Au milieu des années 90, La Châtre,
près de Châteauroux, avait fait l’objet d’un documentaire diffusé sur France 2 et qui montrait une ville obsédée par le samedi soir. Vingt-cinq ans et un incendie plus tard, que reste-t-il de ces jours de fête?
Au milieu des années 90, La Châtre, près de Châteauroux, avait fait l’objet d’un documentaire diffusé sur France 2 et qui montrait une ville obsédée par le samedi soir. Vingt-cinq ans et une discothèque brûlée plus tard, que reste-t-il de ces jours de fête?
Que subsiste-t-il de la fièvre du samedi soir de la jeunesse de La Châtre? Les vestiges de la fête, de l’alcool et quelquefois de l’amour rattrapés par la végétation et les herbes folles. De ce qui fut pendant longtemps la seule raison de s’ennuyer toute la semaine en attendant le week-end, il ne reste plus aujourd’hui qu’un hangar en ruine, quelques spots rouillés qui traînent sur le sol à côté d’une cuvette de toilettes et des pans de laine de verre qui se décrochent du plafond. C’était pourtant quelque chose, la discothèque Vibration, à quinze kilomètres de La Châtre. On y venait de partout dans les années 90. En Renault 5 customisée, en 103 sport kité. Les uns derrière les autres, en cortège le long des départementales, comme on va en pèlerinage, depuis les villages alentours dans ce triangle des Bermudes de la France rurale à la croisée des chemins entre Châteauroux, Guéret et Montluçon. En 1995, le documentaire Samedi soir en province, diffusé sur France 2, avait raconté cette jeunesse du coin qui ne vivait que pour la fiesta du week-end. Les garçons qui s’arsouillaient au pastis dans les bars-tabacs avant de prendre la route pour aller danser et reprendre en choeur “Ce soir on vous met le feu” sur la piste du Vibration. Les filles attendaient les slows en espérant trouver “la bonne personne” pour la vie. Le reste du temps n’était qu’existence de basse intensité ou salle de répétition du week-end à venir. Devant les caméras de télévision, Nadège se demandait avec sa mère comment s’habiller pour décrocher le titre de Miss Vibration. Stéphane, dit “Gazoil”, son nom de cibiste, se demandait lui avec quel animal totem il pouvait “tuner” le capot de sa voiture. Le documentaire montrait deux lieux. Le Vibration, donc, et le Top Club, un “parquet” itinérant qui s’installait dans les villages tel un cirque en tournée pour faire danser les locaux pendant une halte de deux semaines. Deux salles, deux ambiances: la discothèque en mettait plein la vue avec son show laser, le parquet sentait bon le bal sans prétention. À l’arrivée, le portrait d’une France rurale en autarcie culturelle et économique, pas encore rattrapée par les zones d’activités et la mondialisation via les réseaux. Une France que l’on n’appelait pas encore “périphérique”, et qui s’amusait sans complexe d’infériorité ni sentiment d’abandon.
