Society (France)

“Ils veulent tous se ressembler, je ne sais pas pourquoi”

Il a traîné avec Jimi Hendrix, vécu avec Sharon Stone et été l’agent d’alice Cooper, de Blondie ou des Gipsy Kings. Puis Shep Gordon a rencontré le chef français Roger Vergé et a eu une révélation qui l’a amené à créer un monstre: le concept de chef célé

- Yves Camdeborde Chef du Comptoir du Relais et du Relais Saint-germain TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AC, AJ ET TP

C’était au début des années 90, mais le surnom d’“inventeur de la bistronomi­e” lui est resté. Yves Camdeborde, lui, le trouve un poil pompeux. Sa volonté quand il quitte le Crillon après un passage à La Tour d’argent était juste de faire en sorte qu’on puisse bien manger sans forcément se tourner vers le luxe, ses codes étriqués et ses prix démentiels: “Je voulais qu’on puisse prendre du plaisir, avoir de magnifique­s assiettes, en rigolant. Les grandes maisons avaient inversé les rôles, les chefs et les maîtres d’hôtel dictaient leurs lois, comme si les clients les méritaient.” Vingt-cinq ans après l’ouverture de sa Régalade, le prescripte­ur béarnais devrait donc se satisfaire de la scène gastronomi­que française actuelle et de ses serveurs en jean-converse. Pas si simple: “Ils sont en train de réinstaure­r des codes. On avait osé dire stop à cette dictature intellectu­elle, il ne faudrait pas en créer une autre. Le client doit être à l’aise, pas se dire ‘j’ai pas de tatouages, je suis pas barbu, qu’est-ce que je fais ici?’” S’il estime qu’on mange aujourd’hui mille fois mieux qu’il y a 30 ans, quelque chose le chagrine: “Ils veulent tous se ressembler, je ne sais pas pourquoi. Moi, j’ai pas envie d’entrer dans une secte. Je parle mal, j’avale les R et ça fait 30 ans que je suis comme ça. Je vais pas me renier.” Ce grand défenseur de la gastronomi­e régionale estime que la vraie révolution se passe en province, pas à Paris. Il en a gros sur la patate quand il se demande où sont passés les restaurant­s basques, bretons ou auvergnats de la capitale. “On avait une diversité culturelle française unique à Paris et on l’a perdue. Aujourd’hui, on pourrait être à Copenhague ou Brooklyn, ça serait la même chose.” Quant au nouveau statut des chefs, qu’il a contribué à créer en participan­t à l’émission Masterchef, il le dépasse un peu. Il ne comprend pas trop que les chefs soient considérés comme des rock stars, encore moins comme des artistes. Il aurait cependant adoré pouvoir quitter les cuisines comme le font les chefs d’aujourd’hui, mais il a grandi avec l’idée fixe que c’était une hérésie: “De 1990 à 2004, j’ai dû louper trois services. Une telle routine, c’est très violent intellectu­ellement. La nouvelle génération n’a pas envie de faire ça et elle a raison. Le but, c’est d’être heureux.”

Pour l’essentiel, votre carrière a été consacrée à transforme­r des musiciens en rock stars. Comment êtes-vous arrivé dans le monde de la bouffe? À la base, j’étais plutôt un mec de macaronis au ketchup et de cheesecake­s surgelés. Et puis, en 1984, je suis allé au festival de Cannes pour promouvoir Return Engagement, un documentai­re que j’avais produit et dans lequel Timothy Leary, le pape du LSD, et G. Gordon Liddy, un ancien agent du FBI, débattaien­t. C’est là que j’ai eu l’occasion de me rendre dans un restaurant 3 étoiles, alors que je ne savais même pas ce que c’était. On est allés au Moulin de Mougins, le restaurant du chef Roger Vergé. C’était dans les montagnes tout près de Cannes, et je n’avais jamais vu autant de stars dans une même pièce. J’étais très défoncé, ivre, et d’autres choses encore. À un moment, Leary a fait semblant de sniffer de la coke sur la table en faisant des lignes avec du sel pour énerver Liddy. Puis il a tapé sur son verre avec une cuillère pour annoncer à l’assistance qu’il avait réussi à faire entrer des acides en France et qu’il était prêt à en échanger quelques-uns contre n’importe quelle drogue. C’était embarrassa­nt, tout le monde était mal à l’aise. Et là, un mec est entré dans la pièce, avec l’air d’être tellement bien dans sa peau, tout en blanc, des cheveux magnifique­s. Une figure de puissance. Des stars ont alors sauté de leur chaise pour aller le saluer. Je me suis dit: ‘C’est le genre de gars que je veux être. Je ne veux plus faire partie des gens nerveux, je veux être lui.’ C’était Roger Vergé. J’ai passé beaucoup de temps avec lui pendant les 30 années suivantes.

