Society (France)

Sorj Chalandon, en rémission

- PAR WILLIAM THORP / PHOTOS: RAPHAËL LUGASSY POUR SOCIETY

Il est un habitué des récompense­s: prix Albert-londres en 1988, prix Médicis pour Une promesse, grand prix du roman de l’académie française pour Retour à Killybegs et Goncourt des lycéens pour Le Quatrième Mur. Aujourd’hui, Sorj Chalandon publie Une joie féroce. Un livre né du cancer de sa femme, et du sien.

Il est un habitué des récompense­s: prix Albert-londres en 1988, prix Médicis pour Une Promesse, grand prix du roman de l’académie française pour Retour à Killybegs et Goncourt des lycéens pour Le Quatrième Mur. Aujourd’hui, Sorj Chalandon publie Une joie féroce. Un livre né du cancer de sa femme, et du sien.

Comment se passe la promo de votre livre? Je pensais que ce serait dur, mais là, j’en prends plein la gueule. C’est-à-dire que je me retrouve devant des personnes qui souffraien­t d’un cancer il y a encore peu, qui ont perdu un proche de la maladie ou qui sont encore malades et qui enlèvent leur perruque devant moi. Avant-hier encore, on me demandait de signer des livres à la Salpêtrièr­e, l’hôpital où ma femme a été opérée du cancer du sein. Je rencontre beaucoup de femmes qui sont les mêmes personnage­s que ceux de mes livres. C’est très beau et pas chevrotant. Il n’y a pas de larmes, il y a des bagarreuse­s.

Les femmes malades se sont retrouvées dans votre livre? Beaucoup. D’abord, ce que de nombreuses femmes ont retrouvé dans mon livre, c’est le mec qui s’en va lorsque la femme lui dit qu’elle a un cancer.

C’est quelque chose dont on vous parle beaucoup, qui a choqué? Clairement. Ce qui perturbe tout le monde dans mon livre, ce n’est pas qu’une bande de femmes qui ont un cancer organise le casse d’une bijouterie, c’est que le mec de Jeanne (personnage principal du livre, ndlr) se barre peu de temps après qu’elle lui a annoncé être malade. Pourtant, c’est une réalité. Une femme à six fois plus de chances de se faire quitter qu’un homme si elle tombe malade ou a un handicap soudain. Lorsque j’étais avec mon épouse en chimiothér­apie, je ne voyais pas souvent d’hommes accompagne­r leur femme. Un jour, j’en ai parlé aux infirmière­s et elles m’ont dit: ‘Mais Monsieur Chalandon, les hommes, ils partent.’ Hier encore, j’étais à Bordeaux, dans une librairie, deux femmes sont venues me voir et m’ont dit: ‘Bah moi, mon mari est parti tout de suite, à l’annonce.’ Donc dans le livre, Matt, le mari de Jeanne, ce n’est pas une invention, c’est un mec ordinaire. Il ne part pas pour une petite jeune, ce n’est pas un chien, mais il ne veut juste pas rester. ‘Tu es courageuse, tu t’en sortiras, prends soin de toi. Moi, je ne peux pas’, c’est ce que les hommes disent. Et cela, je l’ai pris en pleine gueule.

C’est la double peine. Oui, tout à fait. Il y a l’homme qui s’en va, et puis il y a les copains. Nous, il y a des gens qu’on a moins vus, voire plus du tout. ‘Tu comprends, on a des enfants, Stéphanie (sa femme, ndlr) chauve, ça fait bizarre tout de même.’ Pardon? Et puis, entre eux: ‘Si on les invite, ils vont commencer à parler de leurs trucs, leur maladie, c’est chiant.’ Je ne sais pas ce qu’ils ont en tête. On ne les a revus que lorsque les cheveux de Stéphanie ont repoussé.

