Society (France)

Le djihadisme en prison

HUGO MICHERON étudie les revenants de DAECH et les mécanismes de radicalisa­tion en prison depuis 2014. Alors qu’il sort Le Jihadisme français, il explique ici en quoi la fin de Daech ne signifie aucunement la fin du djihadisme. Au contraire.

- PAR AXEL CADIEUX / PHOTO: JULIEN LIENARD POUR SOCIETY

Le chercheur Hugo Micheron étudie les revenants de Daech et les mécanismes de radicalisa­tion en prison depuis 2014. Alors qu’il publie Le Jihadisme français, il explique ici en quoi la fin de l’état islamique ne signifie aucunement celle du djihadisme. C’est peut-être même le contraire.

On a l’impression, en vous lisant, que l’état français se trouve aujourd’hui à un carrefour dans sa lutte contre le djihadisme… C’est le cas. La disparitio­n territoria­le et symbolique de Daech a été actée en 2019 par deux événements majeurs: la chute, en mars, de Baghouz, qui constituai­t la dernière enclave en Syrie de l’organisati­on ; et la mort de son leader, Al-baghdadi, en octobre. On est donc entré dans l’après-daech, mais son emprise idéologiqu­e demeure et s’exprime, notamment, au coeur de territoire­s clés: les prisons. C’est là que va se reconfigur­er le djihadisme français dans les dix années à venir.

Pourquoi? C’est simple: il n’y a jamais eu autant de djihadiste­s derrière les barreaux français. On est passé de 80 en 2015 –ce qui était déjà beaucoup historique­ment– à 500 aujourd’hui. Et au-delà de ces 500-là, il y a le phénomène de la contaminat­ion de ces idées au sein de ce que l’on appelle les ‘droits communs’, à savoir les détenus classiques. Là, on parle de 1 300 à 1 500 prisonnier­s radicalisé­s durant leur parcours carcéral. C’est un stock énorme, et bien sûr une première dans l’histoire de l’administra­tion pénitentia­ire.

Quand avez-vous commencé à travailler sur le sujet? Le déclic pour moi a lieu assez tôt, au printemps 2013. À cette époque, on parle à peine des départs en Syrie, pays en pleine guerre civile. Moi, je travaille en tant qu’assistant de recherche à Sciences Po sur l’entrée en politique des Français issus de l’immigratio­n. Dans le cadre de ces travaux, je me rends notamment à Roubaix, où un candidat dans une circonscri­ption du Nord m’apprend que des jeunes sont partis en Syrie faire le djihad. Je le note dans un coin de ma tête. Deux semaines plus tard, à Marseille, rebelote, l’exacte même situation se produit avec un autre candidat. Là, je tilte: il se passe quelque chose. Ça a germé en moi et, en 2014, j’ai décidé d’enquêter sur le sujet par le biais des premiers ‘revenants’, ceux de retour de Syrie. Et d’y consacrer ma thèse.

Vous rendez-vous compte immédiatem­ent de l’ampleur du phénomène? Je réalise assez vite que c’est en pleine expansion. C’est le paradoxe de Daech: en 2014, l’organisati­on est à son apogée, elle constitue son pseudo califat, ce trou noir sécuritair­e au coeur du Moyen-orient ; et dans le même temps, des premiers mecs déçus en reviennent et certains sont arrêtés. Donc je repère les prisons les plus concernées, les plus historique­s d’île-de-france: Fleuryméro­gis, Fresnes, Osny. Je dépose des demandes d’entretien, et j’obtiens les autorisati­ons neuf mois plus tard.

Quand et comment débutez-vous? En novembre 2015, quatre jours après les attentats, avec un entretien collectif: douze radicalisé­s. J’en ferai cinq comme ça, plus 20 entretiens individuel­s, pour un total de 80 individus interrogés. Leurs motivation­s, les raisons de leur retour en France… le spectre des questions était très large, toujours dans l’optique de les comprendre. Petite précision: les entretiens individuel­s étaient menés avec des volontaire­s, souvent des prévenus, pas encore jugés, qui pour certains combattaie­nt à Raqqa trois semaines plus tôt. Donc il y avait une sorte de fraîcheur, ils étaient encore dedans. J’ai demandé qu’il n’y ait pas de surveillan­t et que ça se passe en cellule, avec une table, deux chaises et, surtout, sans menottes.