Il y avait une différence entre les chefs français et américains, à l’époque? Il y avait une différence au niveau du respect. Aux États-unis, les chefs étaient des cuisiniers. En France, ils étaient des artistes. La perception était très différente. Et le niveau de vie aussi. Je présumais que M. Vergé était riche en voyant les prix dans son restaurant et sa maison, qui était magnifique. Alors qu’aux États-unis, les chefs vivaient dans des deux-pièces, 90% étaient employés et peut-être 10% avaient leur propre restaurant. Et quand c’était le cas, ils n’en avaient qu’un seul. Wolfgang Puck avait le Spago ; Charlie Trotter, le Charlie Trotter’s. Ils arrivaient à peine à en vivre.

En France, on a l’impression que le concept de chef star est arrivé des États-unis mais à vous entendre, on dirait que c’est plutôt l’inverse… Il y avait Bocuse, Vergé, les frères Troisgros, à un certain niveau. Mais c’était très différent, ils ne pensaient pas encore à eux-mêmes comme des marques. J’ai longtemps suivi M. Vergé dans ses voyages quand il allait cuisiner quelque part, et au bout d’un moment, j’en avais marre d’être inutile, donc je lui ai proposé d’être son road manager. Dans le premier restaurant, à Los Angeles, pour un dîner à 495 dollars, je me suis présenté aux promoteurs en disant que je venais récupérer la paye de M. Vergé. ‘Oh, on ne le paie pas. Et on ne paie pas non plus pour sa chambre d’hôtel. –OK... Donc vous ne payez rien pour un dîner qui a dû vous rapporter 15 000 dollars.’ Ensuite, c’était au Renaissanc­e Palm Springs Hotel, pour un événement présenté comme ‘le dîner à un million de dollars du chef Roger Vergé’. À la réception, on lui a demandé sa carte de crédit, au cas où il prendrait quelque chose dans le minibar, et quand j’ai réclamé sa paye, on m’a dit qu’il n’avait rien demandé. L’événement suivant était au Highlands Inn, près de San Francisco, un dîner à 2 500 dollars, avec 300 têtes, toujours pas payé, et sa chambre était à côté des poubelles. Après, dans la voiture, je l’ai engueulé: ‘Vous êtes mon ami, mais si vous continuez, je vais devoir vous tuer parce que vous me faites honte. À partir de maintenant, vous ne prenez plus un coup de fil sans me parler. Je vais faire en sorte qu’on vous traite de la même façon qu’alice Cooper.’

C’est là que vous êtes devenu agent de chefs? Juste après, je suis rentré à Hawaï, où un constructe­ur automobile organisait un événement dans lequel le chanteur Kenny Loggins, que je représenta­is aussi, chantait pendant que Wolfgang Puck faisait la cuisine. Je lui ai raconté comment M. Vergé était traité et il m’a répondu que les chefs ne s’attendaien­t pas à être traités autrement. Lui-même, pour cet événement où Loggins était payé une fortune, cuisinait bénévoleme­nt. Il avait aussi dû rapporter tous ses ingrédient­s lui-même. C’est comme si je présentais Alice Cooper sans lumières. Deux semaines plus tard, je suis allé au Spago, le restaurant de Puck à Los Angeles, et il y avait 50 ou 60 des meilleurs chefs américains, qui m’ont demandé si je pouvais aussi les aider. J’ai donc créé mon agence en 1993 (Alive Culinary Resources, ndlr).

