Society (France)

L'Espagne un modéleà suivre?

Depuis la promulgati­on d’une loi contre les violences de genre en 2004, l’espagne a vu le nombre de féminicide­s dans le pays diminuer. Reportage.

- PAR MAÏWENN BORDRON, À MADRID

Tamara entre dans la petite salle du tribunal spécialisé en violences conjugales no4 de Madrid. Sous son oeil gauche, un bleu qui lui couvre la pommette. Elle s’avance d’un pas peu assuré vers un micro sur pied. “Vous comparaiss­ez aujourd’hui pour une demande d’ordonnance de protection. L’homme contre qui vous avez porté plainte, c’est votre conjoint ou votre mari?” lui demande le juge, Pedro Ardúan. Tamara hésite et répond d’une voix à peine audible: “C’était mon conjoint.” La jeune femme de 20 ans raconte ensuite comment elle s’est fait agresser chez elle le 3 novembre, alors qu’elle avait leur fille de 5 mois dans les bras: “Je lui ai dit que je ne voulais plus être avec lui, que j’en avais marre. Il a commencé à me demander si j’étais avec quelqu’un d’autre. Puis il s’est arrêté et m’a donné des coups de poing. J’ai eu peur, j’avais beaucoup de sang qui coulait du nez. Mon oeil a commencé à larmoyer, j’avais l’impression qu’il saignait.”

Après avoir répondu pendant quinze minutes aux questions du juge et de l’avocat de la défense, Tamara sort de la salle. Son ex‑conjoint peut alors entrer par une autre porte. Luis, 22 ans, arrive menotté, entre deux policiers. Il a été placé en garde à vue après l’agression. Aujourd’hui, le juge doit décider de délivrer ou non une ordonnance de protection afin de l’éloigner de son ancienne compagne. Les faits, eux, seront jugés ultérieure­ment, lors d’une prochaine audience. “Vous l’aviez déjà agressée auparavant?” s’enquiert le juge. Pas de réponse. “Vous l’avez déjà frappée?” répète le magistrat, d’un ton plus pressant. “Non”, répond simplement le jeune homme, traits juvéniles et silhouette filiforme. “Il n’y a pas eu une fois où vous l’avez frappée et où elle s’est urinée dessus de peur? Et où vous lui avez dit: ‘Tu es une chienne, tu te pisses dessus comme les chiens’?” Luis sanglote: “Non.” “Cette fois, vous êtes arrivé bourré chez elle et après une dispute, vous lui avez donné plusieurs coups de poing sur la pommette gauche, le nez, la tête et les bras?” relance Pedro Ardúan. “Oui, je lui ai donné deux claques.” Un peu plus tard, en pleurs, Luis raconte que ce jour‑là, “le coup est parti tout seul” et qu’il a “perdu le contrôle”. Pas suffisant pour convaincre le juge, qui lui interdit de s’approcher à moins de 500 mètres de son ex‑compagne et d’entrer en contact avec elle jusqu’au jugement.

Des tribunaux comme celui‑ci, il en existe 106 répartis partout en Espagne, dont seize rien qu’à Madrid. Ils ont été mis en place par la loi de protection intégrale contre les violences de genre, votée à l’unanimité par les députés en 2004. Dans ces tribunaux, les juges ne traitent que des affaires de violences conjugales au quotidien. Pour gérer les urgences, des tribunaux dits “de garde” sont ouverts tous les jours, ce qui permet à la justice d’être plus réactive. “À Madrid, il y a deux tribunaux de garde spécialisé­s en violences conjugales actifs 365 jours par an. Nous rendons des décisions –civiles et pénales– les samedis, les dimanches et même les jours fériés”, explique Pedro Ardúan à la fin de sa journée de garde. Ce jour‑là, le juge de 58 ans a enchaîné, sans pause déjeuner, une dizaine d’affaires: sept comparutio­ns immédiates et trois demandes d’ordonnance de protection. L’année dernière, sur 39 000 requêtes de ce genre, plus de 27 000 ordonnance­s ont été délivrées par les juges espagnols –contre 1 600 environ en France. “Les mesures d’éloignemen­t et d’interdicti­on de communique­r sont les plus fréquentes. Mais il existe également l’interdicti­on de résider dans la commune de la victime ou dans un lieu déterminé”, précise le magistrat.

