“Le mec qui sert un truc marron aujourd’hui, il est courageux”
Pour François Simon, cela fait un moment que la gastronomie est devenue un monde “malade”, “illisible”, “totalement bizarre”, qui “part dans tous les sens”, où règne “une confusion totale”. Quand le célèbre critique gastronomique a commencé à écrire sur le sujet, il y a une quarantaine d’années, tout lui paraissait “hyperfacile”. “Tout le monde avait le même répertoire de cuisine bourgeoise. T’allais dans un quartier, tu prenais tous les restaurants, et tu faisais un classement indiscutable.” Il désigne les enseignes aux alentours. “Aujourd’hui, comment veux-tu comparer un japonais, une crêperie, une pizzeria? Tout le monde a droit de cité, du kebab au gastro, la personne qui a envie de faire sa tambouille dans son coin avec ses potes, ses producteurs, sans les guides, si elle est sympa, on va revenir. Parce qu’on a intégré qu’il y avait une valeur irrationnelle à l’appréciation des choses.” Le paradoxe étant que si “la bouffe est partout, toutes les grandes cuisines se ressemblent. Prenez tous les trois étoiles de Paris, demandez-leur leur recette de sole, vous serez incapable de reconnaître le style. Il y a une vraie peur du risque”. Ce qu’il lie au fait que les chefs sont entrés dans une “danse de la représentation”, enchaînant les collaborations et rivalisant d’happenings pour occuper l’espace médiatique. “Avant, les chefs voulaient être des notables, maintenant ils veulent être des rock stars ou des Neymar. Quand certains voient un concurrent sortir un livre, ils se disent: ‘Pourquoi pas moi?’ Il y a une jalousie, des gens qui sont prêts à tout pour marcher sur la concurrence, ça peut rendre fou.” Une guerre des nerfs qui se ressentirait jusque dans l’assiette. “La cuisine des grands chefs est stressée, nerveuse, sur-dense, hyperexpressive, très dure à digérer, comme s’il y avait trop de désamour. Et puis, il y a la question du visuel. Par exemple, des mogettes avec de la poutargue et un jus de citron, ce n’est absolument pas ‘instagrammable’, mais formidablement bon. Donc les chefs se disent: ‘Qu’est-ce que je fais? Je sers cette assiette qui a l’air d’un dégueulis ou je vire le marron pour mettre un concentré d’herbes vertes au milieu, avec une petite fleur?’ Même les trois étoiles rentrent là-dedans. Le mec qui sert un truc marron, il est supercourageux et il n’en a plus rien à branler.” Une cuisine qui ressemblerait au monde, selon François Simon. “Comment veux-tu trouver une logique là-dedans? Pourquoi des crétins paradent et pourquoi des braves mecs du fin fond de la Bretagne font une cuisine merveilleuse et ont un restaurant vide? C’est injuste, horrible, c’est comme ça. Le monde veut des Cyril Lignac, jusqu’au jour où il n’en voudra plus.”