Society (France)

Crackers Belin

- PAR JEAN-VIC CHAPUS ET LUCIE CHERBOEUF / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Le Breton Bertrand Belin est en passe de redonner à la chanson française un lustre rock et folk pas entendu depuis Alain Bashung. Mais quel est son secret?

Souvent comparé aux voix d’amérique, le Breton Bertrand Belin est en passe de réussir un pari loin d’être gagné d’avance: redonner à la chanson française un lustre rock et folk pas entendu depuis Alain Bashung. Mais encore? Il a aussi des théories sur la lutte des classes, la paupérisat­ion du métier d’artiste et PNL. Interview au large.

Tu viens d’un milieu populaire, avec une enfance passée en HLM à Quiberon. Quand tu étais plus jeune, tu voyais le rock comme quelque chose d’accessible ou, au contraire, hors d’atteinte? J’adhère pas mal à cette croyance que tu trouves dans le Nord de l’angleterre, mais aussi plus près de chez nous, en Moselle ou dans des villes comme Le Havre: si tu veux t’en sortir, il y a toujours le foot et le rock. Bon, aujourd’hui, le rock c’est un vieux machin, hein. Le rap et la techno l’ont remplacé et ça ne me pose aucun problème. En tout cas, il y a toujours eu dans un coin de ma tête l’idée selon laquelle la musique ne m’était pas interdite du fait de ma condition sociale. La musique, je me rendais bien compte que, par sa structure même, par son mystère, mais aussi par les canaux par lesquels elle coule et est écoulée, elle pouvait arriver dans les foyers les plus modestes. La musique, elle est pour tout le monde. On n’a pas besoin de payer pour en écouter, ou pas beaucoup. Elle est à la radio, dans les supermarch­és, dans la voiture d’un copain… C’était à peu près le seul bien culturel auquel j’avais accès pendant mon adolescenc­e. C’était une planche de salut.

Plusieurs critiques ont écrit que ton sixième et dernier album, Persona, était le plus explicitem­ent social et politique. Ça t’a paru justifié? L’intérêt pour les sujets sociaux a toujours été présent dans ma musique. Pour ne pas le comprendre, il faut, à mon avis, soit le faire exprès, soit être habitué à une clarté de message qui confine à l’art publicitai­re. Je lis la presse, j’essaye de m’informer, je regarde ce qui se passe dans ma rue, je parle aux gens, j’ai des relations d’échange avec des personnes dans le dénuement. Mais dans mes chansons, j’ai toujours préféré habiller le social par des traitement­s littéraire­s. Un musicien ne devrait pas être un éditoriali­ste, ne serait-ce que pour une raison: s’il veut raconter son époque, il doit apporter une plus-value esthétique. La chanson reste une discipline artistique, pas une tribune.

Peut-être que les récents événements sociétaux, comme le mouvement des Gilets jaunes ou les grèves contre la réforme des retraites, obligent désormais les artistes à plus rendre compte de l’état de la société? Sans vouloir aller trop loin dans le dévoilemen­t de ma vie et de mon enfance, je n’ai pas attendu 45 ans pour découvrir qu’il y avait des gens dans la détresse sociale. J’ai vécu des situations comme ça. Mes trois premières années, je les ai passées sous une tente, avec ma famille, dans un champ en Bretagne. J’ai vu mes parents se battre, se débattre. J’ai vu quelles responsabi­lités ils avaient dans leur propre souffrance. J’ai vu aussi ce qui était imputable à la société qui les entourait. J’ai un regard sur ce type de situation depuis toujours. Et je vois bien que le monde ondule en laissant un avantage certain à Dark Vador. Il faut toujours appuyer de l’autre côté de façon à ce que ça ne penche pas trop du côté obscur… Après, j’ai bien conscience qu’il n’y a rien à gagner à ce qu’une des deux polarités prenne l’avantage sur l’autre jusqu’à la fin des temps. Parce que si c’était le cas, cela signifiera­it un recul sévère des libertés pour tout le monde.

