Society (France)

Titus Andronicus, histoire rock

- TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AM

Un nom de groupe improbable, un destin aussi. Au début de la décennie, Titus Andronicus était sans doute le groupe de rock américain le plus prometteur, et l’un des plus vendeurs. Et puis la machine s’est grippée… Pourquoi? Comment? Et puis, à quoi ressemble la vie maintenant?

Sensation rock du debút de la décannie Titus Andronicus était programmé pour devenir un groupe de stade á la Arcade Fire, Et puis, la machine s'est grippe.

En 2019, Titus Andronicus continue des disques, de sortir mais plus grand achète. Que monde ne les s’est-il passé? route, entre Réponses sur New York et la Washington.

Gros embouteill­age sur Times Square. Mal engagé derrière une enfilade de bus à l’arrêt, un van blanc bloque la circulatio­n. Droit comme un piquet sur le siège conducteur, Patrick Stickles, le coupable de la cohue, affiche un sourire résigné. “Tu vois cette foutue vie qu’on mène?” lance-t-il, les deux mains attachées au volant. Son comparse Liam Betson, moustache en forme de guidon de vélo et vieux t-shirt floqué d’un logo de l’armée du salut détourné en “Satanic Army”, descend du véhicule et part en éclaireur dans les rues new-yorkaises. Il aura fallu près de deux heures à l’équipage pour parcourir une dizaine de kilomètres depuis son point de départ, un minuscule studio de répétition du Queens, et le voilà bloqué sur le carrefour le plus iconique de Manhattan. Avant ça, Liam et Patrick avaient déjà dû tourner une heure pour se garer à proximité du studio et charger, sous une pluie torrentiel­le, leurs instrument­s et les cartons bourrés de produits dérivés estampillé­s “Titus Andronicus”, du nom de leur groupe de punk rock. Stickles jette un oeil à l’extérieur, alors qu’un fonctionna­ire des transports métropolit­ains décide enfin d’interrompr­e sa pause pour donner un peu de marge de manoeuvre à l’attelage. Il est environ 21h30 et RJ Gordon, le bassiste aux faux airs de l’acteur Seth Rogen, enclenche le compte à rebours: le Domino’s Pizza situé à quelques encablures du motel réservé à Alexandria, dans la banlieue de Washington, fermera ses portes à 1h. Pas une minute à perdre, donc, puisqu’il faut encore traverser le New Jersey, la Pennsylvan­ie, le Maryland et pénétrer en Virginie avant d’arriver sur place. À Alexandria, Titus Andronicus donnera le premier concert d’une minitourné­e sur la côte Est qui les verra également visiter la Caroline du Nord et la Pennsylvan­ie. Patrick Stickles, chanteur, guitariste, unique compositeu­r, théoricien et lider maximo de Titus Andronicus, délivre son plan, tel un gourou du marketing do it yourself: “L’idée, c’est que ces premiers concerts affichent vite complet, pour que les gens de la côte Ouest se disent: ‘Wow, ces gars remplissen­t déjà toutes les salles, je ne vais pas attendre pour prendre mes places!’” Après ce tour de chauffe, le groupe se lancera dans un marathon de 63 concerts à travers l’amérique. Stickles espère entre 800 et 1 000 fans chaque soir. De nouveau en mouvement, le van met le cap sur Hell’s Kitchen, puis le Lincoln Tunnel et enfin sur le New Jersey Turnpike, comme Tony Soprano dans le générique de la série. Patrick, Liam et RJ, tous originaire­s du Garden State, gonflent les narines à la vue du premier panneau “Welcome to New Jersey”. Ils éclatent de rire. “Vous sentez ça? Ça pue! Nous voilà dans le New Jersey!”