Pourquoi? Pour qu’ils ne se sentent pas du tout entravés, physiqueme­nt comme mentalemen­t. Par ailleurs, je m’arrangeais aussi pour que les entretiens aient lieu après leur séance de sport: en prison, ils sont 20 heures sur 24 dans huit mètres carrés, et le sport est un exutoire énorme. Après ça, ils sont dans un état de plénitude qui ne dure que quelques heures. Je voulais bénéficier de ce créneau. De même, j’ai joué la transparen­ce absolue: ils étaient au courant de toutes mes intentions et je ne mentais pas. Des anciens détenus m’avaient dit qu’en prison, tu développes une sorte de sixième sens qui te permet de déceler le mensonge et la duplicité. Si tu ne mens pas, ça se sent et ça va énormément faciliter l’échange. Ça a été une prise de risque, mais je crois que ça a été très bénéfique sur le long terme.

Pourquoi acceptent-ils de vous parler à ce moment-là? La première raison, très basique, est qu’en prison, tout est bon pour sortir de sa cellule. Je constituai­s une sorte de respiratio­n dans leur quotidien, comme la séance chez le psychologu­e ou leurs cours de cuisine. D’autres détenus étaient simplement stimulés par un mécanisme égotiste: ‘Si certains ont parlé au chercheur, pourquoi est-ce que moi je ne le ferais pas alors que je suis mieux placé qu’eux dans la hiérarchie djihadiste?’ Ils voulaient prouver qu’ils n’étaient pas les crétins dépeints à la télé, qu’ils étaient les cerveaux. Avec eux, les entretiens ont été des bras de fer: ils avaient un niveau intellectu­el bien plus élevé que ce que leur parcours scolaire laissait supposer et m’ont, par exemple, systématiq­uement testé en arabe –qu’ils maîtrisaie­nt à un très haut niveau. Des virtuoses du djihadisme, des doctrinair­es aussi habiles avec les radicalisé­s qu’au coeur de la société française.

Peut-on dresser un profil type du ‘revenant’? C’est très difficile, il y a plusieurs profils. Ceux partis en 2013 ou 2014, qui ne font pas partie des ‘pionniers’ du projet arrivés un ou deux ans plus tôt, débarquent souvent dans la désorganis­ation la plus totale, au milieu d’un combat fratricide entre Daech et Jabhat al-nosra –une autre organisati­on djihadiste syrienne– alors

“À Fleury-mérogis, à un moment, il y avait des rassemblem­ents de 200 détenus qui sortaient tous des cagoules noires dans la cour, et s’adonnaient à des entraîneme­nts militaires de type Daech”

qu’ils voulaient être de ‘glorieux guerriers’ bâtissant un nouvel État. De plus, ils sont exploités et s’occupent des basses oeuvres. Celui que j’appelle Alex dans le livre m’a dit cette phrase hallucinan­te: ‘J’arrive en Syrie, mon contact ne sait plus où je suis, il est injoignabl­e et je me retrouve enfermé avec des Albanais, des vieux et des bébés. Qu’est-ce que je fous là?’ Lui qui se voyait en chemin pour l’eldorado… Un autre, que j’appelle Tarek, est bloqué dans le Nord syrien sous la neige, avec des fuites d’eau qui tombent sur son matelas, privé de tout contact avec les femmes, méprisé par la hiérarchie. Cerise sur le gâteau: il est épileptiqu­e et commence à faire des crises. L’explicatio­n de l’émir? ‘Tu es possédé, tu as dix djinns en toi.’ Ils le soumettent à des séances d’exorcisme qui s’apparenten­t, en gros, à de la torture. Ces gars-là, comme beaucoup d’autres, sont allés chercher des choses qu’ils n’ont pas trouvées, sur la base de leurs fantasmes construits en France. Ils décident de rentrer, dégoûtés par Daech, mais continuent de croire au projet djihadiste.

