Society (France)

Laurent Berger, sur la file de gauche

- PAR EMMANUELLE ANDREANI ET ANTOINE MESTRES

La CFDT est devenue, en fin d’année dernière, le premier syndicat de France, et son secrétaire général, Laurent Berger, n’y est pas pour rien. Chantre du compromis et du dialogue, l’homme fédère dans une société de plus en plus violente. Entretien, à quelques jours de la grande mobilisati­on du 5 décembre.

On pourrait croire qu’il prêche dans le vide,

Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, lorsqu’il défend contre vents et marées les vertus du compromis et du dialogue dans une société de plus en plus fragmentée. Mais l’homme revendique des résultats: avec 623802 adhérents en 2018, son syndicat réformiste est le premier de France depuis la fin de l’année dernière. Entretien, à quelques jours de la grande mobilisati­on du 5 décembre.

Alors que la société apparaît de plus en plus radicalisé­e et violente, la CFDT est devenue le premier syndicat de France en défendant une ligne modérée, réformiste. Comment expliquez-vous ce paradoxe? Si on est devenus la première organisati­on syndicale du pays, ce n’est pas parce que les salariés aiment notre couleur orange ou la bonne gueule de Berger. C’est parce qu’ils constatent qu’on est présents sur le terrain, en entreprise, et qu’on règle des situations concrètes. Les travailleu­rs n’attendent pas qu’on leur débite des slogans. Ils ont besoin de quelqu’un qui les défende, qui les accompagne chez leur petit chef quand il les fait suer. Ils veulent quelqu’un capable de porter une propositio­n pour améliorer leurs conditions de travail. Comme dans cette entreprise de métallurgi­e où les délégués CFDT ont récemment négocié 2,8% d’augmentati­on de salaire –la propositio­n du patron à la base, ce n’était pas ça... C’est pour ça qu’on est devenus premiers: parce qu’on répond concrèteme­nt à des situations dans les entreprise­s. La CFDT est à l’image du monde du travail et de ses diverses réalités. Aujourd’hui, on est plus présents dans le privé que dans le public, et on a plus d’adhérentes que d’adhérents.

Mais en dehors des entreprise­s, votre voix modérée a-t-elle encore une place aujourd’hui? C’est bien le problème. Hors de l’entreprise, ce qui prédomine actuelleme­nt, c’est la caricature. On remplace le débat d’idées contradict­oires par le clash. On considère que celui qui n’est pas d’accord est forcément un ennemi. La crise des Gilets jaunes l’a bien montré.

Qu’est-ce que ça vous a fait, en tant que syndicalis­te, de passer à côté du plus gros mouvement social depuis 50 ans? Je ne sais pas. Mais depuis, on s’interroge sur notre identité. Moi, je pense qu’il faut que l’on soit capables de mieux montrer ce que l’on voit dans les entreprise­s. Les Gilets jaunes ont su rendre visibles des situations que nous, on connaissai­t. Les femmes travaillan­t seules avec enfant, les salariés pauvres, on les voit sur le terrain, on est en contact avec eux. Mais, nous, par définition, on est tout de suite sur le fait de résoudre les problèmes, dans les entreprise­s. On ne s’applique pas assez à communique­r ou à faire connaître des situations. Il faut que l’on arrive à le faire aussi.

Pourquoi ce mouvement a-t-il totalement échappé aux syndicats? D’abord parce que, sur certains ronds-points, au tout début, les soubasseme­nts n’étaient pas les nôtres. Il y a eu des agressions homophobes, antisémite­s, racistes, anti-journalist­es, antisyndic­alistes même. Les gens qui allaient sur les barrages dans ma ville, à Saint-nazaire, pour beaucoup, on ne les avait jamais vus en manif ou dans une associatio­n… Malgré ça, il y avait beaucoup de revendicat­ions légitimes, beaucoup de gens sincères qui

auraient pu être dans des syndicats. Mais ils n’ont pas senti que telle ou telle organisati­on pouvait les représente­r. La question qui s’est posée, c’est comment passer de la colère à l’engagement Si les Gilets jaunes avaient accepté d’avoir des représenta­nts, ils pourraient peut-être peser dans le débat de façon plus constructi­ve aujourd’hui.