À l’annonce de la nouvelle, comment avezvous réagi? Ma femme va à la Pitié pour une visite de routine, je suis au Canard enchaîné, le téléphone sonne et elle me dit: ‘Il y a quelque chose.’ Je fonce, et puis je me dis: ‘Ça y est, c’est arrivé.’ La première fois où je m’en rends vraiment compte, c’est lorsqu’on part récupérer un colis peu de temps après. On est dans la file d’attente, et il y a cette petite dame qui pousse ma femme et lui parle de sa carte d’invalidité: ‘Vous voulez la voir?’ Et ma femme se retourne, très calme, et lui répond: ‘J’ai un cancer, vous voulez le partager?’ Et là, je me dis: ‘Mais qu’est-ce qui se passe? Ce n’est pas son genre.’ On sort et elle me dit: ‘Je suis en guerre.’ Putain, je ne l’avais pas vu comme cela, je pensais: ‘Elle a un cancer, on va pleurer, on va avoir peur’, et tout à coup elle s’arme, se met un casque, un gilet pare-balles, un flingue et on trace.

Vous vous armez également? D’abord, je lui demande si cela la dérange si je prends des notes. La première fois, c’est quand elle demande à une infirmière: ‘Je pleure quand?’ Elle vient d’apprendre qu’elle a un cancer et l’infirmière lui répond ‘maintenant’, puis l’enlace. Je ne veux pas que cela se perde. Je note tout, mais c’est elle qui se bat ; moi, je ne peux pas dire ‘je’ dans mes notes. Jusqu’au jour où je me rends à la clinique. J’y vais parce que j’ai un problème de coeur, un essoufflem­ent, je fais plein de tests, d’analyses. Ils me disent que mon coeur va bien, mais qu’‘il y a quelque chose’, en revanche. Toc! Toc! Coucou, c’est le cancer. Onze jours après qu’on a découvert celui du sein de ma femme, on m’en trouve un de la prostate. Première réaction, je ne me dis pas: ‘Merde, moi aussi’, mais ‘Putain, je peux écrire. Je vais pouvoir faire ce livre et l’écrire à la première personne’. Si je n’avais pas eu aussi un cancer, il n’y aurait pas eu de livre.

C’est vrai que, juste pour écrire votre livre, vous avez patienté neuf mois après l’annonce de votre cancer pour commencer à vous soigner? Oui, j’ai demandé à mon médecin si on pouvait ne pas m’opérer tout de suite. Et il m’a dit oui. Mon cancer était à un stade peu élevé, il était encore pépère. J’ai accompagné ma femme à l’hôpital pendant qu’elle se soignait et j’ai commencé à écrire là-bas. Tout le temps où j’ai écrit, j’avais besoin d’avoir cette saloperie en moi. Il fallait le vivre de l’intérieur. La ‘joie féroce’, c’est ça, c’est cette colère d’exister.

Vous allez mieux? J’ai été opéré, ça devrait aller. Mais j’ai des infections qui se réveillent: reins, poumons, des petites choses. Je suis sous antibiotiq­ues, je suis très fatigué. En fait, ça m’a délabré plus que je n’aurais pensé. J’ai perdu quelque chose, pas vraiment la joie de vivre parce que ce n’est pas quelque chose que je connais bien, mais une forme de légèreté. J’ai moins de temps, je suis devenu plus raide.

Et votre femme? Oui, elle va mieux, ça va. Enfin, ça flotte toujours au-dessus, quoi.

Reprenons votre histoire par le début. Vous quittez Lyon pour Paris à 17 ans… Il fallait que je mette une distance entre mon père et moi. Il était fou, mythomane... Dès qu’il poussait la porte de ma chambre, il avait un nouveau métier. Pas plombier, hein. Il était chef du renseignem­ent ; parachutis­te ; professeur de judo avec des cargos de Japonais qui venaient le saluer ; il avait créé Les Compagnons de la chanson, mais avait dû s’en aller car Édith Piaf était amoureuse de lui. Et moi, j’avais en permanence la bouche grande ouverte: ‘Mon papa est vachement fort.’ J’étais le seul au monde à ne pas pouvoir écrire la profession du père à l’école. Deux années de suite, j’ai écrit ‘agent secret’ et là, ça a été une catastroph­e, le prof m’a dit: ‘Alors comme ça, Chalandon, votre père est agent secret?’ À voix haute, bien sûr, parce que les profs, en plus, c’est dégueulass­e, tu vois. ‘Oui, monsieur.’ Bon, s’il n’avait été que mythomane, cela aurait pu être marrant, mais il était aussi très violent.

