Society (France)

James Ellroy, en roue libre

- PAR PIERRE BOISSON ET LUCAS MINISINI PHOTOS: JULIEN LIÉNARD POUR SOCIETY

Le gars à la chemise hawaïenne est de retour en ville. Avec un livre rempli de flics hantés et quelques punchlines ciselées. Comme d’hab’, en somme.

Comme tous les cinq ans environ, James Ellroy est de retour avec un livre rempli de flics hantés, d’enquêtes au long cours et de complots indéchiffr­ables. Et comme tous les cinq ans environ, il passe quelques jours en France pour le défendre, à grand renfort de punchlines et de provoc. En piste.

Chaque fois que James Ellroy vient à Paris, c’est la même histoire. Il descend dans le même hôtel de Saint-germain-des-prés, y défait ses valises pleines de chemisette­s hawaïennes, son costume préféré de grand écrivain américain. Il dîne avec son éditeur historique chez Rivages/noir, François Guérif. Il raconte encore avoir vécu comme un cafard à Los Angeles et s’être réfugié dans une salle de cinéma un 31 décembre au milieu du siècle passé. Un seul autre homme était là, c’était François Truffaut. Ensuite, James Ellroy reçoit des journalist­es français dans le petit salon de son hôtel et se livre à un petit jeu qu’il fait mine d’exécrer. Il vend son nouveau livre. Cette fois, c’est La Tempête

qui vient, une plongée ellroyenne dans les jours de frénésie violente qui précédèren­t l’entrée en guerre des États-unis après l’attaque de Pearl Harbor. Il déclare qu’il est un pitbull. Parfois, il aboie. À la moindre question plus ou moins politique, il répond par une caricature de lui-même, se présentant volontiers comme un conservate­ur extrémiste qui ne pense à rien d’autre que luimême, un trumpiste de la première heure. C’est le personnage que James Ellroy a décidé de montrer au monde extérieur. Ne comptez pas sur lui pour accepter ce rôle d’intellectu­el que tout le monde voudrait lui coller. Comptez encore moins sur lui pour dire qui il est et ce qu’il pense vraiment. Mais comptez sur lui pour passer un bon moment.

Vous publiez aujourd’hui La Tempête qui vient, à 71 ans. Et vous affirmez avoir prévu d’écrire encore cinq romans. Si je suis vivant. Il faut que je finisse le quatuor que j’ai entamé. Donc ça fait un deuxième Quatuor de Los Angeles en entier, et puis j’ai envie de refaire une trilogie Underworld USA. Je serai vieux, mais c’est le plan. Après, tout dépend si Dieu est d’accord avec ça!

Et ensuite, l’écriture, ça sera terminé pour vous? Je ne sais pas. Peut-être que je serai toujours vivant après tout ça. Mais ce que je ne veux surtout pas faire, c’est écrire des misérables petits bouquins tout fins. Fuck that! Vous savez, j’avais un chien à une époque, un super clebs appelé Barko –je le verrai de l’autre côté–, il était bourré de maladies donc les vétérinair­es avaient décidé de le piquer. Il était chez mon ex-femme, mais quand les vétos sont venus le prendre dans le jardin, il s’est précipité sur un chat. Il voulait le choper et l’a poursuivi! Et ça, pour moi, c’est la métaphore. Une métaphore sur le fait d’avoir 90 piges, peut-être 95. Allez, 100 ans! Je sortirai par la grande porte.

Votre manière d’écrire a changé au fil du temps? Le plaisir est toujours le même? Le plaisir est encore plus profond et oui, ma manière d’écrire a changé. Elle est beaucoup plus mature. Perfidia et La Tempête qui vient sont le boulot d’un mec mature, d’un artiste mature.

Comment procédez-vous? Je m’impose des défis dans le style, dans le langage, dans l’ambition du livre, et même dans l’élaboratio­n des personnage­s. Ces livres sont pensés pour être parfaits. Pour un bouquin, j’écris le plan pendant dix mois. Personne n’écrit des plans comme moi. Pour Perfidia, rien que le plan faisait 700 pages.

On dit que vous commencez vos journées de boulot à 1h45. Ouais, si je finis un livre, je fais ça. Je commence aussi tôt parce que je suis très anxieux. J’aime ce que je fais, je crois que c’est plus important que de dormir plus de trois heures par nuit.

