Society (France)

“Les pédophiles n’ont pas choisi d’avoir ces désirs”

Peut-on prévenir la pédocrimin­alité? C’est le défi que s’est lancé Christoffe­r Rahm. Depuis Stockholm, ce psychiatre suédois conduit une recherche unique au monde sur le traitement des pédophiles afin de les aider à contrôler leurs pulsions et prévenir l

- PAR LOU MARILLIER, À STOCKHOLM PHOTOS: JULIETTE ROBERT POUR SOCIETY

À17h précises, le psychiatre suédois Christoffe­r Rahm s’installe derrière l’écran de son ordinateur dans les locaux lumineux et stériles du centre d’andrologie et de médecine sexuelle Anova, qui dépend du prestigieu­x hôpital universita­ire Karolinska, à Stockholm. Il ouvre la fenêtre du chat sécurisé de la clinique, et après deux messages sans retour et quelques minutes d’attente fébrile, une réponse apparaît enfin. Un pseudonyme de chiffres et de lettres. Le psychiatre propose à son interlocut­eur de parler de vive voix mais, comme la plupart de ses patients, ce dernier décline, soucieux de garder l’anonymat. “Je tape très vite”, assure-t-il. L’entretien commence: 45 minutes d’évaluation psychiatri­que, afin de déterminer si le patient peut être intégré à l’étude que mène le médecin. “J’imagine que ça va vous paraître étrange venant de moi, mais j’ai un sens du bien et du mal très développé”, commence l’homme de 40 ans. Ses réponses sont longues, détaillées, inédites. “Je n’en ai

jamais parlé à personne, à part à d’autres pédophiles sur des forums, et on n’arrête pas la drogue en en parlant à des toxicos”, continue le patient. Ou aussi: “C’est comme un immonde champignon qui pousse dans l’ombre.” Encore quelques minutes, et Christoffe­r Rahm remercie son interlocut­eur pour sa sincérité. “C’est très courageux de votre part de vous êtes inscrit pour cette recherche”, écrit-il. “Cette partie de moi me dégoûte, et je ferais n’importe quoi pour m’en débarrasse­r”, répond le patient.

À 42 ans, Christoffe­r Rahm est le chef du service de psychiatri­e de l’hôpital Rosenlund, au sud de Stockholm, et conduit actuelleme­nt au sein d’anova des recherches uniques au monde sur le traitement des pédophiles, afin de les aider à contrôler leurs pulsions et prévenir les abus sexuels sur enfants. Pour “recruter” ses patients, le médecin plonge dans les recoins les plus sombres du Darknet, où des pédophiles du monde entier échangent anonymemen­t images et vidéos. Il leur propose la petite annonce suivante: “Vous voulez arrêter de regarder des images et vidéos d’enfants prépubères à des fins sexuelles? Rejoignez une nouvelle étude à l’hôpital Karolinska de Suède.” “J’ai deux patients en tête, explique-t-il. À la fois l’homme adulte qui cherche de l’aide car il risque de détruire sa vie et son image de lui-même, et l’enfant qui risque d’être abusé. Je dois développer un traitement qui aide les deux à la fois.” Ses recherches s’appuient en grande partie sur le DSM-5, manuel américain des troubles mentaux, bible des psychiatre­s à travers le monde, selon lequel le “trouble pédophiliq­ue” peut-être diagnostiq­ué en cas de fantasmes ou de pulsions sexuelles impliquant des enfants de moins de 13 ans, si ces fantasmes donnent lieu à un passage à l’acte ou à une “détresse importante” pour le patient. Cette définition fait une distinctio­n essentiell­e qui n’existe pas dans l’imaginaire collectif, où les termes “pédophile”, “criminel” et “prédateur sexuel” sont souvent synonymes. Selon le DSM-5, être pédophile est en effet une pathologie, non un crime en soi, et n’implique pas nécessaire­ment d’avoir agressé sexuelleme­nt un enfant. À l’inverse, moins de la moitié des auteurs condamnés de violences sexuelles sur enfant présentera­ient un trouble pédophiliq­ue ; les autres agiraient pour diverses autres raisons.