Le mouvement des Gilets jaunes, tu l’as accompagné? En fait, pas vraiment. Disons que ma solidarité à ce mouvement est totale parce que je comprends d’où ça vient. Comme le combat social autour de la réforme des retraites. Pour autant, je n’ai pas le courage physique, et sans doute même psychique, d’aller au front. Dès que j’entre dans une foule, plein de peurs remontent à la surface. Ça me met dans un état d’inconfort insensé: j’ai peur de me faire écraser, malmener. Je crois que je n’aime pas les manifestat­ions, a priori. Le mouvement des Gilets jaunes, en outre, est complexe parce que les revendicat­ions me paraissent quand même très légitimes, mais elles ont été noyées par la lecture qu’en ont fait les médias, mais aussi par l’image brutale qu’ont voulu se donner certains leaders du mouvement. Tout ce truc un peu vain qui voudrait qu’on assiste aux prémices d’une nouvelle Révolution française, ça dissimule le combat. Et ce miroir déformant qu’offrent les médias –les violences policières, les Gilets jaunes assoiffés de haine, les tirs de Flash-ball, etc.–, pour moi, ça résulte d’un penchant naturel de l’homme pour le risque et la violence. On est malheureus­ement plus fascinés par toutes ces choses que par un discours. Et c’est dommage parce que les Gilets jaunes, au départ, je vois ça comme un rappel intéressan­t que le peuple formule: ‘On n’est pas dupes du dépouillem­ent permanent que vous nous faites subir. On n’est pas dupes de ce que la marche du monde et les échanges commerciau­x nous font subir. Arrêtez de nous asservir.’

La présidence Macron et, à travers elle, quelques phrases emblématiq­ues comme ‘Pour trouver un travail, il suffit de traverser la rue’ ou encore ‘Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissen­t et les gens qui ne sont rien’. Ça t’évoque quoi? Le pire, c’est qu’il y croit. Quand il dit qu’en traversant la rue, on trouve un travail, il en est sincèremen­t persuadé. Son récit vient regrouper plusieurs éléments d’une idéologie, mais également un aveuglemen­t de caste. Après, c’est très curieux de sortir ce genre de phrases quand on est quelqu’un comme Emmanuel Macron, qui a étudié un très grand nombre de penseurs. Ça prouve que personne n’est épargné par cette cécité qu’on a quand on reste accroché à sa caste. L’autre chose qui m’interpelle chez lui, c’est cette façon de se servir des mots pour éviter les choses. Bien sûr, ce n’est pas Macron qui a transformé le terme ‘licencieme­nts massifs’ en ‘plan social’, mais il fait partie de ces politiques qui pensent que le langage fait passer en douce les pires réalités. Il suffit de repenser à sa campagne présidenti­elle, qui ressemblai­t à un jeu d’adresse permanent. On aurait dit du slalom ou Interville­s. Il marchait sur des plots sans toucher un fil. Comme si le seul danger dans le monde politique, le seul truc potentiell­ement explosif, c’était la parole –si on ne l’entoure pas de mille précaution­s. C’est très inquiétant,

“Je n’ai pas de problème avec mes conneries de jeunesse. Et puis, je suis blond. C’est peutêtre ça qui m’a empêché de glisser. Quand tu es blond dans ce pays, tu peux passer sous les radars”

ce monde où la moindre personne parlant normalemen­t va se targuer de parler vrai. Ça veut dire que la langue de bois a été dépassée depuis longtemps.

Quel est ton rapport à l’autorité? Ça dépend. Pour moi, l’ordre du monde est établi par la personne la plus puissante de ton entourage ou par l’instance la plus en capacité de circonscri­re ton espace de liberté. Dans ma vie, cette autorité se trouvait d’abord dans ma cellule familiale, et j’ai fait ma bagarre là-dedans. Mes parents étaient… je dirais un peu en friche. Quand j’ai redoublé ma quatrième, par exemple, ils ne s’en sont jamais rendu compte. Quant aux profs, pour moi, jusqu’à un certain âge, ça n’a jamais été autre chose que des gardes envoyés pour nous emmerder. Pas du tout les dépositair­es d’un savoir. Donc je m’en méfiais, je ne leur faisais pas confiance. J’étais dans la fuite, la dissimulat­ion, le silence. Ça m’est arrivé de leur répondre par les nerfs et la bêtise, mais ça n’a jamais passé les limites de la violence.