Originaire de Glen Rock, Patrick Stickles a décidé de quitter son New Jersey natal pour Boston en 2009. L’idée était de “laisser en plan tous ces sacs à merde”. Mais hélas, “les sacs à merde” sont partout, y compris à Boston. Cette leçon de vie basique, mais cruciale pour un gamin de 22 ans qui n’avait jusqu’alors presque jamais mis les pieds en dehors de sa région natale, a donné naissance à l’un des mantras les plus iconiques du rock undergroun­d de ces dix dernières années: “The enemy is everywhere.” L’ennemi est partout. Répété à douze reprises sur Titus Andronicus Forever, le deuxième morceau de son deuxième album, The Monitor, sorti en 2010, “the enemy is everywhere” représente un peu plus qu’une colère nihiliste. “J’étais à Boston chez ma copine de l’époque, une fille incroyable­ment intelligen­te, mais quand même assez stupide pour sortir avec moi, raconte le chanteur, caché derrière une barbe aux proportion­s bibliques. Elle avait un boulot bien sérieux dans un labo, donc elle se couchait tôt. Alors je passais mes soirées seul, et je fumais énormément de weed. Tous les soirs, j’étais défoncé. Je me suis mis à mater en boucle une série documentai­re sur la guerre de Sécession, et un truc m’a frappé: l’amérique n’avait pas tant changé que ça.” Après un premier disque, The Airing of Grievances, paru en 2008 et plutôt bien accueilli par la presse musicale, Stickles s’était juré de “vraiment marquer le coup” avec le second. Le label XL Recordings, écurie de Radiohead et Björk, qui vient alors de signer le futur phénomène Adele, parie sur lui. Pendant l’une de ces soirées enfumées, il décide d’utiliser la guerre de Sécession, conflit fondateur de l’amérique moderne, comme métaphore pour explorer sa psyché parfois instable. Et c’est ainsi que naît The Monitor, une symphonie punk démesurée: une demidouzai­ne de trames narratives, des chansons en poupées russes, des violons débraillés, des solos de cornemuse, cinq pistes de plus de sept minutes, un appel au meurtre à peine déguisé. Stickles, auteur, narrateur et personnage principal du disque, y apparaît comme une version punk et tourbée de Tom Sawyer, courageux, vivace, grandiloqu­ent. Pitchfork, le site qui, à l’époque, fait la pluie et le beau temps de la musique, résume l’affaire dans une chronique à la fois clinique et dithyrambi­que: “Le rock indépendan­t moderne considère généraleme­nt l’émotion comme quelque chose à protéger ou à déguiser. The Monitor n’adhère pas à ce point de vue.” Il s’écoulera 50 000 exemplaire­s de l’album outre-atlantique. Dans la presse musicale, on se met alors à voir en Titus Andronicus the next big thing du rock américain. Quelque chose de potentiell­ement vital. RJ Gordon, qui ne faisait pas encore partie de la bande à l’époque mais gagnait sa vie en tant que producteur pour des groupes new-yorkais, se souvient que “pendant un temps, tous les groupes voulaient le même son que Titus Andronicus et The Monitor. Ils me parlaient tous de ce Patrick Stickles. Je me disais: ‘Who the fuck is this guy?’” Dix ans plus tard, la hype est passée et Stickles se retrouve à conduire lui-même son van de tournée. En une décennie de carrière, on a vu le chanteur lutter contre ses troubles alimentair­es, sortir un rock opéra de 28 chansons, concéder son impossibil­ité à “satisfaire les désirs charnels” d’une petite amie, publier des morceaux à tiroirs où il cite Camus, Nietzsche, Springstee­n et le Wu-tang Clan, reproduire des discours d’abraham Lincoln à l’identique ou encore écrire un article d’une dizaine de pages sur le concert de reformatio­n de ses idoles, The Replacemen­ts. Mais rien qui puisse le propulser vers le succès anticipé en 2010. Alors, who the fuck is this guy?

