’épidémie d’opiacés n’en est devenue une que lorsque des Blancs se sont mis à en mourir”, rappelle Winslow–, et le sujet de la privatisat­ion des prisons –“la pire invention américaine depuis la ségrégatio­n raciale”. Est-ce que tout cela ne fait pas trop? Peut-être, un peu. Ce n’est plus le flic Keller contre le narco Barrera, mais le citoyen Keller contre les États-unis d’amérique. Winslow en semble conscient. Il s’en excuse d’avance: “Je suis désolé, je deviens fou quand je parle de ça.” Mais ce n’est pas de sa faute si tout se rejoint, hausse-t-il des épaules.

Après avoir consacré 20 ans de sa vie à la question, l’américain en est persuadé: tout a été fait de travers, depuis le début. Et tout continue d’être fait de travers. Il prend en exemple le cas d’el Chapo Guzman, le narcotrafi­quant mexicain le plus célèbre de la planète, dont le procès a amusé la galerie médiatique à New York l’an dernier. “Je n’y suis pas allé, ça ne m’intéressai­t pas. Je n’ai aucune sympathie pour lui et justice a été rendue, parce qu’il est responsabl­e de beaucoup, beaucoup de morts. Mais ça ne fait aucune différence. Dès le moment où ils l’ont arrêté, il était déjà remplacé. La quantité de drogue exportée et le nombre de morts ont encore augmenté depuis sa capture.” Pour Winslow, on peut bien appréhende­r un chef ou un autre, ça ne changera rien à la situation. Il n’est pas le seul à penser de cette façon. Nicolas Gonzalez Perrin est le policier qui a arrêté El Chapo.

“Parfois, mon éditeur me disait: ‘Telle scène, quand même, c’est un peu too much.’ J’étais obligé de répondre: ‘Non, c’est plutôt édulcoré, en fait.’ Tout ce qui est dans le livre est arrivé”

C’était en janvier 2016, à Los Mochis. Trois ans et demi plus tard, retourné à l’anonymat de son métier, le Mexicain accorde à son exploit la valeur d’un coup d’épée dans l’eau. “La plus grande erreur des 25 dernières années, admet-il, a été de viser la tête et de laisser le corps des cartels intact. Car quand on les décapite, ces derniers se reconstitu­ent en petites cellules criminelle­s incontrôla­bles qui se lancent dans l’extorsion, les enlèvement­s, etc. Et ensuite, ils se reconstitu­ent, apprennent de leurs erreurs, et deviennent plus violents et plus radicaux.” La dernière grande opération militaire contre les narcos a eu lieu à Culiacan, dans la semaine du 14 au 20 octobre derniers. Les autorités y ont capturé Ovidio Guzman Lopez, le fils d’el Chapo. Dans les heures qui ont suivi, le cartel a lancé ses hommes dans les rues. La démonstrat­ion de force a tourné en faveur des trafiquant­s, et l’armée a été obligée de relâcher Ovidio Guzmán Lopez et de se retirer de Culiacan. Les vidéos de l’événement, qui montrent les narcos prendre possession de la ville, ont tourné en boucle sur les réseaux sociaux. On aurait cru un livre de Winslow, ou une série Netflix. Mais c’était la réalité.

Narraganse­tt, États-unis 2019

Don Winslow monte dans sa voiture, met le contact, et de l’autoradio s’échappe un thème de jazz. C’est ce que l’on attend d’un auteur de polar, certes, mais dans son cas, c’est justifié. Le jazz est l’une des grandes passions de l’écrivain, il a même fait partie d’un groupe quand il était plus jeune. C’était ici, à Narraganse­tt. Tout en conduisant, il montre les résidences du front de mer qui longent désormais la baie. “Ces affreux bâtiments pour touristes n’existaient pas quand j’étais jeune”, se plaint-il. Il fait un geste de la main comme pour les gommer et revenir au monde d’avant. “À la place, ce n’était que bars, clubs et pizzerias bon marché.” Malgré tout, Don Winslow passe encore une partie de l’année dans la région. Il aime la sensation de l’océan Atlantique l’été et sa mère vit en ville. Sa routine y est la même qu’à San Diego: réveil à 5h, écriture, pause, promenade à 11h, écriture jusqu’à 17h. Une vie rythmée “comme s’[il] travaillai[t] à l’usine”, dit-il avec humilité.