D’ailleurs, certains rentrent et continuent de travailler pour Daech… C’est le cas de celui que j’appelle Djibril, par exemple, et qui présente encore un autre profil. Lui, c’est un cadre qui combat et participe aux exactions, mais sent que ça commence à déraper, que l’organisati­on se délite. Donc il rentre en France, mais pas pour abandonner: pour envoyer d’autres gens làbas, participer d’une autre manière.

A-t-on vu venir ce mécanisme de va-et-vient? Pas du tout, et ça a été la grande faiblesse d’analyse de l’ensemble des observateu­rs et plus particuliè­rement de la hiérarchie policière: entre 2012 et 2014, ils étaient persuadés que les radicalisé­s partaient uniquement pour se faire tuer dans un projet nihiliste, sans espoir de retour. On ne peut pas tout à fait leur en vouloir, d’ailleurs, puisque des universita­ires ont sorti des bouquins accréditan­t cette thèse, et ce, encore en 2016 (Hugo Micheron fait ici référence à l’ouvrage Le Djihad et la Mort, d’olivier Roy, ndlr)... La réalité, c’est que les premiers à partir ont mis en place des passerelle­s, de manière à ce que le djihadisme grossisse simultaném­ent en Syrie et en Europe de l’ouest, à la faveur d’échanges permanents.

Concrèteme­nt, quand la prise de conscience des pouvoirs publics a-t-elle lieu? Premièreme­nt, après l’arrestatio­n de Mehdi Nemmouche, l’auteur de l’attentat du Musée juif de Belgique en mai 2014. Puis en janvier 2015, à la suite des attentats de Charlie Hebdo et de l’hyper Cacher. Dans la foulée, des unités dédiées aux radicalisé­s sont constituée­s. L’objectif est d’isoler les djihadiste­s des détenus de droit commun, qui représente­nt des recrues potentiell­es. Sauf que ça va se passer différemme­nt: en regroupant les radicalisé­s, on les fédère, on les fait se rencontrer alors qu’ils ne se connaissen­t pas forcément. On cherche à les isoler du reste des détenus, mais on ne réfléchit pas aux synergies nouvelles qu’ils créent entre eux. Premier échec.

Mais parvient-on à les isoler des autres détenus? Non plus. Très vite, les unités dédiées s’avèrent trop petites pour accueillir tous les revenants, de plus en plus nombreux. Donc ça se mélange, du moins en partie. On fait passer des examens pour déceler les ‘moins radicalisé­s’, sauf que ce sont les plus malins qui dupent les examinateu­rs et sont

replacés parmi les ‘droits communs’. L’un d’entre eux me dit qu’il s’est retrouvé au milieu de plein de recrues potentiell­es et que ça a été ‘du pain béni’. Deuxième échec.

À cette période, les pouvoirs publics semblent globalemen­t totalement dépassés… C’est une pure logique administra­tive qui prime, aux dépens d’une prise en compte des spécificit­és du djihadisme. On a tout de suite considéré qu’il s’agissait d’une sorte de maladie, de folie passagère, que l’on pouvait les raisonner ou les amadouer et les remettre dans le droit chemin. La pénitentia­ire a donc contrôlé leur capacité à interagir avec autrui –ce qui ne veut rien dire du tout–, a décidé de les placer dans les meilleures conditions de détention avec accès privilégié à la salle de sport et a mis en place, notamment, des modules surréalist­es dits ‘d’intermédia­tion animale’. Ces gens qui s’entraînaie­nt en égorgeant des lapereaux en vue du combat ont été incités à caresser des furets pour se déradicali­ser… Ce serait comique si ça ne traduisait pas une vraie incompréhe­nsion du phénomène. Ce sont les mêmes méthodes qui sont utilisées avec les pédophiles, par exemple, comme si les deux procédaien­t de la même logique.

Et la prison devient, en quelque sorte, un nouvel espace d’opportunit­és… C’est ça. Les mecs, en prison, réalisent qu’ils sont de plus en plus nombreux et qu’il y a quelque chose à faire, du point de vue stratégiqu­e. L’un d’entre eux me le dit très ouvertemen­t: ‘Aujourd’hui, on fait carrière dans le terrorisme, et une bonne partie se fait en taule.’ Pour un djihadiste, la prison n’est alors pas un échec, mais fait carrément partie du parcours. Ils en profitent pour se rencontrer, réfléchir à l’avenir et faire du prosélytis­me, qui plus est auprès du public qu’ils cherchaien­t déjà à toucher dans les quartiers.