Vous prônez un engagement non violent, le dialogue plutôt que l’affronteme­nt. Pourtant, c’est bien après les violences dans Paris le 1er décembre 2018 qu’emmanuel Macron a lâché une série de mesures sociales... Oui, et c’est un vrai problème. Dès septembre, avant le début de la crise des Gilets jaunes, on avait alerté le gouverneme­nt. On sentait que le ras-le-bol montait, sur les inégalités territoria­les, sociales. Le lendemain de l’élection, j’avais déjà fait une lettre ouverte à Macron, dans laquelle je disais: ‘Partagez le pouvoir.’ Regardez ce que j’y écris: fracture territoria­le, fracture sociale… Et ça a été balayé d’un revers de la main. Je le lui ai aussi dit en tête-à-tête, au président. Mais quand on lui parle d’une situation de pauvreté, il y a une forme de découverte du truc chez lui. On aurait tort de tout personnali­ser, mais il y a une vraie incapacité de ceux qui nous dirigent aujourd’hui à capter la réalité. C’est pour cela qu’il faut aussi écouter ceux qui sont sur le terrain: les syndicats, les associatio­ns. Et le fait de ne pas du tout écouter puis de lâcher quand il y a violence, ça pose un sérieux problème!

Ça vous inquiète, cette violence? Notre société est en train de devenir violente. Et l’affronteme­nt, ça peut être une stratégie des uns et des autres, du gouverneme­nt comme de l’opposition. Quand vous avez un préfet qui dit ‘madame, nous ne sommes pas du même camp’… Un préfet, ça n’a pas de camp, ou alors celui des valeurs républicai­nes. La vérité, c’est que l’on n’arrive plus à poser un débat. Et quand vous essayez de le faire, c’est: ‘Pff, la CFDT, c’est encore un truc d’intello compliqué.’ Mais je ne suis pas un intello, moi. Et quand vous essayez d’expliquer une position, qui ne peut pas être simple –désolé, je ne suis pas capable d’expliquer en trois slogans la position de la CFDT sur les retraites–, vous avez la CGT qui dit: ‘Cette réforme va sanctionne­r l’ensemble des travailleu­rs.’ Là, c’est l’inverse. On nous traite de mous.

Vous dites ‘je ne suis pas un intello’, comme si ce mot était devenu une insulte. Non, ce n’est pas une insulte, mais c’est ça qui nous est renvoyé! Moi, je pense que les intellectu­els doivent monter au front. D’abord parce qu’il faut poser une théorie sur le monde. On a besoin de fond, de débats d’idées. Parce que le politique, par ailleurs, s’est effondré, en termes d’idées. Le défi du moment, c’est de répondre à l’urgence sociale et d’imaginer le monde de demain. Nos acteurs qui sont censés le faire le font mal. Je pense au gouverneme­nt actuel, à certaines organisati­ons syndicales.

À première vue, la ligne réformiste de la CFDT et le positionne­ment autoprocla­mé ‘progressis­te’ de Macron pouvaient sembler compatible­s… Pourquoi pensez-vous qu’il n’a pas essayé de vous mettre dans sa poche? Personne ne met la CFDT dans sa poche. Et puis, il faudrait le lui demander. Sans doute parce qu’on ne porte pas la même vision du monde. Et il y a une volonté de verticalit­é très forte chez lui. Une volonté de renvoyer le syndicalis­me dans sa seule dimension de présence dans l’entreprise. ‘Vous vous occupez de ce qui vous regarde.’ Mais nous, parce qu’on est la CFDT et qu’on a un héritage, on pense qu’on a aussi une parole à porter sur la société… On est compatible­s avec tous ceux qui veulent discuter, confronter des idées.

Vous vous sentez seuls à tenir ce discours modéré aujourd’hui? Je pense qu’il n’y a pas assez de responsabl­es qui pensent que la finalité de tout ça, c’est le bien-être des femmes et des hommes, et pas l’équilibre budgétaire. On vit une crise démocratiq­ue. On n’est pas capable de mettre une vision claire sur la transition écologique, la réduction des inégalités, la répartitio­n de la richesse. Et on vit une crise de responsabi­lité. Je pense qu’il y a beaucoup d’apprentis sorciers dans ceux qui exercent des responsabi­lités. Et trop de gens qui sont dans le commentair­e au lieu du faire.

Vous en voulez à la gauche, aussi? Écoutez, la gauche, si elle veut s’en sortir, elle doit travailler.