“C’était un peu le supermarché de la nuit”
La discothèque Vibration a brûlé en 2016 dans de drôles de circonstances. À La Châtre, la rumeur évoque un incendie criminel “pour toucher l’assurance”. Peu importe. Cela faisait déjà longtemps que l’endroit –rebaptisé entre-temps– ne faisait plus vibrer. Le Vibration avait été revendu par son propriétaire quelques mois après la diffusion du documentaire. Samedi soir en province avait fait du mal aux personnages et, plus largement, à tous les habitants de la région. “Les gens ont eu l’impression d’avoir été piégés, de passer pour des péquenauds, se rappelle Olivier Vigneau, ancien DJ résident pendant les années de feu, sous le nom de DJ Marco. Ils ont eu le sentiment d’avoir été trahis et pensaient qu’on avait été complices des journalistes. Ils avaient vraiment la haine.” Il n’y avait pourtant aucune complicité entre ceux qui passaient pour “des journalistes parisiens” et le staff de la boîte de nuit pour tenter de ridiculiser la clientèle. Du temps de sa splendeur, la recette du succès de la discothèque Vibration était un mélange de débit et de volume. “C’était un peu le supermarché de la nuit, avec des boissons pas chères et un bar construit de manière à pouvoir servir un maximum de clients en même temps, se rappelle Olivier, qui a passé sept ans aux platines. Et puis, on organisait de belles soirées. On a eu Marlboro Music, qui était venu faire son clip. À chaque anniversaire, on faisait un gâteau. On était une référence pour le show lumières. L’idée, c’était d’avoir la même exigence qu’une boîte d’une grande ville. Certains samedis, on faisait jusqu’à 1 800 personnes.” À côté du phénomène Vibration, l’itinérant Top Club tirait son épingle du jeu. Jean-claude Pagnard, le propriétaire du “parquet”, se crevait physiquement à monter et démonter sa structure dans les villages du Berry où il était “accueilli les bras ouverts”, se rappelle-t-il. Aujourd’hui à la retraite, ce chef d’orchestre pour musique de variétés avait passé dix ans en itinérant en misant “sur la musique de jeunes”. “Il n’y avait pas beaucoup de discothèques dans la région à l’époque”, dit-il, alors on venait chez lui danser et s’enquiller des Kronenbourg sans trop se soucier des gendarmes et des permis qui sautent. “J’avais de tout: des agriculteurs, des mécaniciens, des gens du bâtiment, des étudiants. À part le club de foot, il n’y avait rien dans ces coins, donc avec mon dancing, j’étais le roi.” Peu de temps après le documentaire, il était “passé en fixe”. Ce qui signifie qu’il avait ouvert une discothèque, le Gymza, dans son village de Culans,
dans le département voisin du Cher, avec cette fois-ci une licence IV. Il y avait découvert un autre monde, mis en concurrence féroce par la baisse des chiffres d’affaires. “On m’a tout fait: la voiture bélier dans la porte, la bouteille de gaz, les menaces de mort. Certains ne voulaient pas que je menace leur monopole, mes emmerdes viennent de là.” En 2000, Jean-claude Pagnard a dit au revoir au monde de la nuit berrichonne. “Les années 90, c’était la décennie du dancing et dès le début des années 2000, c’était déjà fini. Avec les contrôles aux rondspoints, le manque d’argent qui commençait à se faire sentir, la clientèle s’est raréfiée dans les campagnes. Et puis, il y avait de moins en moins de jeunes, et ceux qui restaient n’avaient pas de boulot.”
Téléphones portables et “gamins fracassés”
Dans le documentaire, avant de partir en Renault 5 rejoindre la piste du Vibration, Gazoil faisait tomber les tournées de pastis au bar de La Boule d’or, sur la place du marché de La Châtre. Le troquet est toujours là. Mais entre les écrans qui diffusent les matchs de foot et ceux qui affichent les résultats du tirage en direct de l’amigo, les yeux sont davantage tournés vers les murs que vers le fond du verre. Au comptoir, deux quinquagénaires s’enfilent une dernière tournée de demi. L’un d’eux se demande “si François s’est débarrassé de sa Portugaise” avant de dire au revoir à la cantonade et de rentrer à la maison. À 19h55, La Boule d’or ferme son rideau. Abrités sur la terrasse, deux garçons et une fille grillent une cigarette. Où est-ce qu’ils font la fête le samedi soir? Ils pouffent en même temps. L’un d’eux ironise: “Alors, il y a le salon de coiffure de l’autre côté de la rue, ça s’appelle Team Tif, mais c’est fermé.” Il glisse quand même un nom: Le Duplex, dont il assure “qu’il a fermé tard la nuit dernière”. Pour l’instant et comme son nom l’indique, le Duplex est surtout un restaurant-pizzeria sur deux étages tenu par Amélia et son mari. Elle se rappelle très bien ce “documentaire qui avait fait très mal”. Elle en égraine les conséquences. “Gazoil, il faisait péter les bouteilles de pastis, mais comme il ne payait pas son loyer, son propriétaire l’a viré quand il l’a vu faire le beau à la télévision.” Dans les