Society (France)

FOLD CHEFS

Dans les années 70, il fallait monter un groupe de rock. Vers la fin des années 2000, créer une start-up. Et désormais, il faut se lancer dans la grande aventure de la bouffe. Mais comme hier et avant-hier, autant être prévenus: ça ne rigole pas pour tout

- TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AC, AJ ET TP

Assis dos au Café Michalak, dans un coffee shop parisien à brunch où l’on sert des salades au saumon, des jus de gingembre et des tartines d’avocat quelle que soit la saison, Xavier Cazes dit qu’il n’a rien entendu. Ou plutôt qu’il n’a rien voulu entendre. Ni les alertes de ses proches ni ses amis qui lui disaient “attention, attention”, et encore moins son pote restaurate­ur qui lui avait lancé: “Mais t’es fou! C’est un métier de malade!” Rien. “Plus les gens vous disent ça, plus vous voulez y aller”, explique-t-il. Lassé par la routine de 25 années passées dans l’informatiq­ue, Xavier a donc quitté son travail en 2010 et passé un CAP cuisine avec, en tête, l’idée d’ouvrir un restaurant. Trois ans après son saut dans le vide, il trouve un lieu dans le XVIIIE arrondisse­ment, un vieil établissem­ent abandonné aux frigos encore remplis de viande et de légumes bouffés par les rats, qu’il refait à neuf. Au fil des mois passés sans salaire à batailler avec les banques, il voit son projet s’affiner. Ce sera un bar à tapas, ce sera un lieu dédié aux bons produits, ça s’appellera Cazes, comme lui. En mai 2015, Xavier inaugure le resto de ses rêves. Mais le jour de l’ouverture, il est déjà épuisé et sent en lui quelque chose de “lourd”, le poids de toutes les galères à venir. À l’écart du buffet et des invités, il dit alors à sa femme: “Mais qu’est-ce que je fous là?”

Xavier Cazes n’est pas le seul à s’être demandé ce qu’il foutait là, et pas le seul non plus à avoir tenté sa chance. Un peu partout dans les grandes villes françaises, nombre de cadres et profession­s intellectu­elles supérieure­s ont quitté leurs open spaces pour se lancer dans les métiers de bouche, et sont devenus fromagers, pâtissiers, poissonnie­rs ou restaurate­urs. Un phénomène que Jean-laurent Cassely a commencé à étudier en 2014, alors qu’il voyait bourgeonne­r dans l’est parisien des crèmeries, micro-brasseries et autres caves à vin dotées d’un compte Instagram. Le refuge d’une nouvelle génération en quête de sens et d’authentici­té. En 2017, il a écrit un bouquin sur le sujet, La Révolte

des premiers de la classe, dans lequel il dresse le constat suivant: “Il y a eu un début d’inversion des critères de prestige scolaires et profession­nels. J’ai grandi comme tout le monde avec l’idée que plus on était fort à l’école, plus on s’éloignait des métiers manuels. Or des gens qui possédaien­t tous les titres de la réussite scolaire traditionn­elle ont décidé de se réorienter et de se ‘déclasser’.” Depuis la sortie de son livre, il estime que le phénomène s’est largement massifié. Les chiffres lui donnent en partie raison: entre 2010 et 2015, 22% des personnes âgées de 20 à 50 ans ont changé de métier, et 16% de domaine profession­nel. En parallèle, les formations facilitant les reconversi­ons dans les métiers de bouche ont fleuri un peu partout, et la grande école de commerce HEC s’est même associée à L’atelier des Chefs pour lancer un double diplôme.