Ça fait 20 ans qu’on dit ça. Oui, mais nous, maintenant, on dit ‘ça suffit’. J’étais ce week-end à Saint-nazaire. Quand j’étais conseiller en insertion profession­nelle, la situation était difficile. On se demandait si l’industrie allait péricliter, si les chantiers navals allaient fermer. Aujourd’hui, il y a un carnet de commandes à n’en plus finir. Le chômage est passé de 17 à 6,5 ou 7%. Et pourtant, le FN est crédité entre 16 et 20%. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de récit national. Il faut que l’on dise ce que l’on veut faire de notre modèle de développem­ent. Tant que l’on va considérer que le seul

indicateur pour savoir si notre pays va bien, c’est le PIB, jamais on n’arrivera à s’en sortir. Et ce gouverneme­nt –je suis désolé de le dire– renonce à regarder l’ensemble des problémati­ques. Je vais le dire autrement: il n’y a personne dans ce pays, personne en Europe non plus, qui est capable de dire ce qui va se passer dans les 25 prochaines années. Où on sera dans 25 ans sur les questions économique, environnem­entale, sociale. Nous, on sait où on voudrait être, mais la seule façon d’y arriver, c’est de se confronter à des gens qui ont une autre vision et de discuter pour trouver un compromis. La reconnaiss­ance du dialogue social n’est une vertu ni de la droite ni de la gauche, actuelleme­nt. Celui qui est sans doute le plus à l’écoute de ce que pensent les organisati­ons syndicales, qui essaie toujours de trouver des voies de passage avec les organisati­ons syndicales, c’est Gérard Larcher –je suis encore désolé de le dire. Il a été ministre du Travail, c’était son rôle, mais depuis qu’il est au Sénat, il reçoit les responsabl­es régulièrem­ent pour savoir comment faire progresser les choses.

Syndicats et gouverneme­nts ont déjà réussi à faire ces compromis en France? Dans le précédent quinquenna­t, tout le monde moquait les Conférence­s sociales, mais on se retrouvait, on s’enfermait pendant deux jours à plusieurs. On entendait ‘c’est les grandmesse­s’ ; n’empêche, on sortait des propositio­ns. Il en est sorti un plan pauvreté. Le RSA a été augmenté de 2% tous les ans pendant cette période-là. Il en est aussi sorti l’accord sur la sécurisati­on de l’emploi de 2013, qui met en place la complément­aire santé dans le privé pour tous les salariés, payée à 50% par l’employeur. Ce sont trois ou quatre millions de personnes qui ne l’avaient pas.

Ce qu’hollande n’a pas su valoriser… Hollande, il n’a pas su faire ça. C’est pour ça que la CFDT est devenue la première organisati­on syndicale. Nous, on a essayé d’expliquer les choses. Cela avait aussi débouché sur la garantie jeunes, un dispositif d’accompagne­ment des jeunes dans leur projet de formation, avec en même temps une allocation. Ça n’a pas été facile. Tout le monde s’était barré de la Conférence sociale. Pas nous. On a dit à Valls: ‘On veut 100 000 bénéficiai­res de la garantie jeunes.’ il a dit: ‘Non, non, 40 000.’ ‘S’il n’y a pas 100 000, on se casse.’ On a eu 100 000 et ça s’est mis en place. C’est ça, le syndicalis­me. Ce que l’on fait dans les entreprise­s, il faut le retrouver au niveau national. Mais il faut que l’on ait des interlocut­eurs prêts à ça. Des deux côtés. Certains syndicats ont déserté les Conférence­s sociales parce qu’ils n’avaient pas 100% de ce qu’ils voulaient. Mais ça ne marche pas comme ça! Dans un ministère, on ne m’a jamais dit: ‘OK sur les dix points que vous demandez.’ Il faut discuter. Si on n’y va pas, on n’aura rien du tout. Si on y va et qu’on obtient cinq points, on va se faire taper dessus parce qu’on aura lâché sur les autres points. Certaines organisati­ons ne veulent pas prendre ce risque-là.

La CGT? Oui, malheureus­ement.

C’est pour ça que l’on a tagué vos locaux de ‘collabos’? Ça arrive régulièrem­ent. Il y a eu Marseille et Caen la semaine dernière… Dans des termes très crus. D’abord, moi, j’ai énormément de respect pour tous ceux qui ne pensent pas comme moi, sauf si ce sont des fachos. Dans ce bureau, se sont succédé tout un tas de gens dont vous ne soupçonner­iez pas qu’ils soient des interlocut­eurs. Fabien Roussel (PCF, ndlr), Philippe Martinez (CGT, ndlr), Bernadette Groison (FSU, ndlr)… Je parle à tout le monde, sauf au Rassemblem­ent national. Le soir du premier tour de l’élection présidenti­elle de 2017, je sortais du bureau et des mecs sont arrivés pour péter les vitrines, on n’a jamais su s’ils étaient d’extrême gauche ou d’extrême droite… Quand ça arrive, un mec est toujours là pour expliquer: ‘Faut comprendre, les gens sont en colère.’ Ce n’est pas vrai, pas dans une démocratie.