années 90, Amélia tenait aussi une discothèque dans le coin, le Laura Dance. Elle assure qu’elle avait refusé de laisser entrer les caméras de France Télévisions dans son club parce qu’elle n’avait pas envie de faire parler d’elle. Elle liste toutes les célébrités qui sont passées par son établissement, dont Vincent Lindon, “du temps où il était avec Caroline de Monaco”. Le couple venait au Laura Dance parce “qu’il n’était pas emmerdé par les paparazzi”. Et puis, Amélia avait une autre manière de travailler. “Chez moi, il n’y avait pas de videurs, que des physionomistes. Leur boulot, c’était de prévenir les bagarres. Une fois, on a viré un mec qui trafiquait, ce qui était rare à l’époque. Il est revenu avec une arme, il a tiré huit balles, la première a touché mon mari, qui avait essayé de l’immobiliser.” Malgré l’épisode, elle assure qu’elle avait une belle clientèle avant, elle aussi, de fermer au début des années 2000, époque où elle a troqué le Laura Dance pour acheter le Duplex, dans le centre-ville de La Châtre. Au début, elle s’était mise en tête d’ouvrir un piano bar dans la cave pour faire durer la nuit. Avec l’humidité, il fallait tout le temps réaccorder le clavier, alors elle est passé au synthétiseur, mais cela n’avait pas la même saveur. Aujourd’hui, elle n’ouvre que très épisodiquement. La faute à la voisine, “une Parisienne” qui est arrivée après elle mais qui appelle les gendarmes dès que la musique tape trop fort. Amélia a fini par ranger la clé qui mène aux soirées piano bar. Devant son Duplex, elle explique sa version de la disparition de ce qu’elle appelle “la convivialité”. “Le premier fumeur, il sort. Il revient. Le deuxième sort pour fumer. En attendant, le troisième, qui ne fume pas, a sorti
Abrités sur la terrasse, deux garçons et une fille grillent une cigarette. Où est-ce qu’ils font la fête le samedi soir? Ils pouffent. “Alors il y a le salon de coiffure de l’autre côté de la rue, mais c’est fermé”
son téléphone et quand tout le monde se rassoit, ils sont tous le nez sur leur portable. Je leur dis parfois: ‘Vous voulez pas vous parler, plutôt?’” Avant d’ajouter: “De toute façon, t’as plus besoin d’aller en boîte pour draguer, tout se passe sur les réseaux sociaux.” À côté, l’une de ses amis, qui travaille “dans le médical”, se demande ce que les jeunes iraient faire en boîte de nuit aujourd’hui, puisqu’elle a vu “arriver à l’hôpital des gamins fracassés à coups de batte de base-ball par des videurs”. Et puis, comme son fils l’a fait, les jeunes quittent désormais La Châtre dès qu’ils le peuvent. “Il n’y a plus beaucoup de boulot et ceux qui font des études partent dans des villes plus festives comme Bordeaux, Toulouse, Tours ou même Paris. Ils rentrent le weekend pour voir les potes qui sont restés ou la famille, mais ils ne sortent plus. Ils se font des soirées chez les uns ou les autres, parce que ça coûte moins cher.” “Et ça fait des alcooliques, rebondit Amélia. En boîte, il y a des doseurs, là ils boivent sans limite. Et en plus, il y a de tout ici, du chichon, de la coke. Les gens de Châteauroux viennent acheter ici parce que c’est une plaque tournante du trafic.”
“Les soirées célibataires, ça marche toujours”
La Châtre, au bout d’une ligne droite de 30 kilomètres depuis Châteauroux, n’est pourtant pas l’un de ces gros bourgs agonisants qui comptent les devantures fermées et l’exode de ses services publics. L’association des commerçants pourrait même s’autocongratuler pour son dynamisme, malgré les difficultés. Comme partout en France, des zones commerciales et industrielles ont boursouflé la ville dans sa périphérie. Comme partout en France, le principal employeur de la ville, l’usine de fabrication de poches de sang Fenwal, a supprimé en 2015 près de 300 emplois sur les 461 que comptait le site. Comme partout en France, les menaces de fermeture de l’hôpital agitent les conversations et entretiennent l’angoisse d’un abandon collectif de l’état. “On n’est pourtant pas concernés, recadre Évelyne Caron, employée à la bibliothèque de la ville et accessoirement correspondante locale pour La Nouvelle République du Centre-ouest, le quotidien régional. On a surtout une pénurie de médecins et ceux qui sont là sont âgés.” Pour le reste, elle dépeint un tableau moins caricatural que celui du “village paumé” qui servait de décor à Samedi soir en province. “Pour le tourisme et la culture, on est au top. La ville a mis en place des circuits courts de produits bio pour les cantines scolaires.” Elle concède aussi que le boulot “se fait rare pour les jeunes” et que la population vieillit, comme dans toutes les petites villes comparables. Elle dit aussi que pour les jeunes qui résistent à la tentation de l’exil, il reste L’amazone. C’est la dernière boîte de nuit de La Châtre et de ses environs, même si, comme le dit Amélia, “il n’y a plus que des gamins”.