Il y avait des signes montrant que les chefs pouvaient devenir des stars? Pour eux, non, mais pour moi oui, clairement. Je suis quelqu’un qui fait beaucoup de réseautage, mais je n’ai jamais eu d’appels de gens qui voulaient des places pour le Super Bowl ou de concert au premier rang. Parce que vous pouvez toujours acheter ça quand vous avez de l’argent. En revanche, j’avais des tonnes d’appels pour me demander une table chez

Charlie Trotter, de gens très importants, qui avaient essayé en vain de réserver pendant un an. À moins de connaître quelqu’un, vous ne pouviez pas y aller. La demande, c’est ce qui fait les célébrités. Et il y en avait une. J’ai donc lancé mon agence avec l’intention de faire en sorte que les chefs soient traités comme les musiciens. L’exemple que j’utilise, c’est que s’il n’y avait pas eu de magasins de disques, de stations de radio, de salles de concert, Michael Jackson aurait été un musicien errant. C’est ce qu’étaient les chefs avant que j’arrive: des chefs errants. Ce qu’il fallait trouver, c’était comment leur donner de la visibilité.

Concrèteme­nt, ça s’est passé comment? Les promoteurs m’ont détesté (il rit). Notre premier événement a eu lieu au Rock’n’roll Hall of Fame, où Dean Fearing (un chef surnommé ‘le père de la cuisine du Sud-ouest américain’, ndlr) s’est fait 5 000 dollars. Puis, Wolfgang Puck a cuisiné pour les Oscars, et j’ai exigé qu’il soit filmé, que ce soit dans le contrat. Parce que ça voulait dire qu’il était au même niveau que Clint Eastwood, c’est comme ça qu’on crée une célébrité. Pareil, Billy Joel adorait manger en tournée, donc j’ai fait en sorte que le chef Emeril Lagasse vienne lui faire à manger en coulisses, puis on a pris une photo d’eux deux et, le lendemain, elle était dans le journal. Quand vous êtes vu à côté de quelqu’un de célèbre, vous devenez un peu plus célèbre à votre tour (aujourd’hui, on estime que les restaurant­s et les produits dérivés d’emeril Lagasse lui rapportent 150 millions de dollars par an, ndlr).

Quelle importance a eu la création de la chaîne Food Network en 1993? Ça a été le MTV de la bouffe. Voire plus fort, parce que contrairem­ent aux musiciens, les chefs n’avaient même pas la radio pour se promouvoir avant ça. Un jour, j’ai entendu que Reese Schonfeld, l’un des fondateurs de CNN, avait l’opportunit­é de lancer une chaîne du câble et qu’il songeait à en faire une sur la cuisine. Donc j’ai appelé les gars et je leur ai dit qu’ils allaient passer à la télé quasiment gratuiteme­nt, comme ils le faisaient avant, mais que désormais, ça allait faire beaucoup pour leur promotion. C’est ce qui a fait la différence. Emeril Lagasse a vite explosé avec son ‘bam!’ (survolté, Lagasse avait l’habitude de crier ‘bam!’ en jetant les épices sur ses plats, ndlr), parce que c’était un bon cuisinier et qu’il faisait de la bonne télé. Quand on fait de la télé, il faut l’excitation qu’elle peut créer, donner envie aux gens de participer.

Y a-t-il un moment précis où vous avez compris que les chefs étaient devenus des célébrités? Je marchais avec Emeril sur la Première Avenue, à New York. On était à un feu rouge, un homme a baissé sa vitre et a crié: ‘Hey, mec! Bam!’ J’ai dit à Emeril: ‘C’est bon, j’arrête, on y est arrivés.’ Le lendemain, j’ai appelé tous les chefs pour leur dire que quelqu’un d’autre allait les représente­r, et j’ai pris ma retraite. Avant, dans les supermarch­és américains, il y avait les pancakes Aunt Jemima et la sauce pour pâtes de Chef Boyardee, des personnage­s inventés. Aujourd’hui, je vois les couteaux de Thomas Keller (qui a sept étoiles au Guide Michelin, ndlr), les épices d’emeril Lagasse. Il y a même un festival en Californie, le Bottlerock, où une scène est dédiée aux arts culinaires, avec 30 000 personnes qui crient pour quelqu’un en train de cuisiner. Même en rêve, je ne pouvais pas imaginer ça. L’année dernière, il y avait Michael Voltaggio (vainqueur de la saison 6 de Top Chef aux États-unis, ndlr) et Snoop Dogg sur scène, qui faisaient le plus grand gin and juice du monde. L’année précédente, Masaharu Morimoto (vedette de l’émission Iron Chef, ndlr) a battu le record de vitesse de préparatio­n d’un poisson entier en sashimi. La star de NBA Stephen Curry est aussi venue. Et de la même façon que le hip-hop a dominé le monde de la musique, la gastronomi­e a été submergée par les restaurant­s avec des tables communes qui ne prennent pas de réservatio­ns. Tous les établissem­ents hype aux États-unis ressemblen­t à ça maintenant, alors qu’à mon époque,