Est-ce que le quinquenna­t Hollande n’a pas fait beaucoup de mal à cette promesse de constructi­on collective? Sans doute, oui… Mais ce n’est pas que lui.

Désormais, l’affaibliss­ement des syndicats est même théorisé par la jeune garde macroniste… Dans leur livre, Ismaël Emelien et David Amiel (anciens conseiller­s de Macron, auteurs de Le progrès ne tombe pas du ciel, ndlr) théorisent le fait que le monde d’avant

“Vous allez à Saint-nazaire, il y a un carnet de commandes à n’en plus finir. Le chômage est passé de 17 à 6,5 ou 7%. Et pourtant, le FN est crédité entre 16 et 20%. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de récit national”

n’existe plus, mais c’est ne pas connaître l’épaisseur de la société. Les organisati­ons syndicales sont loin d’être parfaites, les associatio­ns sont loin d’être parfaites, les médias sont loin d’être parfaits, mais considérez que tout ça est quantité négligeabl­e, et vous allez à la catastroph­e. Il y a besoin d’intermédia­tion dans notre pays. Ça sert à quoi, une organisati­on syndicale? À regrouper des gens autour de valeurs partagées, à porter des propositio­ns et hiérarchis­er les revendicat­ions. Les Gilets jaunes, par exemple, n’ont pas hiérarchis­é leurs revendicat­ions. Et ensuite, un syndicat, ça sert à s’engager dans la discussion, négocier et s’engager dans le compromis. Notre société a besoin d’acter des compromis. Si on ne fait pas ça, je vous assure que dans dix ans on sera tous en train de se foutre sur la gueule. Je dis dix, c’est plutôt dans deux ou trois ans. Je pense que ça finira mal.

Ce qui vous a vraiment mis en colère contre le gouverneme­nt, c’est la réforme du chômage… Vous vous rappelez juillet? C’est l’acte 2 du quinquenna­t, ‘on va plus discuter, faire plus de social’. Première réforme: assurancec­hômage… C’est une réforme budgétaire, 3,5 milliards d’euros d’économies, à peu près 1,5 million de chômeurs concernés. Comme dit Louis Gallois, on va faire payer ‘la précarité aux précaires’. C’est une réforme que les chômeurs vont payer très cher.

Vous dites que c’est une réforme budgétaire. C’est une réforme d’idéologie libérale qui sous-tend que si on cherche du travail, on en trouve… Bien sûr, mais c’est une idée qui est très ancrée dans la société. Ça m’arrache la figure de le dire, mais elle est soutenue à 63% par les Français. Vous savez, dénoncer cette réforme comme l’a fait la CFDT, avec je crois beaucoup de fermeté, ce n’est pas populaire, et pourtant on le fait.

La France est un pays de droite, libéral? Non. Je ne sais pas…

C’est un peu ce que vous dites… Non, la France est un pays en dépression. Il faut lui redonner le goût de faire des choses en commun, avoir des utopies qui nous mobilisent tous.

Vous avez proposé 66 idées avec Nicolas Hulot il y a neuf mois, pour un pacte du ‘pouvoir vivre’. Oui, on a proposé 66 idées, et on continue de travailler là-dessus. Il y a un espace pour conjuguer l’écologie, le développem­ent économique –il ne faut pas l’oublier, la gauche a souvent des points aveugles sur le développem­ent économique. Il y a une voie pour un développem­ent économique raisonné, raisonnabl­e, durable et une transition écologique beaucoup plus déterminée et davantage de justice sociale. Il y a clairement une voie et une voix pour le faire dans le dialogue.

Laurent Berger 2022? Non, jamais, ce n’est pas à nous prendre cet espace. Ce n’est pas un sujet, ce ne sera jamais un sujet, je vous le dis droit dans les yeux. Ce n’est pas mon métier, pas mon objectif, pas mon action militante, pas mon histoire. Que des choses aient couru, que certains en parlent, en aient peur… Que la gauche et d’autres se rassurent: ils feraient mieux de se mettre au boulot plutôt que d’avoir à craindre quoi que ce soit de ce côté-là.

“Si les Gilets jaunes avaient accepté d’avoir des représenta­nts, ils pourraient peutêtre peser dans le débat de façon plus constructi­ve”

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