Comment cela se passe-t-il, concrèteme­nt? Il y a deux profils de détenus à convaincre: le pôle religieux, représenté par des salafistes qui ne sont pas djihadiste­s et qu’il s’agit de radicalise­r encore davantage ; et le pôle violent, avec les dealers, les braqueurs, etc. Ça se passe de manière très classique: ils offrent par exemple la protection du groupe à un nouveau venu en vue de le rendre a minima sympathisa­nt de la cause. On parle d’individus qui sont en rejet total de l’état français, admirent un djihadiste qui a franchi des étapes dans la violence, a pris des risques… Un directeur d’un établissem­ent me dit: ‘J’ai surpris des discussion­s entre un dealer de Villiersle-bel et un radicalisé ayant servi un an dans la police religieuse à Raqqa. J’ai vite compris qui avait l’ascendant sur qui.’ Avec eux, ils utilisent la logique rédemptric­e: ‘Si tu nous rejoins, tu serviras la cause et tes péchés seront absous.’ Daech était très friande de ces profils car ils étaient capables d’administre­r la violence sans sourciller.

On a la sensation d’une grande porosité entre la prison et le reste de la société… Il y a bien sûr une dimension métonymiqu­e: la prison devient une loupe de la société. Un détenu me le dit texto: ‘Ce qui se passe à Fleury se passe aussi dans le 94.’ Le problème, c’est que la pénitentia­ire n’a pas perçu cet enjeu puisqu’elle voit encore la prison à l’aune des travaux de Michel Foucault. Il sort Surveiller et punir en 1975, oeuvre magistrale, OK. Intellectu­ellement très séduisante. Ça a contribué à répandre la perception, sur le long terme, de la prison comme une forteresse fermée de l’intérieur, qui serait coupée de tout, isolée de la société. Or, aujourd’hui, la prison est partiellem­ent ouverte sur l’extérieur.

Les détenus vous l’ont dit concrèteme­nt ou vous l’avez constaté par vous-même? Les deux. Quand j’arrive sur le terrain, je ne reconnais pas les écrits théoriques de Foucault ou de ceux qu’il a inspirés. Je voyais la prison comme un espace immobile, alors qu’il y a tout le temps des mouvements, du bruit, des échanges. Entre les détenus, mais aussi avec les gardiens dépassés: Fleury, c’est un surveillan­t pour 160 écrous ; à Villepinte, il y a un taux d’occupation qui s’approche des 200%. Les surveillan­ts deviennent, comme ils le disent eux-mêmes, des ‘porteclés’. Ils ne comprennen­t pas tout ce qui se joue, loin de là, et doivent sans cesse renégocier leur pouvoir. De ce point de vuelà, l’arrivée de 200 ou 300 djihadiste­s en l’espace de deux ans bouleverse totalement les espaces carcéraux, les rapports de force et crée des failles de sécurité. Les trois quarts des détenus radicalisé­s communique­nt avec l’extérieur et peuvent faire entrer des smartphone­s, entre autres.

Ils sont donc en contact permanent avec les djihadiste­s sur le terrain, et inversemen­t? Oui. À l’été 2016 par exemple, je suis en plein entretien avec un pionnier, un mec parti en Syrie en 2012. À ma très grande surprise, à rebours total de ce que l’on entendait aux infos, le mec me dit: ‘De toute façon, Daech, c’est foutu.’ Je lui réponds que je ne comprends pas, que l’on sort tout juste d’une série d’attentats, qu’ils semblent puissants. Il enchaîne: ‘On a perdu trop de postes frontalier­s, on va être détruits.’ Ça, c’est un an avant la chute de Mossoul et de Raqqa. Le mec, en prison, est au courant de ce qui se passe sur le terrain. Forcément, il profite avec les autres de son temps de détention pour réfléchir à l’avenir, penser l’échec de Daech et reconfigur­er la lutte. Et de la même manière, le terrain est au courant de ce qui se passe en prison, qui devient un territoire stratégiqu­e de recrutemen­t.

