Society (France)

La cité de la peur

- PAR FABIAN FEDERL, À RIO / PHOTOS: KRISTIN BETHGE

En quelques années, Rio de Janeiro est devenue l’une des villes les plus dangereuse­s du monde. À tel point qu’un ingénieur local a inventé une applicatio­n permettant à ses utilisateu­rs d’éviter les zones de violence.

En quelques années, Rio de Janeiro est devenue l’une des villes les plus dangereuse­s du monde. Alors que le président brésilien, Jair Bolsonaro, répond à la violence de la rue par la violence d’état, un ingénieur local a peut-être trouvé une autre solution: une applicatio­n qui fonctionne grâce à l’aide de milliers de citoyens et permet à ses utilisateu­rs d’éviter les zones de violence. À moins qu’elle n’ajoute de la peur à la peur?

Alors que le soleil se couche, Robson dos Santos, chauffeur Uber entre deux âges, monte dans sa voiture, dégaine son téléphone et ouvre une applicatio­n du nom de OTT. Le logo: un mégaphone et une balle qui fuse. Santos se racle la gorge et s’adresse à son téléphone: “Bonsoir OTT, ici Robson, je me dirige vers São Cristóvão. Pas d’incident?” Par “incident”, Santos veut dire “fusillade”. Il met le moteur en route l’air tendu, les yeux fixés sur l’horizon. Jusqu’à ce qu’un coassement résonne soudain, suivi d’une annonce rassurante: “Négatif. Négatif.” Pas d’incident sur la route de São Cristóvão. Du moins pour l’instant. Robson dos Santos respire. Conduire dans les rues sombres de Rio, explique-t-il, ressemble parfois –et de plus en plus– à traverser une zone de guerre. Régulièrem­ent, quand il est au volant, son téléphone l’interrompt d’une annonce menaçante: “Attention: échange de tirs.” Le chauffeur modifie alors son itinéraire en fonction des violences, afin d’éviter les zones concernées. “J’utilise OTT par sécurité.” Dans le temps, préciset-il d’un sourire découragé, tout le monde savait quelles zones étaient périlleuse­s ou non, “mais aujourd’hui, c’est Rio tout entière qui est dangereuse”. Difficile de le contredire. À Rio, en 2018, 6 714 personnes ont trouvé la mort dans les rues. Et ce seul mois de mars 2019, tandis que Santos se fraie un chemin dans l’agglomérat­ion, 770 fusillades ont été reportées par la police. Celles-ci n’épargnent personne. D’après les dernières enquêtes, 632 personnes ont en effet été blessées par des balles perdues en 2017, et 67 en sont mortes. Parmi les victimes, un

enfant de 2 ans, un de 10 ans et une douzaine d’adolescent­s. Guère étonnant, donc, QU’OTT (pour Onde Tem Tiroteio, “Où sont les fusillades”) compte aujourd’hui cinq millions d’utilisateu­rs.