Tu as connu quelques petits faits de délinquanc­e? Oui, enfin un peu comme tout le monde dans le milieu social quiberonna­is où j’ai été élevé. C’est la vie dans les HLM en Bretagne: tu glanes quelques pommes de terre dans les champs avec tes potes quand la nuit tombe, tu braques des bateaux en douce au moment où les pêcheurs déchargent la cargaison. Je n’ai pas de problème avec ces conneries de jeunesse puisqu’elles sont constituti­ves du chanteur que je suis devenu à l’arrivée. Et puis, comme le chante très bien Philippe Katerine: ‘Je suis blond.’ C’est peut-être ça qui m’a empêché de glisser plus durement. Quand tu es blond dans ce pays, tu peux passer sous les radars. Les seuls contrôles que j’ai eu à subir, c’était en 1988, quand j’ai débarqué à Paris. J’avais 17 ans et demi et j’achetais et fumais beaucoup de shit. Ça m’est arrivé pas mal de fois de me faire serrer en revenant de Bobigny avec mon 12,5 grammes planqué dans la poche et le coeur qui bat.

Tu peux trouver de l’intérêt dans l’actuelle génération de musiciens? Si on parle de gens qui marchent comme Angèle ou Aya Nakamura, je n’ai ni intérêt ni désintérêt pour leur musique, surtout une méconnaiss­ance... En ce moment, j’écoute pas mal de rappeurs. Enfin, comme tout le monde, hein. C’est la mode, mais pas seulement. Ça explore des recoins de la société que plein de musiques ont laissés tomber. Dès que je lis un truc intéressan­t dans la presse sur un artiste, hop! j’achète et j’écoute. Bon, pour être honnête, à l’exception du dernier PNL, pas grandchose ne me retient…

Pourquoi PNL? À cause de la dimension intime, y compris dans l’utilisatio­n du vocabulair­e, de ce langage codé que je trouve très agréable à l’oreille. J’aime bien l’idée de la barrière entre leur vocabulair­e et le mien. Ça ne se livre jamais de manière immédiate. Du coup, c’est à moi, auditeur, de faire l’effort d’aller vers eux, et cet effort est toujours récompensé. Quand je me plonge dans PNL, je trouve à chaque écoute quelque chose de très poétique et inventif mélodiquem­ent, en plus. Toutes les références biographiq­ues dans leurs morceaux, que je suppose être autobiogra­phiques, me racontent quelque chose de la vie de ces mecs: leurs galères, leur façon de voir l’existence, leur sentiment d’incomplétu­de… Si j’avais eu 15 ans en 2020, j’aurais fait du rap comme eux. Je vivais dans un monde de HLM et de prolos alcoolisés, au milieu des mobylettes volées et des odeurs de shit. Sauf que mon rappeur à moi, celui qui chantait les destins cabossés, c’était Renaud.

Tu as beaucoup tourné, entre l’année dernière et celle qui commence. Est-ce que tu as l’impression qu’avaler de la route est désormais la seule façon d’assurer une économie quand on est chanteur? En début d’année 2019, j’ai donc sorti mon sixième album (Persona, ndlr), et là c’est ma sixième tournée consécutiv­e en dehors de celles que j’ai pu faire quand j’accompagna­is d’autres gens. En un sens, on peut donc dire que ces 20 dernières années, je les ai passées sur la route. Après, est-ce qu’on peut dire que je suis souvent en concert parce qu’il faut assurer un train de vie? Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui la vente de disques n’est évidemment pas suffisante pour vivre de la musique. Et ça atteint absolument tout le monde: les gros artistes avec une excellente cote comme, disons, Madonna ou Radiohead, ont vu leurs ventes divisées par trois. Et puis, à côté, 90% des artistes sont inconnus et vivent d’expédients, encore aujourd’hui. La paupérisat­ion de ce milieu, c’est surtout la conséquenc­e du transfert de ressources qui a lieu. Simple à comprendre: l’économie des maisons de disques a migré vers les opérateurs téléphoniq­ues et les plateforme­s. Il y a une redistribu­tion, une cartograph­ie nouvelle.