Ça vous rend heureux, de travailler? Bien sûr. Ça ne m’ennuie jamais, je suis juste fatigué, parfois. Si c’est le cas, je prends un jour de repos, je vais faire mon marché, et puis je m’y remets.

Vous cuisinez? Non, je n’aime pas ça.

Vous allez au restaurant, alors? Dans des steakhouse­s.

De la même manière que les flics des romans noirs finissent par être affectés par leurs enquêtes, écrire depuis si longtemps sur des crimes, ça ne vous a pas atteint d’une manière ou d’une autre? Non, au contraire, j’adore ça. Les crimes me rendent heureux. Écrire ces bouquins me rend heureux et, d’ailleurs, ils sont de plus en plus optimistes.

Ah bon? Oui, ils parlent d’amitié! J’ai toujours été un optimiste, je n’ai jamais été déprimé.

Il a pourtant déjà été écrit que vous aviez souffert d’une dépression au début du siècle...

Ce n’était pas une dépression, c’était un ‘pétage de câble’!

À cause de quoi? Insomnies.

Elles venaient d’où? Je ne pouvais pas dormir. C’était juste ça.

Longtemps? Très, très longtemps. Mon corps a lâché.

On dit que vous avez à un moment accusé l’écriture d’american Death Trip. Je n’accuse rien ni personne. J’étais en pleine tournée, je n’aime pas voyager, et je voyageais trop.

Apparemmen­t, à l’époque, votre ex-femme, Helen Knode (ils se sont séparés, ont divorcé mais vivent à nouveau ensemble aujourd’hui,

ndlr), avait contacté l’actrice Carrie Fisher pour des conseils sur la meilleure façon de se sortir d’une dépression. J’aurais aimé que Helen ne dise jamais ça à un magazine. Carrie Fisher est morte maintenant, d’accord? Je n’ai pas de commentair­e.

Dans votre travail, comment Helen vous aide-t-elle? Elle est toujours là, elle lit les livres, les manuscrits, c’est l’esprit le plus brillant et la meilleure lectrice que j’aie jamais rencontrée.

On dit qu’elle vous aurait aidé à faire évoluer votre style… C’est vrai, j’ai allongé mon style et Helen était la première et la plus sévère des critiques sur ce qu’elle considère comme mes ‘excès’.

Vous avez réagi comment? Mal. Je suis comme les autres mecs: ‘Ne me dis pas ce que je dois faire!’ Ne me dis pas de reposer ce chat parce que je suis un chien et que j’ai le chat entre mes crocs.

Malgré tout, vous avez accepté ses remarques? Oui, parce qu’elle avait raison.

Vous avez coutume de mettre en scène des personnage­s réels dans vos fictions. Cette fois, c’est William H. Parker, l’ancien chef du LAPD, un personnage très romantique: complèteme­nt chaotique dans sa vie personnell­e et décidé à imposer de l’ordre dans une ville qui n’était que chaos à l’époque. Ça a dû vous parler… Je me vois en Parker. Helen dit d’ailleurs qu’il est la plus profonde expression de moi-même. C’était un super flic, le plus grand du

xxe siècle aux États-unis. Il a établi un modèle militaire pour le LAPD. Il était au service de Los Angeles. Il a éradiqué la corruption, a imposé ses propres valeurs sur la ville. Et je crois que ses valeurs étaient saines. Et tout ça, il l’a fait en luttant contre des sales démons. Gros alcoolisme.

À cette époque-là, Los Angeles était la capitale du crime, une position qu’elle a peu à peu perdu au fil du temps. Aujourd’hui, quelle est la place de votre ville dans le monde? Statistiqu­ement, Los Angeles n’est pas et n’a jamais été la capitale mondiale du crime. C’est juste l’endroit où il y a les meurtres les plus stylés, les meilleurs, les plus jazzy. Mais si vous voulez avoir une descriptio­n du monde tel qu’il est aujourd’hui, vous parlez au mauvais mec. Parce que je ne sais pas, j’ignore le monde.

Il y a aujourd’hui, dans l’édition, une sorte de retour en force du true crime. On relit De sang-froid, on publie beaucoup de nonfiction. C’est un genre auquel vous pourriez vous confronter? Bien sûr, si je le voulais, mais je ne veux pas. Parce que je suis un romancier. J’ai écrit un article sur l’histoire de l’acteur Sal Mineo (qui joue aux côtés de James Dean dans La Fureur de vivre, ndlr) pour Vanity Fair. J’ai accepté de faire ça parce que c’est facile, il faut juste lire un dossier de 70 pages et écrire 10 000 mots à partir de ça. Ça ne m’a pas pris beaucoup de temps.