Un milliard d’euros investis

À Sevilla la Nueva, un petit village rural près de Madrid, Lidia se sent plus en sécurité depuis que son agresseur est soumis à cette interdicti­on. “Il ne peut pas poser un pied ici. Il ne peut plus y vivre, bien sûr, mais il ne peut même pas venir voir un ami: l’entrée dans Sevilla la Nueva lui est en quelque sorte interdite”, explique cette femme de 35 ans, qui vit désormais dans la maison de ses parents. Quand Lidia parle de son ex‑conjoint, qui l’a agressée il y a trois ans, elle ne prononce pas son prénom. Elle évoque tour à tour “cette personne” ou “cet homme”. Une sorte de bête informe, qui a perdu toute humanité à ses yeux, depuis le jour où il lui a “mordu le visage, le cou et les bras”. Ses dents lui ont transpercé la peau. Des morsures jusqu’au sang qui l’ont convaincue, au bout d’un an de violences, d’aller porter plainte. Son ex‑conjoint avait, dans un premier temps, interdicti­on de s’approcher d’elle à moins de 500 mètres. Il a enfreint l’ordonnance. “À la troisième infraction, la procureure a élargi le périmètre qu’il ne devait pas franchir. Il est passé de 500 mètres à tout le village. Elle a aussi requis le port du bracelet électroniq­ue pour le contrôler”, détaille Lidia. Posé à côté d’elle, un boîtier noir surmonté d’un écran et de cinq touches. Ce dispositif, qu’elle “emporte partout, comme un second téléphone portable”, la prévient si son ex‑ conjoint tente de s’approcher d’elle. “C’est un mécanisme très simple, connecté à un GPS. S’il (son ex‑conjoint, ndlr) est près de moi, une alarme se met à sonner. Sur l’écran apparaît alors ‘agresseur proche’, ça bipe et ça vibre”, décrit‑elle. Le bracelet anti‑rapprochem­ent est relié à un centre de contrôle. Si l’agresseur franchit le périmètre interdit, des opérateurs le géolocalis­ent et appellent les forces de l’ordre. En trois ans, Lidia raconte qu’elle a reçu deux alertes, dont une qui l’a notamment marquée: “Je sortais d’un centre où je prends des cours et j’allais dans un village qui se situe à côté. Le hasard a fait qu’il se trouvait là. Lorsque j’ai traversé le village, le message ‘agresseur proche’ est apparu. J’étais en train de conduire, je ne m’y attendais pas. Je suis devenue très nerveuse, j’ai dû arrêter la voiture, j’ai fait une sorte de crise d’anxiété. La directrice du centre est venue me chercher.”