Goutte d’eau dans un déluge de hipsters

Curieux terme que more, qui ne signifie pas seulement “plus” ou “davantage” en anglais, mais aussi “par-delà”. C’est, jure Stickles, le premier mot qu’il a prononcé dans sa vie. “Fuck mommy, fuck daddy, I just want more”, lance-t-il. Sans doute

une légende. Mais une belle légende. Patrick Stickles a grandi dans une famille d’origine irlandaise et aussi loin qu’il s’en souvienne, il a toujours été rangé dans la catégorie “enfants difficiles”. Parents et professeur­s ne savent pas canaliser le gamin. On doit le retirer de l’école maternelle. Il est placé sous Ritaline, antidépres­seur très populaire à l’époque aux États-unis. Il a 4 ans. “Le début d’une longue histoire d’amour/haine avec tous types de produits chimiques, légaux ou non”, consigne-t-il. Cette “manière d’être un peu particuliè­re”, son ennemi intime, se rendra-t-il compte plus tard, porte en fait un nom: la bipolarité. Aussi connue sous le nom de “troubles maniacodép­ressifs”, la bipolarité se distingue par ses deux phases. La première voit le sujet anormaleme­nt excité, hyperactif, euphorique à l’extrême. Elle est presque invariable­ment suivie par la seconde, qui le voit tomber dans des abysses de tristesse. Soit des conditions pas vraiment idéales pour qui se soumet aux soubresaut­s d’une carrière de rocker. Stickles a dû grandir avec les yeux des journalist­es musique rivés sur ses moindres faits et gestes, les avis contradict­oires des docteurs, leurs prescripti­ons d’opiacés aux effets secondaire­s ravageurs et les attentes d’un public parfois extrême ou impatient. En réponse, il s’est conditionn­é à ériger certaines cloisons entre lui et le reste du monde. Le chanteur s’ouvre assez rarement sur le sujet, et le ton se rigidifie lorsqu’il l’aborde. “À l’époque de la sortie de The Monitor, j’étais sous Lexapro, un antidépres­seur, et j’ai appris bien plus tard que chez les bipolaires, ce médicament peut déclencher des épisodes maniaques, dit-il. Disons que, alors qu’on était demandés un peu partout, qu’on devenait un peu célèbres, je n’étais pas toujours très heureux.” Assez rapidement, Patrick Stickles se met à détester The Monitor. L’album suivant, Local Business, en 2012, laisse entrevoir les montagnes russes imposées par son cerveau. Les deux premiers couplets de Ecce Homo, qui ouvre le disque, donnent le ton: “Plus rien n’a de valeur” et “L’univers n’offre aucun but objectif ”. Sur In a Big City, il se décrit comme une “goutte d’eau dans un déluge de hipsters”. Quand le disque sort, la presse musicale lui offre un accueil tiède, et le label du groupe le pousse à peine. “Il y a moins de déterminat­ion sur ce disque, les intentions sont moins claires, je n’étais pas toujours lucide, reconnaît Stickles. Il est vite devenu évident que cet album ne pourrait pas remplir toutes les promesses du précédent.” Local Business aurait dû propulser Titus Andronicus dans la division des Arcade Fire et The National, soit celle des groupes de rock-de-bon-goût-pour-adultessér­ieux. C’est l’inverse qui s’est produit.

Aujourd’hui âgé de 32 ans, le chanteur évoque sans nostalgie apparente cette époque où il était “visible un peu partout, invité à jouer dans des festivals énormes comme Coachella ou Lollapaloo­za, et à la télé”. Pour une raison très simple: “Tout cela ne voulait plus rien dire quand on se rendait dans des lieux plus reculés, comme au Nebraska. Dans presque tous ces endroits, on faisait des flops. Notre statut était en fait une arnaque, une bulle médiatique.” Une autre manière de dire que depuis, la bulle a éclaté. Aucun des quatre derniers albums de Titus Andronicus n’a marché. Tant mieux? “Si j’étais devenu riche, me connaissan­t, j’aurais pu péter les plombs”, glisse-t-il. Surtout, loin des circuits médiatique­s classiques, des grands festivals, des enjeux des charts et du cirque mainstream,

En dix ans de carrière, vu Stickles on a lutter contre troubles ses alimentair­es, un rock opéra sortir de 28 reproduire chansons, des discours d’abraham Lincoln. Mais puisse le propulser rien qui vers le succès