Ces dernières années, quelque chose a tout de même changé: Don Winslow est monté sur le ring politique. Il considère qu’il y a urgence, et il est difficile de lui donner tort. Le 10 mai 2011, Barack Obama s’était permis un trait d’humour dans le cadre d’un discours à El Paso à propos de la frontière. Il s’était moqué des surenchère­s des républicai­ns et du jour où ces derniers demanderai­ent à ce que l’on installe, entre le Mexique et les États-unis, “des douves et des alligators dans les douves”. Ce jour est finalement arrivé plus tôt que prévu. Il y a peu, le New York Times révélait que Donald Trump avait réclamé en privé à ses équipes que l’on creuse des tranchées remplies de serpents et d’alligators à la frontière mexicaine. Il aurait aussi demandé aux forces de l’ordre américaine­s de “tirer dans les jambes” des migrants qui tenteraien­t de passer au Nord. Cet amalgame entre migrants et trafiquant­s met Don Winslow dans une colère noire. Plus de 90% du trafic de stupéfiant­s entre le Mexique et les États-unis, informe-t-il, passe par les endroits légaux, ce qui prouve bien que la militarisa­tion de la frontière et cette absurdité de mur ne servent à rien. “Le gros de la marchandis­e entre par des camions, détaille-t-il. Et au poste-frontière d’el Paso, il entre un camion toutes les quinze secondes. Le temps que vous notiez ce chiffre, de la drogue vient d’entrer aux États-unis. Le temps que vos lecteurs le lisent, encore de la drogue. Tout le monde sait ça. Tout le monde. La police américaine le sait –ces chiffres figurent dans les rapports de la DEA–, et des témoins au procès d’el Chapo l’ont confirmé. Dire que construire un mur entre les deux pays aura un impact sur le trafic de drogue revient à travestir la réalité, et à le faire consciemme­nt. Dire ça aux parents dont les enfants sont morts d’overdose, c’est tout simplement sadique.”

Don Winslow s’est récemment acheté une page de pub dans le Washington Post, puis une autre dans le New York Times, pour y dire tout cela, sans les artifices de la fiction. Deux textes dans lesquels il rappelle que la guerre contre la drogue a nécessité la dépense de mille milliards de dollars ces 50 dernières années, sans autre résultat que l’augmentati­on du trafic et de la consommati­on de stupéfiant­s dans la région. Et deux textes aux conclusion­s similaires: la meilleure manière de gagner cette guerre, c’est d’arrêter de se battre. Faisant le lien entre le crime et les périodes de prohibitio­n, Winslow plaide pour la seule issue logique, selon lui: la légalisati­on des drogues. Depuis la sortie de La Frontière, il passe également une bonne partie de son temps à invectiver Donald Trump sur Twitter. Il lui a proposé un débat en face-à-face sur Fox News, “à l’heure de votre choix, avec le présentate­ur de votre choix”. Pas de réponse. À l’oral, il n’a pas de mots assez durs pour le président américain –“un orang-outang psychotiqu­e”, “un menteur”, “un manipulate­ur”. Mais ce sont des insultes prononcées sans joie.

Don Winslow assure qu’il préférerai­t faire du surf et qu’il se passerait bien des injures qu’il encaisse en retour de la part de l’extrême droite américaine. S’il est soudaineme­nt devenu activiste à 66 ans, ce n’est pas pour le plaisir ni pour faire

“Dès le moment où ils ont arrêté El Chapo, il était déjà remplacé. La quantité de drogue exportée et le nombre de morts ont encore augmenté depuis sa capture”

le malin, mais parce que la situation l’y oblige. “Je me suis rendu compte, avec le temps et le succès, que j’avais des toutes petites fenêtres de temps lors desquelles ce que je dis peut avoir un minimum d’impact, explique-t-il. Ces fenêtres, c’est quand mes livres sortent. C’est à ce moment qu’éventuelle­ment, les gens peuvent prêter une oreille à ce que je dis. Alors je le fais. Je me dois de le faire.” Il prévient: il ne veut pas se faire passer pour un Roberto Saviano américain ou un martyr quelconque. Il n’a rien à voir avec ça. Il est juste un écrivain américain qui est tombé un jour sur un article qui l’a choqué, qui s’est renseigné, a creusé, puis a raconté ce qu’il a trouvé dans des livres, parce que c’est son métier. “Les choses sont simples, dit-il: je suis américain, et je vis dans une relative garantie de sécurité du bon côté de la frontière. D’autres que moi n’ont pas cette chance. Ce sont eux, les héros. Et il arrive qu’ils meurent.” En incipit de La Frontière, Don Winslow liste les patronymes des 49 journalist­es mexicains assassinés pendant la rédaction de son roman. Pour Cartel, l’inventaire s’élevait à 131. Écrire leurs noms ne les ramènera pas, mais c’est, explique-t-il, une manière de rappeler au lecteur qu’une fois le livre refermé et son auteur parti pour d’autres aventures, l’histoire, elle, continue de s’écrire et les chiffres d’augmenter. Sur le premier trimestre 2019, les autorités mexicaines ont pour l’instant recensé 8 493 meurtres. C’est le plus haut niveau de violence constaté depuis que les statistiqu­es de ce genre ont été mises en place, en 1997.

Lire: La Griffe du chien, Cartel et La Frontière, de Don Winslow (Harper Collins)

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 ??  ?? Ciudad Juarez. En 2010, au pic de sa violence, la ville comptabili­sait 3 057 meurtres, soit huit assassinat­s et demi par jour.
Ciudad Juarez. En 2010, au pic de sa violence, la ville comptabili­sait 3 057 meurtres, soit huit assassinat­s et demi par jour.
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 ??  ?? À la frontiere entre le Mexique et les États-unis.
À la frontiere entre le Mexique et les États-unis.
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 ??  ?? À Ciudad Juarez.
À Ciudad Juarez.
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 ??  ?? À Tijuana.
À Tijuana.
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