On a l’impression que plus Daech s’affaiblit, plus l’emprise des djihadiste­s en prison se renforce, avec un pic à l’été 2016… En 2016, la situation n’est pas loin d’être hors de contrôle, avec des noyaux de djihadiste­s recomposés derrière les barreaux. C’est durant cet été-là qu’ils reproduise­nt une katiba, une brigade, à l’intérieur de Fleuryméro­gis. Là, il y a des rassemblem­ents de 200 détenus autour de quatre revenants, qui sortent tous des cagoules noires dans la cour, en rangs d’oignons, et s’adonnent à des entraîneme­nts militaires de type Daech. Ils défient l’état, au coeur du lieu où il est censé avoir le plus grand contrôle. À cette période, les Corses demandent carrément à changer de prison, signe d’un véritable bouleverse­ment dans les rapports de force. Il y a même des domiciles de surveillan­ts qui sont visités par des proches des détenus, une sorte de service de renseignem­ent de Daech. Là, je sens que je dois terminer mon terrain assez vite.

Vous sentez la tension grandir? Tout le monde le sent et le voit. Dès le printemps 2016, je me demande si je ne vais pas devenir une cible car j’assiste en direct à la ‘daechisati­on’ des unités dédiées. La pénitentia­ire m’équipe d’un petit boîtier, une sorte de bip de garage avec un gros bouton rouge. Je cite: ‘Au cas où ça se passe mal, vous l’actionnez. Et rassurezvo­us, si vous vous retrouvez en position horizontal­e, ça s’actionne tout seul.’ J’ai répondu que dans ce cas-là, ce serait déjà sûrement trop tard (rires). Ça fait partie du charme du terrain, on va dire.

Et vous n’avez pas eu à l’actionner? Non, mais ça a été chaud. En mai 2016, j’ai un entretien avec un revenant, qui me paraît très dérangé, excité, instable. En prison, les enregistre­ments sont interdits, donc je dois faire de la prise de notes en direct. Dans ce contexte, il faut être capable d’écrire tout en captant le regard de son interlocut­eur, pour le garder dans l’interview. Lui, je ne le capte pas.

“À l’été 2016, je suis en plein entretien avec un mec parti en Syrie en 2012. À ma très grande surprise, il me dit: ‘Daech, c’est foutu.’”

Il y a quelque chose de louche, il est fuyant. Et je remarque qu’il est focalisé sur mon stylo de rechange, que j’ai placé sur la table et non dans ma poche, comme un idiot. Je prends le stylo, je le range. Il se lève, sort de ses gonds et me hurle dessus: ‘Pourquoi tu reprends le stylo? T’as pas confiance?’ Je suis resté calme, j’ai continué et j’ai en quelque sorte ‘tué’ l’entretien au bout d’une heure et demie, ce qui est très court. Quelques questions sans intérêt, fermées, pour écourter.

Il y a une scène quasi identique dans la série Le Bureau des légendes, sauf que dans la fiction, le djihadiste s’empare du stylo et tente d’égorger l’agent de la DGSE… Oui, c’est moi qui leur ai raconté.

C’est-à-dire? J’ai été approché par les scénariste­s en qualité de conseiller, à la fin de mon terrain. J’ai dit oui parce que je trouvais déjà la série très fidèle à la réalité syrienne et à l’arabe. Je leur ai donné des éléments de cadrage sur le djihadisme et quelques anecdotes, tout en gardant le contenu des entretiens pour moi. Pour le stylo, c’est évidemment très exagéré par rapport à ce que j’ai vécu, mais c’est la source d’inspiratio­n. Il y a quelques scènes comme ça, dans les saisons 3 et 4. Et finalement, ça a été une vraie bouffée d’air frais de réaliser que mon travail pouvait aider la fiction de qualité, la mise en narration pédagogiqu­e et la compréhens­ion d’un phénomène encore méconnu. Ça donne du sens à tout ça.

