Society (France)

Catherine

53 ans “On cherche désespérém­ent de la joie, à partir de ce moment-là”

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“‘Ma maman a été retrouvée pendue. (...) Quelqu’un m’a dit ‘on a trouvé un mot avec une écriture très perturbée de ta maman, et dessus il était écrit: ‘Mon mari a mis la corde pour que je me pende.’ Ce mot, je ne l’ai jamais vu, on ne l’a jamais retrouvé. A-t-il existé ou pas? Peu importe.’ Un matin, je me suis réveillée et ce long texte est sorti tout seul. Je pourrais écrire un bouquin sur cette horreur qui est arrivée un peu après mes 18 ans. J’avais quitté la maison depuis quelques mois à peine. L’homme avec qui ma mère vivait la battait presque à mort. Il l’humiliait, la meurtrissa­it depuis des années. Quand elle se rebellait, il frappait encore plus fort. À 40 ans à peine, elle était devenue si fragile, épuisée… Elle est morte.

Enfant, on mentait. Aux copains et aux parents des copains. Ma victoire à moi, c’était que personne ne se soit jamais douté qu’il se passait quelque chose. J’allais au lycée à Chartres mais j’étais à 25 bornes, en pleine campagne. Tout avait été construit pour isoler ma mère de la moindre possibilit­é d’avoir des amis, de sortir. J’étais dans une famille bourgeoise, ma maman ne travaillai­t plus. Quand on se sauvait pour échapper aux violences –parfois, on restait des semaines en dehors de chez moi–, elle me disait: ‘Je vais retrouver du travail.’ Mais comment faire quand vous ne vous considérez plus depuis 20 ans?

On ne m’a jamais aidée. Après la mort de ma mère, les gens m’ont dit: ‘On savait.’ Hein? Bah super... Après ça, je n’ai pas parlé pendant des mois. On avait tout détruit. Je me suis retrouvée avec ma convocatio­n au bac et puis, d’un coup, sur la route, en train de faire de l’auto-stop. On cherche désespérém­ent de la joie, à partir de ce moment-là. Désespérém­ent. Moi, après, j’ai été une fille de la nuit, j’ai fait la fête, j’ai pensé évacuer comme ça. Je suis partie aux États-unis pour être loin, pour l’imaginaire de ce pays, le mythe de l’eldorado. Entre mes 20 et 27 ans, j’évitais complèteme­nt ce que je traînais, mon sac à merde, comme je dis. J’avais tellement envie de vivre! Quand on me posait des questions, je disais juste: ‘Ma mère s’est suicidée’, ‘ma mère est décédée’ et ‘mon père, je ne le vois pas’. Et basta. J’étais quelqu’un de très gai. Je pensais que j’allais bien, j’avais un boulot dans une agence de pub. Bien sûr, je ne me rendais pas compte que les casseroles que je traînais me mettaient dans une situation...

Mes rapports aux hommes ont été très compliqués, par exemple. Première relation sexuelle à 18 ans

avec un inconnu, pour ne pas laisser de trace ni justifier quoi que ce soit. Je choisissai­s inconsciem­ment des gens qui ne restaient pas, comme ça je ne m’engageais pas. J’ai décidé rapidement que je ne me marierais jamais. Et effectivem­ent, j’ai eu un enfant avec quelqu’un, mais jamais il n’a été question de se marier. Pour moi, c’est quelque chose, au-delà du contrat, qui t’enchaîne. Moi, j’ai toujours voulu avoir cette liberté d’être, et de partir. À 27 ans, j’ai rencontré quelqu’un et je me suis dit: ‘Peut-être qu’il est temps que tu aies confiance. Et peut-être que cet hommelà peut être cette personne.’ Ensuite, il y a moins eu la peur de la maternité que celle de l’enfant face au papa. Comment cet homme allait-il être avec cet enfant? Je crois qu’inconsciem­ment, je n’ai pas choisi quelqu’un que j’allais aimer toute ma vie, mais quelqu’un que j’allais suffisamme­nt respecter, en qui je sentais la capacité d’être un bon papa. J’ai choisi de faire entrer un homme dans ma famille. Un homme qui allait rester dans ma vie, même si aujourd’hui on ne vit plus ensemble.

Puis, quand mon enfant a grandi, il a fallu que j’aborde cette histoire avec lui. Il ne comprenait pas pourquoi il n’avait pas ses grands-parents. Mais la première fois que tu en parles, quelle dose d’émotion tu mets dedans? Quelle dose de factuel? Qu’est-ce que tu ne dis pas? Mon garçon, aujourd’hui, il a 22 ans, il fait des études de graphisme, et l’année dernière, il m’a dit: ‘J’ai un sujet sur la trace à faire, j’aimerais que tu me parles de ta mère. Est-ce que tu as des photos?’ Je crois que j’en ai trois, quatre... ‘Tu as des objets?’ Trois, quatre... Puis: ‘Est-ce que tu peux m’emmener là où vous viviez?’ Là où ma mère est morte, donc. Je ne pouvais pas lui refuser. Je me suis dit qu’il était temps. Je m’entends encore lui annoncer: ‘Je ne sais pas si je vais retrouver le chemin.’ Que j’ai juste fait des milliards de fois: évidemment que je l’ai retrouvé. Je n’étais pas retournée là-bas depuis des années. Sur place, je me suis rendu compte que rien n’avait bougé dans le village. Je me suis engagée sur cette route qui mène à la maison. C’était comme si j’allais dans un endroit avec des fantômes. Ma mère n’a pas de pierre tombale. Ce fumier a juste enterré sa femme avec une simple dalle de béton. Avec ma grand-mère, j’avais gravé son nom et les dates sur un bout de bois, à 19 ans. Et quand je suis arrivée avec mon fils, il n’y avait plus rien, juste la dalle, rien d’autre. Mon fils s’est alors mis à faire un travail de nettoyage. Les autres, ceux des autres génération­s, ils ont tous menti. Et lui nettoie tout ça.”

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