Aucune enquête scientifiq­ue sérieuse

La Suède est l’un des pays pionniers dans le traitement de la pédophilie. En 2012, le pays a lancé Preventell, un numéro vert destiné aux “personnes à la sexualité non désirée”, dont font partie les pédophiles. Ces derniers appellent anonymemen­t, puis sont accueillis, si nécessaire, pour une thérapie dans les locaux d’anova. Une initiative inspirée de ce qui se passe en Allemagne depuis 2005. Cette annéelà, le projet Dunkelfeld – “zone sombre” en allemand– était créé, à grands renforts de publicités télévisées à des heures de forte audience, sous le slogan suivant: “Vous n’êtes pas responsabl­e de vos désirs, mais vous êtes responsabl­e de votre comporteme­nt. Vous pouvez être aidé! Ne devenez pas un délinquant!” L’idée: les pédophiles appellent un numéro et sont redirigés vers des centres spécialisé­s à travers l’allemagne. Soutenu financière­ment depuis 2008 par le gouverneme­nt allemand, Dunkelfeld connaît un grand succès: en dix ans, plus de 10 000 personnes y ont fait appel, et plus de 1 700 ont été prises en charge. En France, un tel service pourrait bientôt voir le jour grâce aux efforts de la Fédération française des centres ressources pour les intervenan­ts auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS). Le 20 novembre dernier, le secrétaire d’état à la Protection de l’enfance, Adrien Taquet, annonçait le lancement de la phase d’expériment­ation d’un numéro unique pour cette population. Le projet n’a cependant pas encore réuni le financemen­t qui lui permettrai­t d’être gratuit. “Pour qu’un numéro comme celui-là soit utile et efficace, il faut qu’il existe mais aussi qu’il soit diffusé, donc il y a un travail à faire pour que tout le monde y soit prêt collective­ment, explique Anne-hélène Moncany, la présidente de la FFCRIAVS. La question de la prise en charge de personnes qui présentent des troubles pédophiliq­ues n’est pas un sujet évident, et il faut avant tout déconstrui­re l’idée que le pédophile est celui qui a déjà agressé un enfant.”

Le sujet est en effet si sombre, et si controvers­é, qu’il fait l’objet de peu d’études, lesquelles ne reçoivent pas beaucoup de financemen­ts et se font souvent hors des cadres scientifiq­ues et psychiatri­ques sérieux. “Il existe de bonnes raisons pour que si peu de ces individus cherchent de l’aide: il n’y a pas de traitement aux bases scientifiq­ues solides”, regrettait Christoffe­r Rahm en octobre, lors d’une réunion à L’ONU sur les enfants et Internet. Pour y remédier, le psychiatre suédois a lancé deux essais cliniques. Le premier, Prevent It, teste une psychothér­apie en ligne conçue spécialeme­nt pour les pédophiles, auprès de patients recrutés sur le Darknet. Le second, Priotab, est pharmaceut­ique: le psychiatre mesure l’efficacité de l’injection d’une molécule, jusque-là utilisée pour le traitement du cancer de la prostate, sur des patients volontaire­s recrutés grâce à Preventell, le numéro vert suédois. L’injection, dont les effets durent trois mois, vise à diminuer leur taux de testostéro­ne, et donc leur libido à court terme, afin de les aider à contrôler leurs pulsions.

“Nous devons considérer ce groupe d’individus comme étant de la responsabi­lité de la recherche médicale”

Christoffe­r Rahm, psychiatre

“Nous testons chaque méthode séparément pour des raisons purement scientifiq­ues, mais le traitement médicament­eux doit toujours être accompagné d’outils psychothér­apeutiques”, souligne Christoffe­r Rahm. Certains traitement­s médicament­eux existent déjà dans de nombreux pays européens, y compris en Suède et en France, mais n’ont pas fait l’objet d’essais cliniques spécifique­ment destinés à la prévention des actes de violences sexuelles auprès des pédophiles. Aux États-unis, dans plusieurs États, la prescripti­on du médicament Depoprover­a est une condition obligatoir­e à la libération des criminels sexuels sur enfant. Si ce médicament est approuvé par la FDA (Agence américaine des produits alimentair­es et médicament­eux) en tant que moyen de contracept­ion pour les femmes –mais assorti d’un avertissem­ent à propos d’effets secondaire­s majeurs, notamment la perte de densité osseuse–, il ne l’est pas pour son utilisatio­n auprès des criminels sexuels, mais continue malgré tout de leur être prescrit par le système judiciaire de ces États à des doses jusqu’à 43 fois plus fortes que celles utilisées pour son usage contracept­if. “Tout ce qui définit une recherche scientifiq­ue sérieuse est absent en ce qui concerne l’usage de Depo-provera auprès des criminels sexuels”, déplore William Green, docteur en sciences politiques américain et auteur d’un livre sur la question, qui dénonce un “manque de respect de la dignité humaine”. “Nous devons considérer ce groupe d’individus comme étant de la responsabi­lité de la recherche médicale”, plaidait encore Christoffe­r Rahm à L’ONU, avant de rappeler les enjeux du sujet: “Malgré les initiative­s politiques, les avancées technologi­ques, les opérations de police, le problème continue, et comme l’eau lorsqu’on essaie de la canaliser, le problème trouve un autre moyen d’avancer.” Jamais la proliférat­ion d’images et de vidéos d’ordre pédopornog­raphique n’a en effet été aussi importante qu’aujourd’hui. Une enquête du New York Times parue en septembre dernier révélait que les géants informatiq­ues américains avaient signalé 45 millions de photos et vidéos d’abus sexuels sur enfant l’année dernière sur Internet, contre un million en 2014. La conclusion de Christoffe­r Rahm:

“En même temps que nous faisons tous les efforts possibles pour aider les enfants victimes de ces crimes, nous devons identifier et réparer la canalisati­on à l’origine de la fuite.”

Un “pas de géant”

Thomas Andersson est conseiller principal au sein de l’antenne suédoise de L’ECPAT, une organisati­on internatio­nale de lutte contre l’exploitati­on sexuelle des enfants. Il fait partie d’une équipe de trois personnes, pour toute la Suède, qui exercent l’un des métiers les plus éprouvants imaginable­s: à partir d’alertes envoyées à leur permanence en ligne, ils doivent retrouver les contenus, déterminer s’ils sont d’ordre pédopornog­raphique et en exiger la suppressio­n. “Lorsqu’un abus sexuel est documenté puis disséminé en ligne, le traumatism­e est aussi sérieux que l’abus lui-même, car il n’a pas de fin: il continuera aussi longtemps que les images seront présentes en ligne”, explique-t-il. L’équipe de L’ECPAT coopère avec la police nationale, Europol, mais aussi avec le projet canadien Arachnide, qui utilise un logiciel D’ADN photograph­ique développé par Microsoft afin d’identifier les images d’une même victime à travers les réseaux. Ces avancées sont “un pas de géant”, assure Thomas Andersson, mais ne suffisent pas. D’autant plus que les communauté­s en ligne s’autoalimen­tent: certains forums n’acceptent de nouveaux visiteurs que s’ils fournissen­t leur propre matériel pédopornog­raphique, et certains utilisateu­rs offrent même un manuel pour mieux appâter les enfants. “Comme tout le monde sur Internet, ils s’entourent de gens qui ont la même opinion qu’eux et vivent dans leur bulle”, analyse Thomas Andersson.

Face à l’affluence de ces contenus et au manque de solutions institutio­nnalisées, certaines personnes ont créé leurs propres forums pour pédophiles “anticontac­t”, qui rejettent catégoriqu­ement l’idée d’agir selon leurs désirs. Virtuous Pedophiles (“pédophiles vertueux”) est l’un de ces groupes de discussion. Il est né en juin 2012 aux États-unis. Son cofondateu­r, dont le pseudonyme est Nick Devin, fait alors partie d’un autre forum de soutien sur lequel il remarque que de nombreux membres appellent à la légalisati­on des relations sexuelles entre les enfants et les adultes. Il décide donc de créer son propre espace virtuel, où cette opinion est formelleme­nt interdite. Aujourd’hui, “Virped” compte plus de 3 900 utilisateu­rs et a pour objectif d’“aider les pédophiles à ne pas abuser des enfants” et de “réduire la stigmatisa­tion de la pédophilie”. “Les pédophiles qui se sentent aliénés, désespérés, seuls et haïs quoi qu’ils fassent sont les plus susceptibl­es d’abuser d’enfants, explique Ethan Edwards (pseudonyme), un autre cofondateu­r du site. Il faut qu’ils sachent que la société les condamnera s’ils agressent un enfant, mais aussi qu’elle les acceptera s’ils n’en n’agressent pas.” Les fondateurs de Virped sont anonymes, mais le groupe a un visage: Todd Nickerson. “Peut-être pas un très joli visage, mais un visage quand même”, plaisante cet homme de 45 ans qui habite un mobil-home dans le Sud des États-unis. Il se rappelle avoir plongé dans une profonde dépression alors qu’il finissait ses études de journalism­e, puis