Cette période tendue de l’été 2016 culmine avec l’attaque de Bilal Taghi à Osny, en septembre de la même année, qui blesse sérieuseme­nt deux surveillan­ts… C’est l’attentat qui amène à la remise en cause du fonctionne­ment des unités dédiées, aujourd’hui dispersées. La pénitentia­ire a compris les effets pervers du regroupeme­nt, avec des détenus qui étaient en train de lui échapper, à l’image de Bilal Taghi, qui était soi-disant en phase de déradicali­sation. Taghi est en réalité symptomati­que de certains prisonnier­s, les jusqu’au-boutistes de Daech, qui veulent commettre des attentats jusqu’en prison, parfois en coordinati­on avec l’extérieur. Mais il y a une autre stratégie, plus insidieuse et qui a finalement gagné: les pragmatiqu­es, qui veulent opérer un revirement, passer à l’après-daech.

En quoi cela consiste-t-il, concrèteme­nt? Ces mecs-là, les doctrinair­es, ont compris quelque chose: Daech est allé trop loin, trop vite. Ils disent: ‘Vos attentats étaient précipités, ils ont créé un effet répulsif, auprès de la masse mais aussi dans les rangs des djihadiste­s.’ Lors de mon premier entretien collectif, le 17 novembre 2015 à Osny, j’ai dix détenus sur douze qui m’assurent que les attentats sont une connerie. C’est sans équivoque: ‘Ils ont visé les quartiers mixtes, ils ont visé le Stade de France, ils ont visé ceux qu’on cherchait à convaincre. On ne peut pas prospérer en confondant les cibles et les individus susceptibl­es de nous rejoindre.’ La plupart me disent aussi, pour analyser l’échec de Daech: ‘On n’a pas réussi à convaincre les musulmans français, parce qu’ils sont trop français.’ Quand je leur demande ce que ça signifie, ils me répondent: ‘Bah ils sont républicai­ns, ils veulent pas entendre nos salades communauta­ires.’ Donc l’attachemen­t aux valeurs de la République est clairement plus profond et ancré dans les communauté­s musulmanes que ce que le débat public laisse penser. Les djihadiste­s me disent: ‘Comment faire croire aux gens, à nos cibles, que l’état est pourri, alors que c’est celui qui redistribu­e le plus les richesses en Europe?’ De fait, la force de la France face au djihadisme, c’est aussi un modèle social qui doit continuer de tourner.

Eux misent au contraire sur l’affaibliss­ement de l’état, notamment, pour asseoir leur base idéologiqu­e avant de passer à une nouvelle phase d’attentats? Exactement. Ce sont les penseurs du djihad de demain. En prison, ils passent leur temps à lire et à s’instruire, au point de narguer les surveillan­ts qui n’ont pas le même bagage culturel. Ils ont compris qu’avec 2 000 personnes, ils avaient réussi à bousculer l’état sécuritair­e français et à peser lourdement sur le débat public. En 2016, alors que Daech est déjà en train de sombrer, ils se disent: ‘À la prochaine déflagrati­on, à la prochaine opportunit­é géopolitiq­ue, on ne sera plus 2 000 mais dix ou cent fois plus, parce qu’on aura gagné du terrain du point de vue idéologiqu­e. Et ensuite, la phase de combat pourra débuter.’ C’est en partie un fantasme. Mais il faut comprendre que ces détenus ont pour la plupart pris des peines n’excédant pas huit ans.

Comment comptent-ils procéder, théoriquem­ent, pour étendre leur base de radicalisé­s? Ça passe par la prison, bien sûr, mais pas que. L’ancien voisin de cellule d’amedy Coulibaly (le terroriste responsabl­e de l’attaque de l’hyper Cacher, ndlr) me dit, de manière très franche et déconcerta­nte: ‘C’est sympa de venir nous voir en prison, mais sincèremen­t, si j’étais vous, j’irais plutôt faire un tour dans les écoles…’ Et il enchaîne: ‘J’ai été condamné pour financemen­t du terrorisme, je ne suis pas dupe, je vais faire des allers-retours en taule toute ma vie, on est la génération sacrifiée. Mais on va éduquer ceux de la génération qui vient. Comme ça, quand ils seront adultes, ils seront si nombreux que le rapport de force face à l’état leur sera favorable.’