Stickles en a profité pour se réinventer et se donner une mission: reprendre le flambeau du punk, depuis si longtemps avalé, digéré et recraché par l’essoreuse de la pop culture. Ian Mackaye, chanteur des groupes des années 80 Minor Threat et Fugazi et figure du mouvement, a un jour livré une sorte de définition du punk américain: “En vieillissa­nt, on n’arrête pas d’être punk ; c’est un truc qui vous suit, une manière concrète et durable de mener sa vie.” Rien à voir, donc, avec les cheveux en pics, les vestes en cuir et les hurlements nihilistes. Pour Stickles, le punk serait plutôt une forme d’idéalisme appliqué à la musique, qu’il s’est décidé à réinjecter autant que possible dans tous les aspects de l’aventure Titus Andronicus. Pour ne pas devenir un “accessoire lifestyle” comme l’écrasante majorité de la scène indépendan­te, dit-il. Patrick Stickles a refusé plusieurs fois des contrats avec des grandes marques qui souhaitaie­nt diffuser du Titus Andronicus dans leurs publicités en échange de plusieurs dizaines de milliers de dollars. “Mon avocat m’a dit: ‘Bon OK, tu refuses de voir tomber du ciel 50 000 dollars sans faire d’efforts, c’est ton problème’, et il a arrêté de me relayer ces offres”, rit-il.

“Ça m’a pété à la gueule”

À l’écart du music business, là aussi pour mettre l’ennemi à distance, le groupe ressemble aujourd’hui à une sorte de PME artisanale. “C’est un boulot ouvrier, ou plutôt saisonnier, explique le bassiste, RJ Gordon. En fait, c’est comme être un pêcheur: la saison commence, tu réponds à l’appel, et quand c’est fini, tu redeviens le même gros ringard que tu étais avant.” Sur le parking d’un

garage automobile, Stickles distribue 100 dollars chacun à RJ, Liam et Chris. En attendant le devis d’un garagiste affairé à réparer l’un des clignotant­s de sa camionnett­e, il réfléchit à son statut: “Les gens croient qu’il s’agit d’une énorme aventure rock’n’roll. Et même si c’est effectivem­ent une aventure, c’est avant tout plein de détails logistique­s à prendre en compte, et à de nombreux égards, ça ressemble à un boulot classique. Titus Andronicus est une SARL domiciliée dans le New Jersey, une petite entreprise capitalist­e comme les autres.” Stickles doit ainsi jouer les comptables, les managers et les DRH. RJ, de son côté, endosse aussi la casquette de l’ingé son. Liam prend parfois le volant du van. La facture du garagiste arrive. Il y en a pour 230 dollars. “Ça va, c’est pas énorme. Ça passera en notes de frais.” Ce rôle de dirigeant d’entreprise permet aussi à Stickles de se tenir occupé pendant les périodes plus creuses. “Quand j’ai devant moi une journée sans rien à faire, ça peut vite devenir dangereux”, dit-il en référence à sa condition. Le chanteur n’aime pas parler de “maladie” ni même de “troubles”. “Ces mots donnent l’idée d’une tache qu’on pourrait faire disparaîtr­e avec le bon traitement, explique-t-il. J’ai récemment entendu parler du terme de ‘neurodiver­sité’, qui intègre le fait que, de la même manière qu’il existe différents types de corps, d’ethnies, de genres, il existe différents types de cerveaux. Il n’y a pas de cerveau standard.” La découverte du concept de “neurodiver­sité” a largement influencé son nouvel album, An Obelisk, sorti en juin dernier. C’est une habitude: la carrière de Titus Andronicus suit la courbe des démons et des questionne­ments de son leader. En 2012, pour tourner la page de l’échec de Local Business et “ne plus soumettre [s]a créativité à [s]es cycles bipolaires”, Stickles avait décidé de voir encore plus grand que The Monitor: un album homérique d’une heure et demie en cinq actes, avec une trame narrative prédéfinie où le “héros” du disque devait rencontrer son double,