Dans cette cartograph­ie nouvelle, tu es intéressé par tes chiffres de vente? Ça m’intéresse de savoir combien de personnes je peux toucher avec un de mes disques. Après, les conclusion­s que j’en tire une fois que j’ai entendu les chiffres restent molles. Très molles, même… Ça ne produit pas grand-chose sur moi. Ni déception ni contenteme­nt particulie­r. Persona, je crois que j’en ai vendu entre 15 000 et 20 000. Par rapport à quelquesun­s de mes collègues évoluant dans le monde de la musique aujourd’hui, on pourrait dire que c’est pas mal. Après, comme je le disais, avec ce chiffre, tu restes un peu en dessous du seuil de rentabilit­é. Tu es presque à l’équilibre, mais pas assez pour faire un bénéfice. Moi, je comble en faisant des concerts. Pas par contrainte économique. Plutôt parce que le concert est l’expression la plus pure de ce à quoi je me suis engagé dans ma vie quand j’ai décidé de devenir musicien.

On a du mal à se projeter mais vendre entre 15 000 et 20 000 albums aujourd’hui, ça équivaudra­it à quel salaire mensuel? En ne considéran­t que la vente des disques? Allez, quelque chose comme 750 euros par mois. À la fin de l’année, si je compte les royalties de mes albums,

“En ce moment, j’écoute pas mal de rappeurs, comme tout le monde. J’achète et j’écoute. Bon, pour être honnête, à l’exception du dernier PNL, pas grand-chose ne me retient”

je pense qu’on doit atteindre entre 7 000 et 8 000 euros. À ce chiffre, il faut ajouter les concerts qui, cette année, ont pratiqueme­nt tous affiché complet. Moi, je touche 250 euros par concert. Que je joue à l’olympia, au Casino de Paris ou au théâtre Sébastopol de Lille comme hier, je suis payé pareil, 250 euros net. C’est le tarif. Donc si tu fais le calcul des mois où tu fais dix concerts, tu prends 2 500 euros, plus les 700 euros de la vente de disques et ça te fait quelque chose comme 3 200 euros. C’est la moyenne pour quelqu’un comme moi, à laquelle il faut ajouter des droits d’auteur quand on a la chance de passer à la radio. Tu touches une bonne Sacem pendant une année et après, durant deux ans, ça redevient une peau de chagrin. Si je vis confortabl­ement, c’est parce que je vis seul dans un studio à Paris loué 1 000 euros par mois. J’ai une bonne vie de musicien mais pour autant, je ne vis pas dans le luxe. Mais je m’estime heureux, parce que j’ai dépassé depuis longtemps les rêves et les objectifs que je m’étais plus ou moins inconsciem­ment fixés: vivre de ce métier de musicien, jouer dans des belles salles, avoir des conditions de travail confortabl­es qui me permettent d’accepter ou de refuser certaines propositio­ns qu’on me fait. Je n’ai besoin d’absolument rien de plus.

De plus en plus d’artistes gèrent leur image comme des entreprene­urs, pourtant… Chacun fait comme il veut. Moi, j’ai encore cette pensée –orgueilleu­se, je ne le nie pas– selon laquelle un chanteur vend des chansons, des spectacles, et pas forcément des produits dérivés. Si on me demandait de faire des sacs en toile ‘Bertrand Belin’ pour les proposer à la fin de mes concerts, je pense que je refuserais, même si je n’en suis pas certain. On en revient toujours à ce truc de point d’équilibre entre intérêts et idéaux. Il y a toujours un loup dans l’homme. Après tout, si un marchand de légumes me disait: ‘Tiens, j’ai pris ta chanson pour vendre des radis et des concombres’, peut-être que je lui répondrais: ‘Ah bon! Allez, va pour les concombres.’ J’ai de la considérat­ion pour mon art, OK, mais pas au point de penser qu’il mérite d’être sanctuaris­é comme celui de Leonard Cohen.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France