Trois bovins et un bus de Belges

Les boutiques d’yves-marie Le Bourdonnec ont pignon sur rue à Paris, où il sert à ses clients, moyennant une fortune, de l’échine de porc fermier et des côtes de boeuf longuement maturées. Avec 30 ans de métier, celui que l’on qualifie de “boucher star” a longtemps cru savoir à quoi ressemblai­t un apprenti boucher. Des gamins à peine majeurs entrer tête basse dans ses échoppes pour pointer derrière son billot à la sortie du CAP, il en a vu quelques-uns. “J’avais beaucoup de soucis parce qu’il y avait un manque de vocation épouvantab­le, un jeune devenait boucher parce qu’il était nul à l’école, c’était presque une punition”, remet-il. Et puis, tout a changé il y a une petite dizaine d’années. À l’époque, Le Bourdonnec commence à voir débarquer dans ses boutiques des types d’une trentaine d’années, bien mis, qui bossaient auparavant dans la finance ou le conseil. En somme, des types qui figurent davantage le portrait-robot de ses clients que celui de ses employés. Pourtant, ils viennent bien pour déposer un CV. Le boucher est surpris, mais accepte de leur donner une chance. Aujourd’hui, la quasi-intégralit­é de son personnel est même composé de ce qu’il appelle des “reconverti­s”. Pourquoi un tel engouement? “T’arrives le matin, tu dois désosser trois bovins, t’as pas plus concret que ça, t’es pas dans l’abstrait, dans la réunionnit­e.” En plus de ça, la reconnaiss­ance du travail joue aussi un rôle important dans les motivation­s des reconverti­s. Béatrice Moulin, fondatrice de Switch Collective, une entreprise qui propose d’accompagne­r les profession­nels dans leur quête de sens et les aider à “réinventer leur carrière”, en a la conviction: “On est allé tellement loin dans la division du travail qu’on l’a vidé de son sens. Quand on bosse au marketing produit, on n’est jamais au contact de ce produit ni de l’utilisateu­r final, constate-t-elle. Jusque dans les années 70, on dissociait son travail de son identité. Depuis, on a réalisé que le travail était un vecteur de notre identité, donc ça devient essentiel de se réaliser dans son métier.” Et nombre de “switcheurs” arriveraie­nt avec l’envie de se réinventer en boulangers, bouchers ou fromagers.

Parmi les candidats: Isabelle. Lors de dîners entre amis, Isabelle aimait associer la fourme d’ambert avec des vins un peu sucrés, faire découvrir d’autres fromages français et raconter l’histoire de ces “produits nobles faits avec les mains”. Un soir, ses invités lui disent: “Tu devrais lancer un bar à fromages!” Super idée, ça. Après un “très beau parcours” chez SFR, Isabelle quitte donc son travail en ressources humaines, trouve un

“emplacemen­t de rêve” sur une petite place paisible de Saint-germain-en-laye et inaugure Au Petit Bonheur. Elle déchante rapidement. “Très vite, j’ai été confrontée à la fatigue physique. Il faut se lever à 4h pour aller chercher les produits, tenir jusqu’à 23h, parfois plus tard. Il faut gérer les problémati­ques de recrutemen­t du personnel, les serveurs qui décommande­nt, vous vous retrouvez seule alors qu’un bus de Belges arrive, vous êtes tout le temps dans l’attente du client. Sur mon temps libre, je devais m’occuper des factures, de la compta, gérer mes commandes de la semaine suivante, je ne voyais plus mes amis, je mettais de côté ma vie de famille.” Elle réalise par ailleurs que cette place s’avère être un véritable panier de crabes. “Il y avait très peu d’entraide et de bienveilla­nce avec les autres restaurate­urs, reprend-elle. Ils mettaient les poubelles n’importe comment dans les conteneurs, ça coulait sur ma terrasse. J’ai essayé de leur dire, ils me répondaien­t: ‘De quoi tu te mêles? Ça se passait très bien jusqu’à ce que t’arrives.’ J’étais juste à côté d’un pub, les gens bourrés pissaient sur ma terrasse, s’installaie­nt aux tables, jetaient leurs mégots dans les plantes. J’en pouvais plus.”

Avant de jeter l’éponge, Isabelle était pourtant passée dans plusieurs émissions de télé consacrées aux joies de la reconversi­on. Le petit écran serait en effet pour beaucoup dans la création des nouveaux codes ayant poussé Isabelle, Xavier et les “néo”, comme les appelle Cassely, à changer de vie. De là à engendrer pas mal de fantasmes? Quand Salomé a créé avec un ami le restaurant Balls à Paris en 2012, elle avoue avoir envisagé uniquement les aspects plaisants de la restaurati­on: “On était foufous, on s’est dit ‘ça va être notre lieu, ça va donner du sens à notre vie’. C’était très, très, très fantasmé.” Vite, elle réalise que son quotidien ne ressemble pas franchemen­t à ce qu’elle avait imaginé: “J’avais mal au dos, les cheveux gras. Mentalemen­t, c’était pas super. Quand tu t’es levée à 5h, que t’es fatiguée, et qu’on te fait chier parce que la purée est trop ceci ou trop cela, c’est pas évident. Au début, c’est cool, tu passes de la bonne musique, tu sers du bon alcool, t’es dans Le Fooding, mais au bout d’un moment, tu ne peux plus venir aux anniversai­res ou aux mariages de tes potes. Et les tâches sont extrêmemen­t répétitive­s.” On estime que rien qu’à Paris, six restaurant­s ferment chaque jour –contre trois qui ouvrent. La restaurati­on est le secteur dans lequel il y a le plus de créations d’entreprise, mais également le plus de casse.

