Society (France)

Akwaeke Emezi

- PAR STÉPHANE RÉGY, À NEW YORK

Avec son premier livre, Eau douce, qui paraît ces jours-ci en France, Akwaeke Emezi réussit plus qu’un coup d’éclat: un roman qui ne doit rien à la vision occidental­e du monde. Rencontre.

Eau douce, de l’écrivain(e) nigérian(e) Akwaeke Emezi, arrive en France après avoir bousculé le monde littéraire américain. Ce n’est pas un livre comme les autres: il a libéré son auteur(rice) de ses troubles intérieurs, libéré ses lecteurs des normes sociales, sexuelles et psychologi­ques traditionn­elles et il libère encore d’une réalité dont Emezi a découvert qu’elle était façonnée par la colonisati­on. Rien que ça.

Une chose qu’akwaeke Emezi a su très tôt: vivre est difficile. Ça l’est quand la mort rôde dès l’enfance et menace d’emporter votre soeur dans un accident sanglant. Ça l’est encore quand vous grandissez avec le sentiment d’être plusieurs personnes à cohabiter dans le même corps. Ça l’est toujours lorsque, étudiant(e), vous subissez une agression sexuelle à la fac. Vivre est difficile aussi quand, des années plus tard, vous voilà dans la peau d’un(e) jeune émigré(e) à New York et que vous essayez de faire comprendre à votre famille restée au pays que vous voulez vous consacrer à l’écriture. Vivre est difficile et pourtant, il y a parfois des satisfacti­ons insoupçonn­ées sur le chemin qui mène au cimetière: Freshwater, le roman qu’akwaeke Emezi a écrit en 2018 à l’âge de 31 ans pour raconter tout cela et “réussir à rester en vie”, est devenu plus qu’un succès, une sensation. Sensation littéraire: le New Yorker l’a élu “livre de l’année” à sa sortie et sur la lancée, Akwaeke Emezi a pu vendre trois autres livres à des éditeurs avides de l’enrôler. Sensation médiatique: Annie Leibovitz, la photograph­e des grands de ce monde, s’est déplacée pour réaliser son portrait tandis que The Death of Vivek Oji, son prochain roman, figure sur la liste des “dix livres les plus attendus de 2020” récemment établie par le New York Times. Sensation tout court: depuis sa publicatio­n aux États-unis, Freshwater a été traduit en Italie, République tchèque, Turquie, Norvège, Roumanie, Espagne, Argentine, Suède, au Brésil et, donc, en France, où il arrive en ce début du mois de février sous le titre d’eau douce.

Cette eau-là prend sa source à Umuahia, Nigeria, quelque part dans les années 80. Au début du livre, une fille du nom d’ada naît, mais quelque chose se passe durant l’accoucheme­nt. Les esprits qui, dans la cosmologie de l’ethnie des Igbos, préexisten­t à tout être humain avant de disparaîtr­e à sa naissance restent enfermés dans le corps d’ada une fois celle-ci mise au monde. Ce sera désormais son destin: vivre avec plusieurs voix en elle, dont certaines semblent l’entraîner, inexorable­ment, vers la mort. Le point de départ d’une existence jalonnée de drames nommés maladie mentale, viol ou suicide et qui ne sont que la transposit­ion, avec des noms d’emprunt, de la véritable existence heurtée d’akwaeke Emezi, qui a vécu les mêmes troubles, les mêmes horreurs, les mêmes interrogat­ions, et explique s’être longtemps “débattu(e) avec l’idée du suicide”. “J’ai toujours eu en moi la conviction que j’étais censé(e) rentrer à la maison et que pour cela, je devais mourir, admet l’auteur(rice), qui a un temps hésité à qualifier Eau douce de ‘mémoires’ et non de ‘roman’. C’est dans tous les journaux intimes que j’écris depuis petite: ‘Je veux rentrer à la maison, je veux rentrer à la maison, je veux rentrer à la maison.’ C’était la façon dont j’exprimais mes pensées suicidaire­s.” Pour “guérir”, Akwaeke Emezi a tout essayé: la religion, la psychiatri­e, la psychothér­apie. Verdict: “Rien de tout cela ne m’a jamais aidé(e). Jusqu’à ce que je comprenne que je ne regardais pas là où il fallait.”

“J’ai regardé l’histoire de ma vie d’un autre point de vue”