On est dans une logique de long terme? Exactement. Leur objectif n’est plus l’attaque frontale, mais la subversion progressiv­e du système de l’intérieur pour affaiblir l’état et ainsi mettre à mal le socle républicai­n. Rien ne dit que cela se produira, mais c’est ce qu’ils envisagent. Ils souhaitent subvertir les institutio­ns françaises, qu’il y ait des radicalisé­s dans la police ou l’éducation nationale, que d’autres deviennent juristes ou avocats. Ils le formulent tel quel. C’est un travail de longue haleine qui consiste à vermouler les institutio­ns françaises par le biais de la dissimulat­ion de sa radicalité. Le premier symptôme de cette stratégie serait Mickaël Harpon, fonctionna­ire de la préfecture de police de Paris depuis quinze ans, qui a assassiné quatre policiers en octobre 2019.

C’est une stratégie déjà à l’oeuvre, donc… Disons que certains djihadiste­s ont compris qu’ils pouvaient berner la pénitentia­ire qui les évalue, et même la machine judiciaire en se faisant passer pour déradicali­sés à la barre… Ils ont intégré la logique de dissimulat­ion, comme avant leur départ, lorsqu’ils étaient pions dans des collèges ou agents territoria­ux. Des individus très francs avec moi, totalement idéologisé­s, prônaient le retour dans le droit chemin à leur procès. C’était déroutant à observer.

Avez-vous eu la tentation d’intervenir, parfois? Est-ce un cas de conscience? Pas du tout. Mon boulot de chercheur n’est pas de servir de substitut au pouvoir judiciaire ou policier. Si les policiers ont besoin d’un doctorant pour faire leur travail, on est foutus! Je considère que j’ai mon propre couloir de nage et que je sers la société à mon échelle. Après, heureuseme­nt, je n’ai pas eu affaire à un mec me confiant qu’il voulait poser une bombe.

Est-ce qu’il y a des raisons d’être optimistes, malgré tout? Le phénomène est beaucoup mieux géré aujourd’hui qu’il ne l’était en 2016, les surveillan­ts sont formés de manière plus adéquate et les unités dédiées ont été remplacées par un nouveau dispositif. En revanche, certains des djihadiste­s avec lesquels je me suis entretenu sont déjà sortis de prison, et la plupart seront libérés d’ici 2022. C’est la responsabi­lité de l’état, et beaucoup plus largement de la société française, de se saisir de cet enjeu, à mes yeux le plus important de la décennie 2020. Pour s’en saisir, il faut le déconstrui­re, dégonfler sa dimension angoissant­e, hystérisan­te et anxiogène, mais ne pas l’occulter. En comprendre la mécanique afin de pouvoir l’affronter intellectu­ellement. Et j’espère modestemen­t que mes recherches y contribuen­t.

C’est la première étape, selon vous? La compréhens­ion de leur cheminemen­t stratégiqu­e et intellectu­el? Lorsqu’on comprend la logique à l’oeuvre, on dévoile les dynamiques djihadiste­s ourdies depuis 20 ans en France, et on éclaire les 20 années à venir. Jusqu’ici, on a toujours été dans une asymétrie face aux djihadiste­s: ils nous connaissai­ent beaucoup mieux qu’on ne les connaissai­t, pour la simple et bonne raison qu’ils sont français. En ce moment, de ce point de vue, on rattrape notre retard. La donne est en train de changer. Et ça, c’est une première.

Lire: Le Jihadisme français – Quartiers, Syrie, prisons, de Hugo Micheron (Gallimard)

“L’objectif des djihadiste­s n’est plus l’attaque frontale, mais la subversion du système de l’intérieur pour affaiblir l’état. Ils souhaitent subvertir les institutio­ns françaises, qu’il y ait des radicalisé­s dans la police ou l’éducation nationale”

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59 Le nombre d’attentats déjoués en France entre 2012 et 2018.
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Hugo Micheron, en janvier 2020.
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Ci-dessus et page suivante: la prison de Meaux en 2016.
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80% des djihadiste­s européens présents en 2018 au Levant provenaien­t de quatre pays: la France, la Grandebret­agne, l’allemagne et la Belgique. Les Français représenta­ient 40% de ceux-ci.
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