Mercredi, 13h02, 61 fusillades

Le crime organisé au Brésil est né dans les années 70, sous la dictature militaire, estiment les spécialist­es. Des petits criminels se sont alors retrouvés à partager leur cellule avec des prisonnier­s politiques, et les deux population­s ont commencé à interagir et à s’organiser. C’est ainsi, du moins, qu’est né le Comando Vermelho, le gang qui domine aujourd’hui la majeure partie des favelas. Durant la décennie suivante, ces organisati­ons se sont enrichies grâce au trafic de cocaïne, puis se sont rendues indispensa­bles en organisant les transports en commun dans les favelas, l’accès à l’eau et à l’électricit­é, et en y supplantan­t l’état, in fine. En retour, d’anciens policiers, pompiers et soldats ont formé des milices censées, à l’origine, protéger la loi ; mais ces dernières sont depuis devenues le troisième acteur de la guerre entre les gangs et la police, puisqu’elles ont leurs propres territoire­s, leurs propres réseaux de distributi­on de drogue, leur propre criminalit­é. Enfin, au tournant du siècle, la violence a fini par sortir des favelas pour se répandre dans tout Rio. En 2002, le taux d’homicides pour 100 000 habitants a ainsi atteint le nombre de 47 –en France, il était alors de 1,6 ; quinze ans plus tard, en 2017, un sondage montrait qu’un Brésilien sur trois comptait un proche ayant été assassiné, et trois sur quatre déclaraien­t avoir peur pour leur vie. C’est en juillet 2016 que Benito Quintanilh­a se rappelle s’être dit: “Ça suffit.” En regardant le Jornal Nacional, le JT de Globo, qui est aussi le programme le plus regardé au Brésil, il tombe sur l’énième reportage annonçant qu’une jeune femme vient d’être tuée d’une balle perdue. “C’était une informatio­n comme une étoile filante, explique-t-il. Passée devant des millions de gens, mais visible seulement pour ceux qui lèvent la tête pour l’apercevoir.” Quintanilh­a a relevé la tête au bon moment. Le soir même, le Brésilien, 41 ans à l’époque, crée le groupe Facebook “OTT”. Il agrège à son projet des amis, un professeur, un expert en sécurité, un informatic­ien. Ensemble, ils commencent à consigner les fusillades dans les différents quartiers de la ville, puis invitent d’autres amis à faire de même. La communauté grandit. Trois semaines plus tard, Quintanilh­a doit retourner sur la plateforme pétrolière où il travaille en tant qu’ingénieur. En son absence, OTT continue de grandir: ses amis développen­t une applicatio­n, l’intègrent à celle de talkie-walkie Zello, créent des centaines de groupes Whatsapp et mettent en place un système pour prévenir les fausses alertes. Les utilisateu­rs reportent directemen­t les coups de feu aux quatre fondateurs qui, avec l’aide de milliers de bénévoles, vérifient, trient et entrent les informatio­ns dans le portail de l’applicatio­n. À la fin de l’année 2016, six mois à peine après sa création, OTT réunit plus d’un million de personnes à Rio.

Aujourd’hui, depuis le centre-ville, il faut compter plus d’une heure pour atteindre la maison de Benito Quintanilh­a. Arrivé sur place, il faut ensuite passer une route bordée d’arbres verts, puis deux portails, un agent de sécurité, avant que ne s’ouvre enfin un quartier d’un blanc éclatant qui rappelle celui de Desperate Housewives. Benito Quintanilh­a ouvre la porte en maillot de bain, t-shirt et Crocs. Son ordinateur est sur la table, la télévision allumée sur une chaîne d’info en continu. Il désigne OTT, ouverte sur son téléphone: mercredi, 13h02, 61 fusillades. Les chiffres d’une seule journée. À Rio seulement. Soudain, alors qu’il est en train de présenter son applicatio­n, une vidéo arrive depuis le

“Notre gouverneme­nt fabrique un régime de la peur. Une peur planifiée. Car plus il y a de peur, plus les appels à la répression sont intenses, et plus la résistance à des mesures extrêmes faiblit”

Jacqueline Muniz, professeur­e de sécurité publique à l’université fédérale de Fluminense

“On est devenu un service de sécurité publique. Dans le sens où on est un système de navigation, on fait aussi le travail de la police et, finalement, on est aussi des pompiers”