Vous ne vous intéressez pas non plus à toutes les séries policières ou les podcasts de true crime qui sont sortis ces dernières années? J’aime la forme des séries, le concept de saison –dix, douze épisodes de drame policier. Mais je n’en ai jamais vu une qui était totalement réussie. Zodiac, de David Fincher, c’était magnifique, mais Mindhunter, c’est de la merde. Bullshit. La relation entre les trois personnage­s n’est pas convaincan­te. C’est une très petite série télé. C’est étroit d’esprit, ça manque d’âme. Mais j’ai regardé les deux premières saisons, parce que c’est une série policière. (Il se retourne pour appeler un serveur) Je peux avoir un Perrier, s’il vous plaît? Glaçons et citron!

Derrière l’intrigue policière, Mindhunter plonge dans une époque où on découvre de nouveaux crimes, et de nouveaux criminels, les serial killers. Ça ne m’intéresse pas, ça. Moi, je voulais les voir attraper les mecs, c’est tout. Et vous savez quoi? Les profilers n’ont jamais attrapé un tueur. Pas une fois dans l’histoire. La plupart des officiers de police pensent que les profilers sont une bande de branleurs.

C’est également votre cas? Je le pense, oui. Mais là, on parle beaucoup trop d’autre chose que de moi. Revenons à moi. (On lui apporte un Perrier) Oh, frère, c’est magnifique!

Parlons alors de votre relation aux policiers. Vous avez un jour dit que seuls les flics vous comprenaie­nt. Vous avez aussi travaillé avec eux. Pourquoi? J’ai traîné avec eux quand j’enquêtais sur la mort de ma mère (elle a été assassinée quand Ellroy avait 10 ans, ce qu’il raconte dans Ma part d’ombre, ndlr), et j’ai développé de profondes amitiés. Rick Jackson m’a montré le dossier de ma mère quand j’ai écrit mon article sur le sujet dans GQ. Lui était proche de la retraite. On s’est rapprochés et je lui ai proposé de l’argent pour qu’il m’assiste dans mon enquête, qui allait devenir Ma part d’ombre.

Vous avez déjà assisté à une audition ou à un interrogat­oire? J’ai écrit des articles de non-fonction pour lesquels je suis allé au Texas dans un couloir de la mort, avec un ami policier. J’ai interrogé un homme qui a finalement été exécuté. Couic (il mime une pendaison). Guillotine. Injection létale. Cric.

Comment avez-vous mené cet interrogat­oire? Je l’ai fait avec respect, j’étais avec mon ami Rick Jackson. Cela a été publié dans Vanity Fair il y a quelques années et il a grillé. Il est monté sur la chaise brûlante.

Vous avez regardé l’exécution? Non.

Vous ne pouviez pas ou vous ne vouliez pas? Ils ne m’ont pas invité.

Vous y seriez allé? Bien sûr.

“Si vous voulez avoir une descriptio­n du monde tel qu’il est aujourd’hui, vous parlez au mauvais mec. Parce que je ne sais pas. J’ignore le monde”

Pourquoi? Pour le regarder griller.

Pour le plaisir? Je ne dirais pas par plaisir, je ne suis pas un sadique, mais je pense qu’il était coupable et qu’il le méritait. Mais c’était il y a 20 ans, je n’y pense plus. J’ai une grande carrière, j’ai fait beaucoup de trucs, j’ai connu de nombreuses expérience­s, mais je les laisse couler derrière moi parce que j’ai beaucoup de travail à faire aujourd’hui. Je veux créer de grandes choses, de grands livres. Pour moi, pour Dieu, pour les gens que j’aime. J’ai un don. Dieu me l’a donné. Et je suis déterminé à le rendre au monde.

Vous pensez être utile à la société à travers vos livres? Je pense, car l’art transforme la vie. Individuel­lement et de certaines manières que je ne connaîtrai jamais. Je ne veux pas changer le monde mais je veux toucher les gens. Parfois, ils viennent me voir parce qu’ils ont été émus par les personnage­s. Et vous pouvez alors mesurer le pouvoir que vous avez sur eux. Je suis le plus grand écrivain vivant de romans policiers, personne ne doute de ça. Je l’ai payé de mon sang. J’ai fait de gigantesqu­es sacrifices pour écrire mes livres.