“Je m’engluais”

Après l’angoisse de l’ouverture, les choses ne s’améliorent guère pour Xavier Cazes. Elles virent même au cauchemar. Chaque fois qu’il ferme son bac à pain collé à la cloison de la cuisine, les assiettes tremblent et font hurler sa cheffe, elle aussi reconverti­e. Leur relation explose en plein vol. “S’il n’y avait pas de monde dans le restaurant, c’était de ma faute, c’est moi qui faisais mal les choses. Elle était la gentille, moi le méchant.” Xavier a les mains qui tremblent en arrivant au travail. Il ne supporte plus cette atmosphère, envoie une lettre à sa cheffe –“Tu ne reviens plus au restaurant, c’est terminé”– et récolte un procès aux prud’hommes. La machine ne s’arrête pas de tourner pour autant. Xavier passe en cuisine le midi, parfois le soir, et prend une nouvelle cheffe. “À un moment, elle était épuisée, donc j’ai repris le midi.” Il se lève à 7h, se couche à 3h, fait des siestes de 20 minutes par terre, dans la cave du restaurant. Au bout de six mois, il se fait une tendinite à l’épaule, demande à un copain de le dépanner en salle, puis décide d’arrêter le midi. “Je m’engluais.” En 2016, il a droit aux honneurs du Fooding, le restaurant se remplit, il croit tenir le bon bout, jusqu’à ce qu’il disparaiss­e du guide, sans sommation. Deux ans plus tard, Xavier Cazes est endetté, au bord de la crise de nerfs, l’affaire ne décolle pas. Un ami tire la sonnette d’alarme. “Arrête de déconner, c’est terminé, il faut que t’arrêtes.” L’ancien informatic­ien se résout alors à mettre fin à son rêve. Il prépare un dossier de cessation de paiement, mais parvient à revendre son affaire in extremis. Depuis quelques mois, Xavier est redevenu informatic­ien. À Saint-germainen-laye, Isabelle a elle aussi fermé son bar à fromages. Elle est retournée travailler en RH, dans le digital. “Et c’était la deuxième claque, dit-elle. Parce que la première chose qu’on vous renvoie quand vous vous présentez pour un poste, c’est que vous avez échoué.”

Xavier a retourné le problème dans tous les sens pour comprendre ce qui n’a pas marché. En même temps qu’il avale son carrot cake, il énumère: “Je n’ai peut-être pas assez fait vivre le lieu, j’ai peut-être vu trop haut. Il faut peut-être du relationne­l, je n’en avais pas, il faut du réseau, je n’en avais pas, il faut communique­r, il faut avoir travaillé avec machin, raconter une histoire, et c’est mieux si on parle de Thierry Marx que de sa grand-mère. Il fallait être jeune, avoir des noms derrière, être sur Instagram, avoir des tatouages, éventuelle­ment.” Au bout d’une heure de discussion, il baisse la tête et s’effondre en larmes en repensant au nom de son restaurant. “C’est l’histoire de ma vie. Je pense que j’ai voulu prouver quelque chose, j’ai joué une histoire familiale làdedans, peine-t-il à dire. Je suis fier d’être allé au bout de ce truc-là mais je pense que quand on veut se reconverti­r, il faut toujours se demander pour qui et pourquoi on le fait.” Une question que Jennifer Han s’est sans doute posée. Ancienne directrice marketing chez L’oréal, elle a un temps envisagé une reconversi­on dans les métiers de bouche, avant de réaliser qu’elle n’était pas faite pour ça, mais pour raconter des histoires. Elle a fait demi-tour. Ou plutôt un pas de côté. “J’ai créé Storyfoodi­ng, dit-elle. C’est un podcast sur la bouffe.”

“Quand tu t’es levée à 5h, que t’es fatiguée, et qu’on te fait chier parce que la purée est trop ceci ou trop cela, c’est pas évident” salomé

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