L’amazone est située dans un hangar au milieu d’une zone d’activités, à la sortie de la ville. Pour s’y rendre, il faut d’abord passer par le contrôle de gendarmerie qui effectue les tests d’alcoolémie au
dernier rond-point avant d’arriver. Ce samedi soir à minuit, le parking est encore vide. Victor, le patron, n’espère pas grandchose du dernier week-end de novembre. “On est le 30 du mois, les gens n’ont pas touché leur paie, si je fais 60 entrées, je serai content.” Le hangar sonne vide en attendant les clients, alors que le refrain du tube des années 80 Never Gonna Give You Up, de Rick Astley, conseille de “ne jamais abandonner”. Les remix de hits des années 70/80 –ABBA, Ricchi e Poveri– tentent d’attirer en vain les quelques clients sur la piste. “Je suis la seule boîte dans un rayon de 50 kilomètres, et pourtant on a du mal à remplir. La discothèque traditionnelle, c’est terminé. Soit les gens restent chez eux, soient ils préfèrent les bars à ambiance musicale. La seule chose qui nous reste, c’est l’autorisation de fermer à 7h”, soupire Victor, qui a vu dégringoler l’activité malgré les efforts d’animation. “Les soirées célibataires, ça marche toujours, mais ça c’est partout. Les shows live, c’est dur. Il y a six ans, on avait fait 2 500 entrées avec le DJ Big Ali. Cette année, on fait à peine 500 pour Dadju, avec des cachets d’artiste qui ont explosé.” Il admet que les prix des entrées et des consommations sont chers dans une région où les jeunes adultes sont souvent payés 1 200 euros. “On n’est ouverts que le samedi, donc le reste du temps, on ne fait pas d’argent et on est obligés d’avoir des prix pour couvrir les frais. D’un autre côté, les jeunes, quand il leur reste 50 euros en poche, c’est soit un plein d’essence, soit la sortie. Le choix est vite fait.” D’autant qu’ici, “les gens ont trop peur de se faire contrôler et de perdre leur permis parce qu’ils en ont besoin plus qu’ailleurs. Sans voiture, t’es mort”. Le club a bien essayé de s’entendre avec la gendarmerie et le préfet, mais “ils nous ont demandé de faire de la prévention routière. On a mis en place des bus. Au début, ils étaient pleins, mais la dernière fois, il n’y avait plus qu’une personne. La location, plus le chauffeur, le gasoil, on perd de l’argent”. Occupé à griller une cigarette dans le coin fumeur, Jean-paul n’a pas pris le bus. Il vient de se faire contrôler au volant de sa voiture avec 1,40 gramme d’alcool dans le sang par les gendarmes. “Ils ont été gentils et je ne me suis pas énervé. Bon, demain, je vais passer chez le juge. En plus, je suis multirécidiviste.” Il raconte un autre contrôle, cette fois-ci en Corse, où il avait pété les plombs et avait été incarcéré pendant un mois et demi à la maison d’arrêt de Borgo. À l’entrée, une bande de footeux laissent leurs vêtements au “vestiaire obligatoire”. Ils vont faire monter l’affluence du samedi soir à 20 personnes dans une boîte qui pourrait en contenir 1 200. Victor, qui a débuté dans le métier au club Hustler, près des Champs-élysées, a quelques idées pour chasser la morosité: “Il y a un club échangiste à Châteauroux, et c’est plein tous les soirs. Il n’y a plus qu’un seul truc pour lequel les gens sont prêts à dépenser quand ils sortent: le cul.”