“l’homme mystère”, qui lui montrerait la voie vers une vie plus saine. Trois ans de travail plus tard, en 2015, sortait The Most Lamentable Tragedy. S’il s’agit souvent de l’album préféré des fans hard-core de Titus Andronicus, et de Stickles lui-même, le groupe en écoulera aussi peu que de Local Business. À cette époque, on prescrit à Stickles un nouvel antidépres­seur répondant au nom de Lemictol. Sa vie est devenue, de son propre aveu, “carrément barbante”. Or, Patrick Stickles, par nature, en veut plus. “L’exaltation qu’on peut ressentir lors d’épisodes maniaques me manquait, alors j’ai divisé ma dose du médicament par deux, explique-t-il. C’était stupide. Et ça m’a pété à la gueule.” Cet épisode maniaque coïncidera avec l’enregistre­ment de l’album acoustique A Productive Cough, enregistré dans le seul but, ou presque, de se débarrasse­r de la frange “punk lambda” de son public. Sorti en 2018, ce disque a, selon Stickles, “envoyé [s]a carrière dans le caniveau”.

Le van de Titus Andronicus n’est équipé ni de système Bluetooth ni de lecteur CD. Alors, va pour la radio. À mesure que la route descend vers le Sud, les stations hip-hop ou latino crachent des hits récents du top 40. Du côté des stations rock, les stocks sentent plutôt la naphtaline et ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui le “rock classique”: en cinq heures de route, à travers six États, la “titusmobil­e” aura droit à trois Rolling Stones, deux Guns N’roses, deux versions différente­s du Stairway to Heaven de Led Zeppelin et aucun titre sorti au xxie siècle. “Le rock’n’roll est une forme d’art morte, comme le jazz. Ce sont des trucs académique­s qu’on va étudier à l’université”, regrette Stickles. Alors pourquoi continuer à pratiquer les “musiques à guitares”? Au moment de répondre, Stickles fait du Stickles:

“Le rock’n’roll est une forme d’art morte, comme le jazz. Ce sont des trucs académique­s qu’on va étudier à l’université”

il invoque aussi bien Mick Jagger que la philosophe Hélène Cixous. Le chanteur des Rolling Stones a un jour expliqué qu’il n’existait “que douze notes dans la musique occidental­e” et que dans une chanson donnée, “on n’en utilise que sept à la fois”. Mais encore? “Sachant ça, nous dit Jagger, une chanson ne se distingue que par ce qui est exprimé en son sein.” C’est là que Cixous, philosophe féministe française proche de Jacques Derrida, entre en jeu: “Ma sista Hélène Cixous m’a appris que le son est le signifiant. Et que ce qui est exprimé, c’est le signifié. Il faut arriver à lier les deux, et le faire avec des intentions artistique­s précises en tête.” Conclusion? “Ce que je cherche à faire, puisqu’il n’y a plus rien à inventer en termes de son, c’est dire des choses authentiqu­es, qui ne sont vraies que pour moi, et trouver des manières inventives de les exprimer.” S’il pense qu’il n’y aura plus jamais de “nouveau Nirvana”, Stickles entretient un certain optimisme quant à l’avenir de la pratique: “Maintenant qu’il n’y a plus d’argent, et que le rock n’est plus la culture dominante, il peut redevenir une contre-culture. On voit émerger des groupes de punk queers, des féministes, des communiste­s, des minorités.” C’est sur le mythique I Wanna Be Your Dog des Stooges, où le signifiant et le signifié pointent à l’unisson vers une nuit de débauche, que se dévoile le pont Woodrow Wilson. L’édifice relie le Maryland à la Virginie, et signale l’arrivée imminente à Washington. Il est 1h07. Il n’y aura pas de Domino’s Pizza.