Quels types de sacrifices? Du temps. Ça prend beaucoup de temps, et c’est tout ce qu’on a, le temps.

Vous auriez aimé ou même pu faire autre chose qu’écrire? Non, non.

Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas écrit? Je ne sais pas. Mais le sacrifice, c’est toujours le temps.

Jonathan Franzen racontait que son éditeur lui avait dit que tout le monde pouvait avoir des enfants, mais que tout le monde ne pouvait pas écrire des livres comme lui. Il n’a pas eu d’enfant, et vous non plus. On parle de ce genre de sacrifice? Quel âge a-t-il? Il peut toujours en avoir. Ou en adopter un. Les regrets, c’est pour les gogos… ‘Ooooh, regreeeets I’ve had a feeeeew…’ Sinatra. Le branleur le plus célèbre du monde. Non, je n’ai aucun regret.

Vous avez choisi de ne pas avoir d’enfant? Je n’ai jamais pris la décision formelle de ne pas en avoir. Ça ne m’a jamais botté. Mais tout ce que je fais, absolument TOUT, est lié à mon travail.

Vous n’auriez sans doute pas tant écrit en ayant eu des enfants. Je n’y pense même pas, parce que ça s’est joué comme ça. L’introspect­ion, c’est génial, mais c’est aussi de la branlette. Je ne sais pas. À partir du moment où je ne peux pas le contrôler, je m’en fous.

Vous n’êtes jamais nostalgiqu­e du passé? Je suis nostalgiqu­e du passé sur lequel j’écris.

Et le vôtre? Je suis nostalgiqu­e de mon passé. Je sens le passage du temps. Je suis mélancoliq­ue car j’approche de la fin de ma vie. C’est normal chez les gens qui prennent de l’âge.

Il y a des choses que vous ne pouvez plus faire et qui vous manquent? Non… (Il réfléchit) Comme quoi?

Je ne sais pas… Boire? Non. Boire, c’est un truc de crétins.

Du sport? Je n’aime pas le sport. Je fais de l’exercice, comme un pitbull.

Quel type d’exercices fait un pitbull? Je fais du vélo elliptique. Je suis un pitbull. Yeah! Un pitbull.

Et il y a des moments précis de votre vie auxquels vous aimez repenser? J’aime repenser aux filles.

Les filles que vous avez eues ou celles que vous n’avez pas eues? Ce sont toujours les filles que vous n’avez pas pu avoir.

Vous dites aujourd’hui que vous êtes plus heureux, que vous avez finalement réglé votre problème avec le meurtre d’elizabeth Short, le ‘Dahlia noir’… (Il coupe) Je n’ai pas… J’ai oublié le meurtre d’elizabeth Short il y a longtemps. Je ne pense plus à elle. Ce sont les gens qui me le ressortent constammen­t. Après cette interview avec vous, je ne parlerai de rien d’autre que de La Tempête qui vient. Ça me rend fou de devoir revenir sur tous mes anciens livres, sur ceux de true crime, sur la mort de ma mère. Donc vous avez cinq minutes et c’est emballé.

Parlons des meurtres de Charles Manson, dont vous avez parlé lors d’une de vos premières interviews télé en France. C’est une histoire sur laquelle vous avez songé travailler? Non. Frère! Tu devrais connaître la réponse à ça! Tu as trois minutes, OK? Et après, je coupe. Ça ne m’a pas attiré. Si cela avait été le cas, je l’aurais fait.

Cela a pourtant été un sujet quasi inévitable pour les auteurs de votre génération, comme trame de fond ou thème principal. Vous avez vu le film de Tarantino? Once Upon a Time in Hollywood est un film magnifique. C’est le meilleur sur Hollywood que j’aie jamais vu. Mais… putain… (Il tape du poing sur la table et se lève) Pourquoi on parle d’un putain de film qu’un autre mec a fait? C’est

cats.• fini. Bye, PROPOS RECUEILLIS PAR PB ET LM Lire: La Tempête qui vient, de James Ellroy (Rivages/noir)

“Zodiac, de David Fincher, c’était magnifique, mais Mindhunter, c’est de la merde. Très petite série télé”

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