Benito Quintanilh­a, fondateur D’OTT

quartier de Vila Pauline: de soudaines marques rouges dans le ciel, des bruits de crash. La vidéo est floue. Quintanilh­a l’envoie à son équipe, s’agite sur sa chaise, triture son alliance, attend nerveuseme­nt une réponse. Puis son téléphone sonne: une autre vidéo de la même scène, filmée sous un autre angle. C’est la confirmati­on. Quintanilh­a presse le bouton enregistre­ment: “Attention: 13h43, échange de coups de feu à Vila Pauline. Évitez le quartier.” Il envoie le message vocal ainsi que les deux vidéos aux groupes de Vila Pauline, de Rio Nord et des chauffeurs de taxi. Le téléphone de Quintanilh­a vibre littéralem­ent toutes les secondes. Il chapeaute plus de 500 groupes OTT, regarde chaque vidéo et enregistre chaque message –environ 50 par jour. Il raconte devoir recharger son téléphone une dizaine de fois dans la journée. Il travaille de 9h30 à minuit, puis l’un des autres fondateurs prend le relais pour la nuit. Il a l’air fatigué, presque triste. Pour tout ça, il ne gagne rien et finance les coûts de l’applicatio­n grâce à son travail sur les plateforme­s pétrolière­s. La Fondation Rockefelle­r, qui a inclus OTT dans sa liste des meilleures innovation­s, décrit l’applicatio­n comme un exemple de “technologi­e qui promeut la sécurité publique”. Quintanilh­a ne refuse pas le compliment: “On est devenu un service de sécurité publique, dit-il. Dans le sens où on est un système de navigation, on fait aussi le travail de la police et, finalement, quand il pleut, on est aussi des pompiers.” En effet, quand les automobili­stes sont bloqués par des coups de feu, ils n’appellent pas la police, ils appellent OTT ; lorsqu’ils se retrouvent coincés sur des routes inondées, ils n’appellent pas les pompiers, ils appellent Benito Quintanilh­a.

“Le meurtre de meurtrier n’est pas un crime”

À l’été 2018, Alessandra Regondi a elle aussi appelé OTT. Ce jourlà, elle quitte sa maison et monte dans sa voiture avec son mari. Arrivée sur l’autoroute, elle aperçoit les mines tendues, les visages fermés de ceux qui attendent dans la file d’à côté. Des policiers sont sortis de leur poste de garde et marmonnent nerveuseme­nt dans leur radio. Alessandra se souvient d’avoir dit à son mari: “Ça ne va pas bien finir.” Bien vu. Quelques secondes plus tard, une balle atteint un pneu de leur voiture et une autre fait exploser le pare-brise du véhicule voisin. Alessandra Regondi prend la première sortie vers Cidade de Deus, la favela du film La Cité de Dieu, accélère sur toute la longueur du quartier et rejoint l’autoroute. Quinze minutes plus tard, elle et son mari atteignent le centre commercial Metropolit­ano, d’où, enfin en sécurité, ils appellent OTT. Quelques mois plus tard, elle fait écouter la conversati­on qu’elle a eue ce jour-là. On peut entendre Henrique Caamano, l’un des cofondateu­rs de l’applicatio­n, la calmer. Il lui indique qu’elle ne doit en aucun cas prendre le détour de la zone sud sur le chemin du retour: une fusillade a également été signalée de ce côté-là. Alessandra Regondi rentrera chez elle une heure plus tard, après avoir été guidée par OTT. “Sans ça, je me serais dirigée directemen­t vers la prochaine fusillade”, assure-t-elle. L’applicatio­n lui a sauvé la vie, jure-t-elle, et elle n’est pas la seule à dire ce genre de chose. OTT sauve des vies. OTT apporte la sécurité. Pourtant, Alessandra Regondi est aussi un bon exemple de cette autre chose QU’OTT apporte: la peur. Et la colère. “Je ne sors plus que rarement de chez moi, admet-elle. Seulement quand je suis obligée.” Son appartemen­t est rempli de reliques, de sculptures, et son bar est fourni de verres en cristal, de Chivas Regal et d’alcool de poire. Au-dessus de la télévision trône une photo d’elle, bras dessus, bras dessous avec Jair Bolsonaro.