“Au-dessus du seuil de pauvreté, mais pas de beaucoup”

Salle de concert et pizzeria branchée du sud de Washington, le Comet Ping Pong aura probableme­nt, un jour, droit à sa note de bas de page dans les livres d’histoire américaine, à la rubrique “théories du complot”. Fin 2016, il a été le théâtre de l’un des délires collectifs les plus étranges et révélateur­s des névroses de l’amérique moderne: le “Pizzagate”. Selon les instigateu­rs de cette théorie du complot, le couple Clinton l’aurait utilisé comme camp de base pour diriger un réseau pédophile. Au point qu’en décembre 2016, un homme a débarqué dans l’établissem­ent avec son fusil d’assaut AR-15 et a décoché une salve en direction du plafond. L’incident n’a pas fait de blessés, le justicier du dimanche a été arrêté et, deux ans et demi plus tard, la vie a repris son cours au Comet Ping Pong. Ce mardi soir, pas de cave pleine d’enfants ni de Clinton cachés, mais environ 200 âmes chauffées à blanc. Si au cours des ans, Titus Andronicus a tourné le dos au grand public, il a su conquérir une communauté de fans aussi fervents que fidèles. “Dans nos concerts, il y a davantage de monde qu’à l’époque de The Monitor, dit le leader. Depuis le rock opéra, j’ai commencé à mesurer mon succès en termes de ventes de tickets, et non de ventes d’albums.”

En apparence, il s’agit d’ailleurs là d’un concert de punk rock lambda, avec quatre trentenair­es blancs et barbus sur scène, postés face à un public, disons, agité, et des morceaux joués pied au plancher. Mais il faut considérer “l’expérience” Titus Andronicus dans son ensemble. Après dix ans de rebondisse­ments, un pacte tacite existe désormais entre son audience et son chanteur: Titus Andronicus n’est pas un jukebox ambulant, dont la seule raison d’être scénique serait de restituer fidèlement ses “tubes”. C’est plus que ça. Lorsque Brendan, le frère de Patrick, occupe la scène pendant cinq minutes afin de raconter une anecdote d’enfance (“Je lui ai toujours dit qu’il était trop moche pour devenir chanteur, mais il m’a dit qu’il chanterait quoi qu’il arrive”), personne ne trouve à y redire. Pendant 90 minutes, le groupe pioche dans tout son répertoire ; même Local Business qui, malgré son statut de mal-aimé, prend toute son importance dans le cadre d’une expérience cathartiqu­e en petit comité. Avec le temps, Stickles a eu le temps de réfléchir à la relation privilégié­e qu’il entretient avec son public. Voilà ce qu’il en dit: “C’est très douloureux pour un être humain, psychologi­quement, d’enfouir ses secrets. Je me décharge dans mes chansons, et ce faisant, je normalise certaines émotions pour les gens qui ont vécu des choses similaires. Quand ils viennent au concert, ou qu’ils m’écrivent de longs mails

–ce qui arrive fréquemmen­t–, puis que je vois qu’ils se sentent validés en tant que personne, moi, ça me valide en retour en tant qu’artiste. Et ainsi de suite. C’est pour ça que je vis. Ça se rapporte à la notion de service. Il faut servir quelque chose de plus grand que soi-même.” Il appelle ça sa “boucle de rétroactio­n”.

Après le concert, Stickles file directemen­t au stand de merchandis­ing pour écouler des vinyles, des t-shirts et recueillir les doléances. “Ça marche toujours mieux quand j’y suis, je suis comme un panneau publicitai­re ambulant”, lance-t-il, pas dupe. Un sexagénair­e élégant, ancien employé de Fedex, t-shirt des légendaire­s Hüsker Dü sur le dos, en est à son 33e concert du groupe. “Patrick est à la fois doux et dangereux, c’est ça que j’adore chez Titus Andronicus, s’enthousias­me-t-il. C’est peutêtre le dernier groupe où on sent que, concert après concert, album après album, tout peut se passer. Rien n’est prédéfini.” Pendant ce temps-là, un autre fan en sueur tombe sur le chanteur. Après quelques minutes de discussion, les deux hommes se lancent dans une longue étreinte. Sur le trajet vers le motel, plus tard, Patrick racontera le contenu de leur discussion. “Vous savez ce qu’il m’a raconté? Que quand il était interné en hôpital psychiatri­que, il n’avait droit qu’à une heure d’internet par semaine. Et vous savez ce qu’il faisait, chaque semaine, de cette heure? Il allait sur Youtube pour écouter Titus Andronicus! Je peux vous dire que je lui ai donné le câlin de sa vie!” Le chanteur va-t-il jusqu’à s’imaginer comme le psychiatre de toutes les âmes écorchées par le mode de vie américain? “Comme je partage beaucoup de mes expérience­s, les gens ont l’impression qu’on est amis, reconnaît-il, avant d’amener la discussion sur un autre terrain. Alors oui, ils viennent plus facilement acheter des t-shirts et des vinyles après le concert. Et moi, je transforme en marchandis­e tout ce bagage émotionnel. Je corromps ce qui devrait rester pur et innocent. Mais qu’est-ce que je peux y faire? On vit dans un système capitalist­e, et si je décide de vivre en dehors de ce système, le concert n’aura même pas lieu.”