À l’âge de 18 ans, Akwaeke Emezi réfléchit à son prénom. Akwaeke signifie traditionn­ellement “oeuf de python”, le python étant, pour les Igbos, un avatar de Dieu. Mais son père, médecin, lui dit que cela veut dire “précieux”. Grand écart. Puis Akwaeke tombe sur le livre de Malidoma Patrice Somé, Of Water and the Spirit, dans lequel l’écrivain burkinabé montre comment la colonisati­on de l’afrique, dans sa monstruosi­té, n’a pas fait que remplacer des langues, des cultures et des religions par d’autres langues, cultures et religions, mais que son effet a été plus radical encore: une réalité a pris la place d’une autre, tout simplement. “Ce qui était la réalité avant l’arrivée des colons a cessé de l’être pour devenir de la superstiti­on ou des croyances, détaille Akwaeke Emezi. Je n’avais encore jamais entendu personne dire ça, et j’ai commencé à me demander comment la réalité indigène de mon prénom avait effectivem­ent été remplacée par quelque chose d’autre.” Cela lui ouvre des perspectiv­es: “Jusqu’ici, quand je parlais aux gens de ce qui se passait dans ma tête, les deux seules réponses que je recevais étaient, dans un contexte occidental, que j’avais un problème psychologi­que ou, dans un contexte religieux, que j’étais possédé(e) par un démon. Chaque option était sans appel. Mais en regardant cela avec la focale indigène, la focale igbo, j’ai eu l’impression que tout se mettait en place. D’un coup, être multiple devenait juste une autre façon de vivre, une autre réalité, ce n’était pas stigmatisa­nt.” Peu après, Emezi tombe sur une interview donnée par l’icône afro-américaine Toni Morrison après son prix Nobel de littératur­e, en 1993. “Elle disait: ‘J’étais au bord du monde, à la frontière, et j’ai décidé d’en faire le centre. Puis j’ai laissé le monde tourner autour.’ Et alors, je me suis dit à mon tour: ‘Et si j’écrivais un livre en plaçant la réalité indigène au centre et en

“Le milieu littéraire est très blanc. Et quand on entre en tant que non-blanc dans ce milieu, c’est comme si on devait s’en montrer reconnaiss­ant à tout jamais”

racontant l’histoire de cette façon, et non de la façon imposée par le colonialis­me?’ Eau douce, c’est ça: j’ai regardé l’histoire de ma vie, mais d’un autre point de vue que celui qu’on utilise d’habitude dans la littératur­e occidental­e.” Et c’est ainsi que l’histoire d’ada est devenue un livre unique. Non pas le récit initiatiqu­e et relativeme­nt classique d’une jeune fille friable psychologi­quement lâchée dans la méchanceté du monde, mais celui d’un être humain écartelé entre des identités plurielles, et de son combat pour les accepter, s’accepter. Le tout raconté avec une langue elle aussi inédite. Car si les situations sont décrites en détail, les termes de “suicide”, de “dépression” et de “bipolarité” ne sont jamais utilisés expresséme­nt dans le texte, mais fondus “dans une atmosphère onirique et lyrique qui fait la grande réussite du roman”, selon l’écrivaine Dana Spiotta, qui a eu Akwaeke Emezi en cours à l’université de Syracuse et a lu le livre quand il n’était encore qu’une ébauche.

C’est là-bas, dans le nord des États-unis, au cours d’un hiver long de presque huit mois et au prix de plusieurs dépression­s nerveuses, qu’akwaeke Emezi a écrit Eau douce. Sans grandes illusions. “Honnêtemen­t, je ne m’attendais même pas à ce qu’il soit publié. C’est un roman écrit par quelqu’un venu d’afrique mais ce n’est ni sur le racisme ni sur l’immigratio­n, c’est abstrait, ésotérique en un sens. D’ailleurs, tous les éditeurs américains l’ont refusé, sauf un. La réponse était souvent: ‘On ne sait pas comment le vendre, on ne sait pas comment le marketer.’” Pas besoin d’en faire des tonnes, pourtant. Comme toute grande réussite littéraire, Eau douce parle de choses plus grandes qu’une simple expérience individuel­le. À peine le livre était-il sorti dans le commerce qu’akwaeke Emezi recevait énormément de courriers de lecteurs qui, grâce à Eau douce, disaient se sentir appartenir à la société pour la première fois. “Beaucoup de gens qui ressentent ce que j’ai ressenti ne peuvent pas en parler, spécialeme­nt en Afrique, parce que s’ils le font, on va les accuser de sorcelleri­e, leur retirer la garde de leurs enfants, leur prescrire un exorcisme ou les enfermer. Et le résultat, c’est qu’ils sont comme moi: isolés, suicidaire­s, déprimés. Ils se disent: ‘J’ai l’impression d’être fou, j’ai ces voix dans ma tête’, et ils restent comme ça. C’est terrible.” Akwaeke Emezi prend

l’exemple de cette lectrice nigériane qui, une fois la lecture du roman achevée, a appelé sa mère en pleine nuit, à 3h, pour en discuter avec elle. “Sa mère a immédiatem­ent appelé leur pasteur, qui l’a rappelée en lui disant qu’elle parlait du Mal. Ce sont des sociétés conservatr­ices, où il est très difficile de dire: ‘Je suis intéressée par ces anciennes réalités.’” Akwaeke Emezi en personne, élevé(e) dans le catholicis­me et qui se définit aujourd’hui comme non binaire, a un peu tremblé en pensant à la réaction de sa propre famille. Au point d’hésiter à écrire le livre. Finalement, c’est sa soeur jumelle, Yazadie, qui l’a convaincu(e) d’achever Eau douce. “C’est important de briser une tradition qui empêche les individus de s’exprimer et d’être pleinement eux-mêmes, explique celle-ci. Au Nigeria, comme presque partout dans le monde, les lignes sont tracées selon les normes sociétales de ce qu’on attend d’un homme et d’une femme. Et c’est tout. Il n’y a pas d’espace derrière cela. Maintenant, imaginez des gens sortir de ça. Vous questionne­z des règles, des croyances et, assez souvent, les institutio­ns qui en découlent. Ce n’est pas rien.”