Vous ne vous doutiez pas qu’il vous mentait, à l’époque? Franchemen­t, non. J’avais dans ma chambre une petite photo de l’album The Dock of the Bay, d’otis Redding. Un jour, mon père revient avec un poster de Guy Mardel, un ancien chanteur de variété française qu’il était allé voir au Casino d’annecy. Il arrache ma photo et met celle de Mardel à la place. Il y avait écrit dessus: ‘À Jean, qui m’a tout appris, y compris à chanter.’ Jean, c’est le nom de mon père. Mon frère voit ça, il me dit: ‘Mais Sorj, c’est l’écriture de papa.’ Je me suis énervé. ‘Mais tu sais très bien que lorsque les gens s’aiment très fort, ils vont jusqu’à imiter l’écriture de l’autre!’ Mon frère n’a jamais cru mon père, jamais. Alors que moi, j’ai passé ma jeunesse à avaler tout ce qu’il disait. Un jour, on en discutait pour comprendre pourquoi, et il m’a dit cette phrase: ‘Tu le croyais parce que tu l’aimais.’ Et c’est la réponse à tout. Il fallait que je sorte de cette bulle de merde et que je retrouve la vraie vie.

Votre arrivée à Paris, ça se passe comment? J’ai été SDF pendant un an, mais ce n’était pas trop grave. On était beatniks, hippies, ce n’était pas vraiment un problème. On vivait dans la rue, mais ce n’était pas une crainte, on était sûrs qu’il y aurait des jours meilleurs. Et puis, il y avait encore du lait devant les portes et le pain dans les poubelles des restaurant­s

“J’ai demandé à mon médecin si on pouvait ne pas m’opérer tout de suite. Et il m’a dit oui. Tout le temps où j’ai écrit, j’avais besoin d’avoir cette saloperie en moi”

le soir. On était des bandes de jeunes ‘cool’. Parfois, on ‘tapait’ un peu dans les files d’attente du Crous pour les Ticketsres­taurant. ‘Tu me donnes un ticket? –Non. –Si, si, tu me le donnes ton ticket.’ On bossait aux Halles pour décharger, on distribuai­t des prospectus et on faisait des petits boulots ici et là. On essayait de dormir à l’hôtel une fois par semaine, sinon on allait sous le Pont-neuf. On devait être 50, 100 jeunes sous le pont, ce qui me paraît complèteme­nt fou aujourd’hui.

Qui dormait avec vous? Il y avait un peu de tout, des jeunes qui avaient tous à peu près le même âge. J’avais deux ou trois potes avec moi qui venaient du Sud. On ne voyait pas tellement de camés à l’époque, un peu de fumette, mais pas de drogues dures. Il y avait des vieux messieurs adorables qui venaient nous proposer d’aller chez eux pour prendre une douche. Il y avait tout ce monde étrange, celui de la nuit, de la rue, il y avait aussi les vrais clochards parisiens, et tout cela était très mélangé. Et puis, un jour, je suis tombé sur des jeunes, des ‘maos’, qui vendaient La Cause du peuple et qui criaient ‘Non au racisme anti-jeunes’. Et hop, c’était parti.

Qu’est-ce qui vous a plu chez eux? Vu comment j’étais barré à l’époque, j’aurais pu tomber sur l’église de la Scientolog­ie, ça aurait été pareil. Il y avait des garçons, des filles, qui avaient l’air plutôt sympas, plutôt réveillés, plutôt drôles. Moi, j’aimais bien la bagarre, et ils avaient l’air aussi plutôt en forme, alors j’y suis entré. Et puis ce sont eux qui m’ont donné une morale.