S’il refuse de révéler ses revenus de l’an dernier, Stickles admet qu’il est “audessus du seuil de pauvreté, mais pas de beaucoup”. Il est endetté, mais content de ce qu’il appelle le “business model” de Titus Andronicus. “Déjà, j’éprouve une certaine fierté à faire les choses comme des groupes que j’adore, Black Flag, Crass ou Fugazi, explique-t-il. Ensuite, même si ça demande davantage de travail, ça implique des dépenses moindres. Et enfin, ça me permet de contrôler tous les aspects du groupe.” Le contrôle, ou le grand thème de ces derniers mois pour Patrick Stickles. D’un côté, le musicien a trouvé une certaine stabilité neurochimi­que. “J’ai décidé que je ne m’autorisera­is plus jamais à taper comme une boule de flipper entre les deux pôles. J’ai mis un système en place. Et je suis mieux capable d’accepter les tâches qui incombent à tout être humain, comme faire ma lessive, ou savonner mes ignobles aisselles, ou simplement manger, puisque je suis capable d’oublier de le faire pendant trois jours. Ce n’est jamais fini, je n’ai pas gagné, c’est un processus.” De l’autre, si la gigantesqu­e tournée américaine porte ses fruits, il pourra se remettre à flots financière­ment. Quelque part, aussi, il y a la montagne The Monitor, et tout ce qui en découle d’espoirs déçus. Il semble sur le point de tourner la page. “J’aimerais avoir une très longue carrière, dit-il. J’ai compris que je ne serais sans doute jamais une star, mais je pourrais très bien m’élever au rang de légende.” Le lendemain matin, Patrick, RJ, Liam et Chris mettront le cap pour la Caroline du Nord. Ils débarquero­nt eux-mêmes leurs instrument­s en début d’après-midi, RJ bidouiller­a quelques machines et ils attendront, pendant quatre à six heures, un horaire du style 21h37 pour vivre une heure et demie de live auprès d’individus cabossés. Après le concert, Patrick assurera le stand de merchandis­ing. Il entendra les histoires des plus émus, des plus téméraires, des plus enivrés. Il rangera les bénéfices de la soirée dans cette boîte en ferraille verte dont il ne perd jamais la trace. Et il reconduira ses ouailles dans l’une de ces chaînes hôtelières sans âme qui tapissent l’amérique des périphérie­s. Ils glaneront quelques heures de sommeil après trois, six ou dix canettes de Modelo Especial, avant de repartir pour un autre motel, un autre après-midi à tuer le temps, un autre concert, une autre cuite, et ainsi de suite. Et tout ça jusqu’où? “J’ai récemment adopté deux chats, raconte Stickles comme s’il livrait un secret. Ces machins-là peuvent vivre quinze ou vingt ans. Jusqu’ici, je ne m’étais jamais imaginé ce que ça pourrait faire, que d’être un homme de 49 ans. Mais quelqu’un devra bien rester en vie pour s’occuper de ces chats.”

"J' ai compris que je ne serais sans doute jamais une star, mais jepourrais trés bien m élever au rang de légéde"

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Liam Betson.
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