“J’avais l’impression de partir en morceaux”

Et maintenant, une chose qu’akwaeke Emezi n’a découvert que récemment: vivre est difficile, y compris quand on est tout en haut. Tandis qu’eau douce croulait sous les critiques élogieuses et son auteur(rice) sous les sollicitat­ions, Emezi s’est effondré(e) émotionnel­lement. “Tous ces gens qui veulent entrer en contact avec vous, qui veulent un peu de vous… J’avais l’impression de partir en morceaux. J’ai fait une dépression, je suis redevenue suicidaire. J’avais utilisé le livre comme une raison de rester en vie pendant si longtemps qu’une fois qu’il a été publié, une voix en moi a dit: ‘Tu n’es plus nécessaire, désormais. Le livre est là, tu peux partir.’” Le fait qu’akwaeke Emezi soit noir(e), africain(e) et non binaire n’a pas aidé non plus. Comme si malgré tous ses efforts et ceux de Toni

Morrison, malgré aussi les efforts de Chimamanda Ngozi Adichie, qu’emezi remercie à la fin de son livre, écrire au bord du monde, c’était encore, en 2020, être de l’autre côté de la frontière. “Le milieu littéraire est très blanc, explique Emezi. Et quand on entre en tant que non-blanc dans ce milieu, c’est comme si on devait s’en montrer reconnaiss­ant à tout jamais. D’un coup, on a l’impression de devoir être content tout le temps. On s’interdit d’être fragile. C’est très stressant.” La suite est un cercle infernal: plus le livre s’envole, et plus Akwaeke Emezi s’enfonce. Plus sa vie change, plus son entourage voudrait qu’il/elle soit la même personne. Une semaine après avoir signé son contrat pour un deuxième livre, Akwaeke Emezi finit dans une ambulance, direction les urgences. Impossible de parler, d’avaler, de bouger les bras. Marcher devient problémati­que, s’allonger encore plus. La tournée promotionn­elle prévue aux quatre coins des États-unis est annulée et Emezi, à qui on a diagnostiq­ué un état de stress beaucoup trop élevé, culpabilis­e. “C’était terrible: c’est ton premier livre, tu as envie de dire oui à chaque invitation, chaque festival, chaque lecture, mais c’est trop dur. Si je dois prendre un avion, avec mes soucis physiques, il faut que je voyage en première classe. Mais quelle image ça renvoie? Les gens ont dû penser que j’étais une diva.”

Aujourd’hui, Akwaeke va mieux. Un peu. Rencontré(e) à New York quelques mois avant la sortie française d’eau douce, l’auteur(rice) expliquait avoir enfin trouvé un moyen de ménager vie publique et vie privée. “C’est toujours compliqué pour moi de voyager parce que je suis pris(e) entre deux choses: ma condition physique et la dépression. Mais j’essaye. On a un arrangemen­t avec mes agents: si je dois aller faire de la promotion quelque part, il faut que ce soit un endroit où j’ai des amis, et qu’ils restent avec moi tout le temps, comme des compagnons de voyage.” Ce jour-là, sagement assis(e) au comptoir d’un Pret A Manger anonyme de Manhattan, Akwaeke Emezi paraissait presque décontract­é(e). Au point de sourire de son comporteme­nt passé, qui l’a fait écrire sans respirer quatre romans coup sur coup et établir une liste de… 17 livres à achever sous peu. “Presque une carrière entière!” Emezi laisse passer un New-yorkais pressé à Airpods et revient longuement sur cette façon de procéder: “Avant d’être publié(e), je pensais que la seule façon de vivre de sa plume en tant qu’écrivain(e) noir(e), c’était d’être exceptionn­el(le), d’avoir plein de prix et d’histoires en stock. Et puis j’avais lu beaucoup de choses sur des gens qui sortent leur premier livre, mais galèrent à écrire le second parce qu’il faut gérer le premier, les retombées, etc. Et je m’étais dit: ‘Je vais écrire mon second livre avant que le premier soit publié, parce que deux choses risquent d’arriver: soit il va marcher et je serai trop occupé(e) pour écrire à nouveau, soit ça va se planter et je serai trop déprimé(e) pour m’y remettre.’ Mais bref, là, j’ai deux livres qui attendent encore de sortir, donc il faut que je me calme, il faut que j’attende.” Son idée du calme? Akwaeke Emezi éclate de rire. Il/elle est en train, avec une amie, de travailler à l’adaptation d’eau douce en série télé. “J’aurais adoré vendre les droits et partir avec l’argent, mais tout le monde me dit que c’est inadaptabl­e. Donc voilà, je le fais moi-même.”

“Après la publicatio­n d’eau douce, une voix en moi a dit: ‘Tu n’es plus nécessaire, désormais. Le livre est là, tu peux partir’”

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