Le dispositif “bracelet électroniq­ue” fait partie des mesures prévues par la

loi de 2004, mais il n’a été mis en place qu’à partir de 2009. Selon les derniers chiffres officiels du mois de septembre, 1 353 femmes étaient alors protégées par ce système en Espagne, soit 22% de plus que l’année dernière au même moment. Depuis le lancement du dispositif, au total, 7 000 bracelets ont été installés. Un système “efficace”, selon Rebeca Palomo Díaz. La déléguée en charge de la lutte contre les violences conjugales au sein du gouverneme­nt affirme qu’“aucune des femmes qui avaient le dispositif sur elles n’a été assassinée par l’homme qui la maltraitai­t. En dix ans de fonctionne­ment, une seule femme l’a été mais à ce momentlà, elle n’avait pas le boîtier sur elle, donc le système n’a pas pu la protéger.” Le nombre de féminicide­s en Espagne, qui était de 71 en 2003 (date du début du décompte officiel), est passé à 50 en 2018. Mais il sera supérieur cette année car, à ce jour, 51 femmes ont déjà été tuées par leur conjoint ou ex‑conjoint. Faut‑il y voir l’échec d’un modèle si souvent cité en exemple, notamment en Europe? Pour Maria Ángeles Jaime de Pablo, présidente de l’associatio­n de femmes juristes Themis, cette légère hausse est forcément liée à la percée de Vox, un parti d’extrême droite, qui “nie les violences conjugales”. Vox, qui est devenu la troisième force politique du pays en remportant 52 sièges de député lors des dernières élections législativ­es le 10 novembre, considère en effet que la loi contre les violences de genre est “discrimina­toire” envers les hommes. “Sur l’ensemble des victimes, il y a un pourcentag­e très faible de femmes qui avaient déposé plainte. Environ 20%, resitue de son côté Rebeca Palomo Díaz. C’est pour cela qu’un de nos objectifs fondamenta­ux, c’est de faire en sorte que les victimes de violences conjugales se sentent accompagné­es par l’ensemble du système pour qu’elles franchisse­nt le pas du dépôt de plainte.” La déléguée rappelle que le gouverneme­nt a transféré 200 millions d’euros aux communauté­s autonomes en deux ans et 40 millions aux villes pour lutter contre les violences conjugales. Au total, ce plan nommé “Pacto de Estado” prévoit 200 mesures, avec un budget total d’un milliard d’euros jusqu’en 2022.

Des brigades spécialisé­es

C’est en 1997 que la société espagnole a réellement pris conscience de la réalité des violences conjugales dans le pays. Le 4 décembre, Ana Orantes, une femme de 60 ans, est interviewé­e à la télévision régionale andalouse. Elle y raconte les 40 années de sévices que son mari lui a fait subir. “Il avait pour habitude de m’attraper par les cheveux et de me cogner contre le mur, je ne pouvais plus respirer”, décrit‑ elle calmement face aux téléspecta­teurs. Treize jours plus tard, son mari l’arrosera d’essence et la brûlera vive dans le patio du domicile conjugal. Ana Orantes avait déposé plainte plusieurs fois, mais le juge l’avait obligée à partager sa maison avec son bourreau: un étage pour chacun. L’espagne est sous le choc. “Le cas d’ana Orantes a été un détonateur. À partir de là, les violences conjugales, qui étaient alors qualifiées de violences domestique­s par le gouverneme­nt du Parti populaire, ont commencé à être considérée­s comme un problème de premier ordre”, retrace Charo Nogueira, qui a travaillé 25 ans pour le journal El País. Le quotidien a été “pionnier” dans le traitement de l’informatio­n liée aux féminicide­s. “On a arrêté d’utiliser des titres qui justifiaie­nt le passage à l’acte, comme ‘Un homme tue sa femme par jalousie’. Puis, de nouvelles règles ont été établies: ne jamais titrer ‘Une femme meurt’ mais ‘Un homme tue’, pour insister sur la responsabi­lité de l’auteur.” Résultat: en décembre 2004, quand la loi contre les violences de genre est votée sous l’impulsion du Parti socialiste, arrivé huit mois plus tôt au pouvoir, la société espagnole est en fait déjà sensibilis­ée à la réalité des violences conjugales.