“La prochaine vague de célébrités concernera les cultivateu­rs de cannabis. J’ai l’impression qu’ils sont dans la même situation que les chefs il y a 25 ou 30 ans”

on ne voulait pas en entendre parler. Si vous aviez amené M. Vergé ou M. Bocuse dans un restaurant avec des tables communes, mon Dieu…

Quand vous voyez des phénomènes comme le boucher Salt Bae, qui n’est connu que pour sa façon de saler la viande, vous ne vous dites pas que le délire de la célébrité est allé trop loin? Je vois plutôt ça comme un truc à la Milli Vanilli. C’est l’évolution de toutes les formes d’art. Et ça ne me fait pas particuliè­rement peur, ça montre juste à quel point c’est devenu fort. Il y a toujours eu des gens qui voulaient devenir des célébrités. Avant, le métier de chef était clairement secondaire quand on voulait en devenir une. Aujourd’hui, c’est une possibilit­é.

Vous avez vu beaucoup de rock stars mourir ou s’abîmer dans l’alcool et la drogue. Il paraît que la cocaïne est devenue très présente dans les cuisines ces dernières années. Vous pensez que c’est lié? Je pense que ça fait partie de la nature humaine. Anthony Bourdain (chef, écrivain et personnage de télé qui s’est suicidé l’an dernier, ndlr) est l’exemple parfait du gars qui a souffert de sa célébrité. Avoir du succès, dans quelque domaine que ce soit, c’est dangereux, et avoir du succès dans le monde du divertisse­ment, c’est encore plus dangereux, parce que vous touchez plus de gens.

La célébrité peut aussi amener à perdre son humilité, ce qui est pourtant ce qui vous avait attiré chez Roger Vergé. Il a l’air de vous avoir marqué sur le plan spirituel. Pour moi, il était un exemple de comment vivre heureux en se mettant au service des autres. Un soir, on a voulu aller manger dans le restaurant d’un autre chef, mais on est arrivés trop tard, c’était fermé, donc on s’est rabattus sur un petit restaurant plus bas dans la rue. La nourriture était horrible, je n’ai pas pu finir. Mais M. Vergé a terminé son assiette, puis la mienne. Quand on est partis, je lui ai dit que je n’avais vraiment pas aimé, et lui ai demandé ce qui lui avait tant plu. Il a répondu: ‘C’était horrible! Mais Shep, est-ce que je me suis réveillé ce matin pour détruire ce chef ? Quand l’assiette revient en cuisine, le chef voit l’assiette, et s’il y a encore de la nourriture, il n’en dormira pas de la nuit et se torturera l’esprit pour savoir ce qui n’a pas marché. Moi, je peux gérer l’indigestio­n, mais pas faire de la vie d’un autre un cauchemar.’

Comment voyez-vous l’avenir, après la vague des chefs stars? La prochaine vague de célébrités concernera les cultivateu­rs de cannabis. J’ai l’impression qu’ils sont dans la même situation que les chefs il y a 25 ou 30 ans. L’industrie du cannabis a juste besoin de quelques visages, d’un peu plus de régulation et de quelques éléments, mais c’est un phénomène mondial qui va débarquer dans les arts culinaires. Un restaurant sur le thème vient d’ouvrir à Los Angeles. C’est une vague géante qui arrive. Ça fait longtemps que des gens sont en recherche de quelque chose d’ayurvédiqu­e, de quelque chose qui ferait le lien entre la médecine et la nourriture, et je pense que le CBD peut prendre cette place. Si j’étais jeune, je monterais une agence pour cultivateu­rs de cannabis.

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