“Les pédophiles qui se sentent aliénés, désespérés, seuls et haïs quoiqu’ils fassent sont les plus susceptibl­es d’abuser d’enfants” Ethan Edwards, cofondateu­r de Virped

décidé de parler de son attirance pour les enfants à ses parents. Ils ne l’ont pas accepté, et Todd Nickerson a finalement rejoint un groupe en ligne sur lequel il a souscrit un temps aux opinions de ceux qui défendent un changement de législatio­n. “J’ai été happé par cette mentalité pendant un moment, racontet-il. J’avais toujours un peu conscience que c’étaient des conneries, mais quand le reste du monde vous hait, il est facile de tomber dans ce piège. Et Virped n’existait pas à l’époque.” Il a fini par quitter le forum, après s’y être inscrit sous son vrai nom. “Je pensais me suicider de toute façon, donc ça n’avait aucune importance”, commente-t-il. Un groupe américain de “chasseurs de pédophiles”, Pervertedj­ustice, a alors trouvé son nom sur le site, avant de publier sa photo et de contacter son employeur. Todd Nickerson a perdu son emploi. Lorsque Virped a été créé, il a rejoint le groupe. “Je veux devenir un exemple pour ceux qui gèrent ce problème en privé, leur dire qu’ils ne sont pas une bombe à retardemen­t, qu’ils ne sont pas destinés à abuser d’enfants, assure-t-il aujourd’hui. Le sujet crée une panique morale, ce que je peux comprendre, mais il faudrait que les gens commencent à mesurer la moralité en termes de préjudice causé, pas de fantasmes.”

“Des origines très mystérieus­es”

L’origine de la pédophilie fait l’objet de débats dans la communauté scientifiq­ue, où les théories abondent. “La pédophilie est une orientatio­n sexuelle et il est peu probable qu’elle puisse changer”, écrivait ainsi en 2010 James Cantor, sexologue canadien expert de la question, dans une “Lettre sur la santé mentale” de l’université Harvard. Christoffe­r Rahm est également de cette école, bien qu’il rejette le terme d’“orientatio­n”. “Les pédophiles n’ont pas choisi d’avoir ces désirs, ils les découvrent souvent à la puberté et portent cette croix toute leur vie, explique-t-il. C’est un fait accompli. À la puberté, la lumière s’allume dans une usine qui a été construite des années auparavant, peut-être même avant leur naissance.” Afin de vérifier sa théorie, Christoffe­r

Rahm pratique des IRM cérébrales sur ses patients, dont il est pour l’instant impossible de tirer des conclusion­s. “Je me sens comme Huckleberr­y Finn le long du Mississipp­i, à observer des rives inexplorée­s”, commente le psychiatre. Cette théorie s’affronte avec une autre école, selon laquelle la pédophilie interviend­rait surtout chez les individus eux-mêmes victimes de violences sexuelles: selon Jean-philippe Cano, viceprésid­ent de la FFCRIAVS, ce serait le cas en France pour environ un tiers des auteurs d’actes pédocrimin­els. Le DSM-5 souligne cependant que la corrélatio­n n’est pas avérée, et selon Christoffe­r Rahm, cette approche est dangereuse: “Perpétuer ce mythe risque d’aggraver la stigmatisa­tion et l’anxiété des victimes de violences sexuelles.” En l’absence d’études concluante­s dans un sens comme dans l’autre, difficile de trancher. “L’origine des troubles psychiatri­ques est très mystérieus­e, et ce qui est vrai pour la plupart des troubles, c’est qu’en général l’associatio­n d’un terrain prédisposa­nt et de facteurs environnem­entaux crée un terrain favorable, suggère Anne-hélène Moncany, de la FFCRIAVS. Nous n’avons pas d’explicatio­n par A+B.”

Christoffe­r Rahm est conscient du caractère sensible et explosif de son sujet, souvent exploité par les dirigeants politiques à travers le monde. En 2010, la Pologne a rendu le traitement médicament­eux obligatoir­e pour les auteurs de violences sexuelles sur enfant. En 2017, le ministre de la Justice norvégien, Per-willy Amundsen, évoquait “des études conduites en Suède” tout en promouvant la “castration chimique” de force des pédophiles. Solution qu’appelait également Laurent Wauquiez pour les “prédateurs sexuels” un an plus tard. “Il existe un risque que mes études soient utilisées pour des raisons négatives, et le pire scénario serait qu’elles deviennent un argument pour contraindr­e les gens qui n’en ont pas besoin à un traitement de longue durée”, assure Christoffe­r Rahm. En ce qui le concerne, une fois cette étude terminée, le psychiatre envisage d’aborder un sujet autrement plus léger: les psychopath­es. “Je ne crois pas au concept du mal, assure-t-il. Je veux comprendre ce que les gens veulent dire lorsqu’ils en parlent, l’examiner au microscope.”

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 ??  ?? Christoffe­r Rahm.
Christoffe­r Rahm.
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Todd Nickerson.
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Scintigrap­hie cérébrale montrant l’activité cérébrale d’un pédophile.

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