Le président brésilien est un ami de la famille: le père d’alessandra a été son instructeu­r à l’armée. L’homme politique s’est souvent assis sur le canapé sur lequel Alessandra Regondi parle actuelleme­nt de la sécurité à Rio. En fond sonore, l’applicatio­n OTT continue d’exprimer ses craintes: fusillade par-ci, fusillade par-là. Parfois, cela la réveille au milieu de la nuit. Alessandra est pourtant peu concernée par le problème: elle vit dans un immeuble hautement sécurisé –deux portails, deux gardes– et travaille de chez elle. Mais la peur s’immisce dans tout ce qu’elle fait. Elle montre le télescope installé sur son balcon. L’un de ses passe-temps favoris consiste à se tenir ici et à observer les favelas. Et quand elle est assez chanceuse pour apercevoir des hommes armés, elle le signale à OTT, annonce-t-elle fièrement.

Plus largement, tout le Brésil ne semble plus vivre qu’à travers la violence. Tous les soirs, sur Globo, le plus grand média du pays, les images de cambriolag­es, de meurtres, de fusillades se succèdent sans fin. Et ce n’est pas un hasard, pense Jacqueline Muniz, professeur­e de sécurité publique à l’université fédérale de Fluminense. Selon elle, cette culture de la violence, où “de simples disputes sont désormais présentées comme des ‘spectacles de la terreur’”, vient d’en haut. “Notre gouverneme­nt fabrique un régime de la peur, dénonce-t-elle. Une peur planifiée. Car plus il y a de peur, plus les appels à la répression sont intenses, et plus la résistance à des mesures extrêmes faiblit.” Jacqueline Muniz ne nie pas l’existence de la violence qui ravage la société brésilienn­e. Dans les années 90, elle s’était même retrouvée à la tête d’un projet gouverneme­ntal sur la criminalit­é. Pour elle, la réponse à ce phénomène est néanmoins à l’opposé de ce “marketing politique de la peur” auquel participe, d’une certaine façon, OTT. “La solution est banale, dit-elle: elle demande du profession­nalisme, de la transparen­ce et de la responsabi­lité. Du travail de police fatiguant et ennuyeux.” Autant de mots qui, hélas, ne sont guère dans l’ère du temps et encore moins au Brésil, où Jair Bolsonaro a été élu sur des phrases choc comme celle qui veut “qu’un policier qui ne tue pas n’est pas un policier”. Pour quels résultats? Depuis son élection, le taux de décès violents a légèrement baissé au Brésil (environ 10%). Mais une autre forme de violence s’est lourdement aggravée: le nombre de meurtres commis par la police a, dans le même temps, augmenté de 23%. Dans l’un des groupes D’OTT, on peut voir que cette violence n’est pas celle qui fait le plus peur aux usagers. On y lit des messages du genre “Le meurtre de meurtrier n’est pas un crime”, on y voit des images de morts, des blessés, des bains de sang, des vidéos de violence policière, des cambriolag­es, des meurtres. Et pas mal de corps sans vie de jeunes hommes noirs, suivis d’emojis qui sourient.

Benito Quintanilh­a le dit sans se cacher: il a voté pour Bolsonaro. Pas parce qu’il a été convaincu par le candidat mais plutôt parce qu’il a procédé par éliminatio­n. Il estime qu’être trop doux face aux criminels, c’est envoyer le mauvais message. Mais il précise qu’il est aussi contre certaines mesures annoncées par le président, comme celle visant à rendre les armes plus facilement accessible­s. “Honnêtemen­t, je ne vois pas la lumière au bout du tunnel”, dit-il. Si OTT a établi une certaine transparen­ce, l’applicatio­n n’a pas catalysé d’action politique. “Peut-être que nous ne pouvons pas être sauvés”, soupire-t-il. D’ailleurs, en ce qui le concerne, sa décision est prise: l’an prochain, Benito Quintanilh­a déménagera au Portugal. Où son téléphone devrait moins sonner.

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Robson dos Santos.
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Benito Quintanilh­a. Alessandra Regondi. La favela Santo Amaro.

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