C’est-à-dire? Ils m’ont expliqué qu’il ne fallait pas que j’abandonne mes études, qu’un Noir était l’égal d’un Blanc, des idées d’égalité.

Vous étiez raciste, à l’époque? Moi non, mais mes parents l’étaient. Je ne me souviens pas que mon père ait dit autre chose que ‘les bicots’ pour désigner les Arabes. J’avais été élevé dans le mensonge, dans la folie, dans le racisme, la peur de l’autre, une peur panique de l’autre, il fallait que je réapprenne tout. Les maos m’ont donné les bases saines que je n’avais pas eues. Je me suis retrouvé, par exemple, à faire de l’alphabétis­ation dans les bidonville­s d’immigrés. Je découvrais aussi la musique, la littératur­e, c’était un nouveau monde.

Et vous vous êtes politisé. Moi, j’étais dans un groupe au début, on nous appelait les ‘militaro-débiles’. Avec nous, c’était boum! boum! Il y avait nos chefs au-dessus qui nous disaient ‘faites ceci, faites cela’, et nous (il imite le bruit d’un cochon), on obéissait. Ils nous disaient d’attaquer ce groupe de fachos, on fonçait. Je me suis fait parfois bien défoncer, mais on les défonçait aussi. C’est moche, c’est vrai. Vous faites la justice vous-même. C’est dégueulass­e. Mais on voulait que la peur change de camp. Pour moi, c’était un truc majeur. Et le problème, c’est qu’avec des bestiaux comme Ordre nouveau, pour que la peur change de camp, ce n’était pas dans les amphithéât­res que ça se faisait.

Vous avez changé là-dessus? C’est dur à dire, mais non. On ne va pas réexplique­r à ces gars qu’être antisémite, c’est mal. Je n’ai pas envie, ça va, quoi.

Et quand vous voyez aujourd’hui certains black blocs qui frappent à leur tour, la police cette fois, où brûlent des magasins, vous en pensez quoi? Le problème, c’est que nous, même dans les manifs extrêmemen­t dures, je ne me souviens pas qu’on ait pété un café. C’est dur à dire tout cela, mais je pense que la violence peut être politique et juste. Quand tu pètes un Abribus où des gens s’abritent lorsqu’il pleut, je ne suis pas sûr que la révolution fasse un grand bond. Même le pire chez nous avait toujours une significat­ion.

Vous diriez qu’il y a un manque d’idéologie aujourd’hui? Peut-être. Nous, on était dans une logique de résistance, y compris une résistance à l’ennemi, comme en 40. Serge July et Alain Geismar avaient créé un livre, Vers la guerre civile, qui était quasiment un mode d’emploi. Ce qui est terrible aujourd’hui, c’est de voir à quel point on était persuadés qu’on allait gagner. On était certains qu’en dix ans, peut-être quinze, on changerait ce mondelà. C’était sûr, c’était une évidence.

Et qu’est-ce qui vous en a empêchés? Le 25 février 1972, la mort de Pierre Overney, un jeune mao de chez Renault flingué à la porte de l’usine par un vigile, a tout arrêté. ‘Pierrot’, cela a été notre entrée en deuil. Sa mort, ça voulait dire: ‘On arrête, on ne joue plus. On n’est pas les Brigades rouges, on n’est pas allemands, on n’est pas italiens, on n’a rien à expier.’ Il y a eu une dissolutio­n des maos.

Comment l’ont vécu ceux avec qui vous luttiez? Il y en a qui l’ont refusé et qu’on a retrouvés dans d’autres groupes, et d’autres qui ont tout perdu. Tout ce en quoi ils croyaient n’existait plus. J’avais quatre potes: Jean-marc, Jean-yves, Yves, Jean-denis. Jean-denis s’est tiré une balle dans la bouche sur les quais de Seine,

“Je pense que la violence peut être politique et juste. Quand tu pètes un Abribus, je ne suis pas sûr que la révolution fasse un grand bond”

Yves et Jean-yves se sont pendus, Jeanmarc a été tué par une patronne de bistrot d’un coup de fusil. On était un groupe de potes qui pensaient qu’ils allaient changer la vie, et ils sont tous morts, sauf moi. J’avais 21 ans.