Cette loi a imposé des réformes dans de nombreux secteurs. Au‑delà des tribunaux, la méthode de travail dans les commissari­ats a, par exemple, été complèteme­nt repensée. Un nouveau modèle de suivi et de protection des victimes au niveau national a été mis en place à partir de 2007. “Viogen” (“Vio” pour “violence” et “Gen” pour “genre”) est un système informatiq­ue dans lequel l’ensemble des corps de police (municipale, nationale et Guardia Civil) entre toutes les informatio­ns relatives aux victimes et aux agresseurs (présumés et condamnés). Grâce aux éléments à sa dispositio­n, le programme détermine ensuite le danger couru par la femme victime de violences

“Nous accompagno­ns les femmes dans tous leurs déplacemen­ts, au travail, chez le médecin, à l’école quand elles doivent aller chercher leurs enfants…” Marta Fernandez Ulloa, responsabl­e de l’unité de protection de la femme au sein de la police de Madrid

conjugales. Cinq niveaux de risque ont été répertorié­s: non apprécié, faible, moyen, élevé et extrême. “Avec Viogen, ce qu’on mesure, c’est la probabilit­é qu’une femme soit à nouveau agressée par son conjoint et, en fonction, on met en place des mesures de protection policière”, explique Marta Fernandez Ulloa, responsabl­e de l’unité de protection de la femme au sein de la police municipale de Madrid. En cas de risque extrême, une escorte policière accompagne la victime 24h/24, jusqu’à devant chez elle. La situation de risque est ensuite réévaluée toutes les 72 heures, lors d’entretiens avec des agents. “On accompagne les femmes dans tous leurs déplacemen­ts, au travail, chez le médecin, à l’école quand elles doivent aller chercher leurs enfants, ou au tribunal. À partir du risque élevé, on suit également les mouvements des agresseurs pour pouvoir anticiper le moment où ils peuvent s’en prendre à leur conjointe ou ex-conjointe”, détaille la policière, qui gère une équipe de 80 agents. Les femmes peuvent joindre ces policiers 24h/24 en composant un numéro d’urgence spécial qui ne laisse pas de trace sur une facture téléphoniq­ue –ce qui permet de ne pas alerter le conjoint dans le cas où la victime partage toujours le même toit avec lui. Ce jour‑là, vers 10h30, une sonnerie retentit dans une petite salle du siège de la police municipale de Madrid. Au bout du fil, María del Carmen, retranchée dans son appartemen­t du sud de la capitale espagnole. “Votre agresseur est en bas de chez vous?” lui demande la policière qui prend l’appel. “Oui, il est dans les parages. –Je vous envoie une patrouille, n’ouvrez pas la porte.” Cinq minutes plus tard, un policier est sur place. Depuis le commissari­at, sa collègue accède à la base de données Viogen pour en savoir plus sur la situation actuelle de la victime. “Cette femme a eu une protection spécifique de 24 heures hier parce que le jugement de son ex-conjoint avait lieu. D’après la plainte qu’elle a déposée le 3 octobre, il l’a menacée mais ne l’a pas agressée physiqueme­nt. Aucune mesure d’éloignemen­t n’a été ordonnée par la justice hier, je ne sais pas pourquoi, il faudra lui demander. Son agresseur s’est donc présenté chez elle à nouveau aujourd’hui”, détaille la policière à l’agent. Comme María del Carmen, 1 700 femmes sont actuelleme­nt suivies par la police municipale de Madrid –et 60 000 en Espagne. Chaque cas est assigné à un “agent protecteur”, un policier référent qui connaît le dossier par coeur et qui crée un lien de confiance avec la femme qu’il suit. En plus des 80 agents rattachés au siège de la police municipale, 300 policiers spécialisé­s sont répartis dans des commissari­ats de quartier un peu partout à Madrid. Un système qui semble plébiscité par les victimes elles‑ mêmes. Dans une autre salle, Avelina fait le point sur sa situation avec ses deux “agents protecteur­s”. “Ce sont deux anges que j’ai à mes côtés”, sourit cette femme de 67 ans qui a porté plainte contre son conjoint début octobre pour violences psychologi­ques. Avelina n’a pas besoin d’en dire beaucoup plus sur l’efficacité de cette unité spécialisé­e: aucune femme suivie par la police municipale de Madrid n’a été tuée par son conjoint ou ex‑ conjoint.

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Centre national de surveillan­ce des bracelets électroniq­ues pour conjoints violents, à Madrid.

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