C’était la perte soudaine de but, de repères, qui a provoqué cela? Oui, être dissous, cela voulait dire qu’on arrêtait de se voir, qu’on n’allait plus distribuer les tracts aux portes de l’usine, qu’on n’allait plus se lever à 4h ensemble, qu’il n’y aurait plus de coups de poing avec les fachos, qu’on redevenait ce qu’on était, des jeunes à la rue. Moi, je savais un peu écrire, ils me disaient: ‘Toi, Chalandon, tu peux écrire, mais nous? On va faire quoi, nous?’ C’est un truc qui me hante.

Vous avez suivi Serge July à Libération dans la foulée, et rapidement vous avez couvert des affaires judiciaire­s, dont le procès de Klaus Barbie. C’est le plus grand procès auquel j’ai assisté. C’est la dernière fois qu’on a vraiment vu les déportés. Pas mal de personnes ont commencé à délaisser le procès à partir du moment où Klaus Barbie a refusé de comparaîtr­e. À un moment, les bancs de presse étaient presque vides, alors qu’en réalité, grâce à l’absence de Barbie, on a entendu des choses qu’on n’aurait jamais entendues s’il avait été là.

Comme? Une vieille femme, Fortunée Benguigui, est arrivée. Tout le monde s’en foutait d’elle. Elle a expliqué devant le micro qu’elle avait tricoté des pulls pour ses enfants avec des chutes de laine qu’elle avait trouvées un peu partout. Des pulls uniques au monde, donc. Ses enfants étaient partis à Izieu, et elle avait été déportée à Auschwitz. Là-bas, elle s’est dit: ‘Heureuseme­nt que mes enfants sont à Izieu.’ Un jour, elle voit un enfant de kapo dans le camp qui porte le pull de son fils. Et là, elle a dit au micro: ‘Monsieur le juge, ce jour-là, j’ai compris.’ Si Barbie avait été là, elle n’aurait pas raconté cela, c’est son absence qui l’a fait parler. Moi, j’ai vu un gendarme se tourner pour pleurer. Un gendarme qui pleure, putain. J’avais d’ailleurs obligé mon père à être là, parce qu’il avait choisi le mauvais camp pendant la guerre.

Il a collaboré? Tout ce que je sais, c’est qu’il a pris cinq ans de dégradatio­n nationale et un an de prison à la libération. Il était jeune, il devait être un Lucien Lacombe. C’est un film (Lacombe Lucien, de Louis Malle, ndlr) qui raconte l’histoire d’un homme du Sud qui va voir son instituteu­r un jour et lui demande d’entrer dans la résistance. Le prof lui répond: ‘Mais cassetoi, imbécile!’ Il s’en va, puis rencontre la Gestapo. Lacombe: ‘Est-ce que je peux vous aider?’ La Gestapo: ‘Mais bien sûr, mon gars!’ Tu le vois se présenter, ensuite: ‘Bonjour, Lacombe Lucien, police allemande.’ Mon père, c’est cela. Il est venu tous les jours, et je me suis aperçu que ça ne servait à rien. Un jour, une jeune juive a raconté comment elle avait été arrêtée, et il m’a dit: ‘Attends, ça ne tient pas debout le truc, c’est bidon et compagnie, c’est sûr.’

Vous dites que le fait divers, c’est l’aristocrat­ie du journalism­e. Pourquoi? Parce que c’est là qu’on voit les papiers de gauche et ceux de droite. Vous prenez une page du Figaro Éco et une page éco de Libération, vous les imprimez sans les titres et les sous-titres, je ne suis pas sûr que vous fassiez la différence. Un papier sur la mode ou deux pages sur le Brexit, pareil. Alors que dans le fait divers, les mots ont une vraie résonance. Par exemple, lors d’un reportage avec un copain du Figaro, François Luizet, on entre ensemble chez George, un petit coiffeur palestinie­n. On discute de la situation au Liban. Et le lendemain, François me dit: ‘Ça y est Sorj, tu me demandes toujours quelle est la différence entre nous? La voilà.’ Il me montre. J’avais écrit ‘un pauvre magasin’, et lui ‘une échoppe crasseuse’. La différence entre la gauche et la droite dans le journalism­e, elle est là.

Vous êtes aussi parfois face à vous même dans le fait divers. Vous avez eu cette impression de miroir? Chaque fois que je suis sur le banc de presse et que le box des accusés est en face, je n’ai pas une énorme empathie pour la personne, mais je me vois tellement à sa place, tellement... Moi, je connais ce moment où on fait le mauvais choix, où tout bascule, où tu peux tuer, voler.

C’est dû à quoi, cet état, chez vous? J’ai passé ma vie à combattre le monstre en moi qui est né de l’enfance. Je sais qu’il est là, et que je dois le faire taire, l’affronter. Ça a été une lutte de chaque instant dans ma vie. Le mec qui est dans le box, lui, ne l’a pas fait. C’est ce qui nous différenci­e.

Vous avez peur de la folie? J’y pense parfois, mais je me dis que c’est un peu tard pour devenir fou. Dans tous les salons du livre, tous, il y a toujours quelqu’un qui me donne une carte. Soit un lacanien, soit un freudien. ‘Vous savez, Monsieur Chalandon, on dit qu’on fonctionne, qu’on fonctionne, et puis un jour on ne fonctionne plus, et au cas où, voilà ma carte.’ C’est osé. Du coup, j’ai plein de cartes de psychologu­es chez moi.

Vous avez consacré un livre, Le Quatrième Mur, à votre expérience de reporter de guerre au Liban. Psychologi­quement, quelles traces cela laisse-t-il? Un jour, alors que je suis rentré du Liban depuis peu, je sors avec ma fille, et je lui offre une glace. Elle fait tomber sa boule de glace par terre et se met à pleurer. Je vrille. Je lui crie: ‘Ramasse!’ Elle ne le fait pas, alors je la récupère avec le cornet, il y a de la terre dessus, du gravier, et je lui crie: ‘Mange-là!’ C’est terrible. Elle a eu peur de moi, j’ai eu peur de moi. La boule de glace, c’est pour ça que j’ai arrêté d’y retourner. Pour moi, c’était: ‘Ça y est, je suis un barbare moi aussi.’ Je me souviens du lendemain de mon retour de Beyrouth, on était le 14 juillet à Paris, ça pétait de partout, des feux d’artifice, des pétards. Il y avait des jeunes qui en balançaien­t, parfois sous des poussettes, bêtement. J’en ai chopé un, et des personnes ont dû m’arrêter. Je ne sais pas ce que je lui aurais fait, mais dans mon idée, je lui prenais ses pétards et les lui mettais dans la bouche. Là, tu te dis ‘stop, allez’.

Vous devriez peut-être écrire sur des thèmes moins pesants que la guerre, le cancer ou la trahison. Je crois que malheureus­ement, lorsque les gens savent que j’écris un livre, ils s’attendent à un gros yaourt avec des morceaux de Chalandon dedans. ‘C’est autobiogra­phique? –Oui. –Aaahh.’ C’est un gros problème, l’autobiogra­phie, aujourd’hui. J’ai l’impression d’être enfermé dans quelque chose. Si demain je veux faire un livre drôle –Paul et Virginie ne se sont pas vus depuis 30 ans et ils se retrouvent sur une plage, est-ce qu’ils vont s’aimer de nouveau?–, j’ai peur que les gens me disent: ‘Bah alors, Chalandon, pas de livre inspiré d’une blessure du passé? Il est où le sang, Chalandon?’

Lire: Une joie féroce, de Sorj Chalandon (Grasset)

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