Society (France)

UN AVIS SUR TOUT?

- PAR JOACHIM BARBIER ET LUCAS DUVERNET-COPPOLA PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

SPÉCIALIST­ES DES RETRAITES LE MATIN ET DU CORONAVIRU­S LE SOIR: UN DRÔLE DE MÉTIER!

Ils ont réponse à tout. Peuvent parler du coronaviru­s le matin, du voile le midi et des retraites l’après-midi, avec toujours le même aplomb, les mêmes certitudes. Eux, ce sont les éditoriali­stes. Comment font-ils? Comment travaillen­t-ils? Comment le vivent-ils? Pour le savoir, Society a suivi pendant une semaine trois d’entre eux: Jean-michel Aphatie, Julie Graziani et Yves Thréard.

Lundi 24 février

Une nouvelle semaine de travail commence pour Jean-michel Aphatie. Coucher 23h. Réveil 4h30. Lecture de quelques quotidiens (Les Échos, Le Parisien, L’opinion, Le Figaro) et des hebdos. Arrivée à LCI entre 6h et 6h30. Il est en place jusqu’à 9h, dans ce que l’on appelle La Matinale. Une plage horaire durant laquelle il devra intervenir à deux reprises. Pour dire quoi? Le menu de ce matin lui propose le procès Fillon et le recours possible du gouverneme­nt au 49.3 sur la réforme des retraites. Sans avoir de nouvelle informatio­n à apporter, sans avoir particuliè­rement travaillé sur ces sujets non plus, Jean-michel Aphatie dira ce qu’il en pense. Normal: Jean-michel Aphatie, 61 ans, est éditoriali­ste. Et même un éditoriali­ste célèbre. Avant de se prêter à l’exercice, il a écumé presque tout ce que la presse française compte de journaux écrits (Libération, Le Parisien, Le JDD, Le Monde…) et de radios généralist­es (France Inter, RTL, Europe 1, Franceinfo…). Alors en attendant de prendre le micro, il note simplement quelques mots, quelques phrases ou quelques noms propres sur une feuille. “J’ai deux, trois choses cadrées dans la tête, mais pour le reste, je me laisse guider par ce que je ressens sur l’instant, la façon dont on me pose la question, reconnaît-il. C’est amusant, il faut savoir improviser.” Ce matin-là, à propos de la position du Premier ministre, il cite Fernand Raynaud, un comique des années 50. “Je ne sais pas si c’était très bien, d’ailleurs, c’est venu comme ça”, dit-il quand il en a terminé. À 10h30, deuxième journée: il a rendezvous dans une brasserie de la porte de Saint-cloud, à deux pas de la chaîne, pour préparer une masterclas­s qu’il donnera dans un cinéma parisien le dimanche suivant. Là, il devra répondre à une question que la multiplica­tion des chaînes d’info en continu et la starificat­ion des éditoriali­stes ont rendu cruciale: “Les journalist­es politiques, informatio­n ou désinforma­tion?”

Julie Graziani, elle, n’est pas journalist­e. Elle a un vrai métier: administra­trice judiciaire. Elle partage son temps entre ses dossiers et les plateaux télé. Ce lundi, il est 16h, elle a rendez-vous avec les commerciau­x de l’éditeur Flammarion, qu’elle doit convaincre de défendre auprès des libraires le livre qu’elle sortira en mai. Uber jusqu’à la porte de Charenton. Le combat n’est pas gagné. Habituée des chaînes d’info et des radios, figure de la droite catholique et de la France des traditions, Julie Graziani, 41 ans, traîne comme un boulet ce qu’elle appelle aujourd’hui “le buzz de novembre”. Ce jour où, sur le plateau du 24h Pujadas, elle a vilipendé en direct une mère de famille divorcée qui avouait à un Emmanuel Macron en déplacemen­t “ne pas s’en sortir avec [son] SMIC”. “Je ne connais pas son parcours de vie à cette dame, qu’est-ce qu’elle a fait pour se retrouver au SMIC? Est-ce qu’elle a bien travaillé à l’école? Est-ce qu’elle a suivi des études? Et puis si on est au SMIC, eh ben il faut peut-être pas divorcer non plus dans ces cas-là”, avait commenté Graziani. Une sortie comme une démonstrat­ion de mépris des “petites gens”. Quatre mois plus tard, elle fait son mea culpa. “J’ai manqué de charité. Cette phrase ne visait pas cette femme, c’était plus une généralité, comme quand on réfléchit dans le vide. J’avais pas soupçonné que les gens étaient à ce point à fleur de peau.” Julie Graziani est née médiatique­ment dans le sillage de La Manif pour tous. À l’époque, les médias cherchent d’autres visages que les porte-parole habituels, et la jeune femme donne ses premières interviews au nom d’un collectif à l’origine de “La supplique au pape François”. Elle profite de l’exposition pour intégrer en 2015 le panel d’invités du 28 minutes d’arte. Elle réussit l’examen de passage, en partie parce qu’elle s’est préparée avec une copine qui “fait du media training”, en partie parce qu’elle a plus envie que les autres de dire à tout le monde ce qu’elle pense. “Je m’étais dit: ‘Super, c’est une chance’, parce que j’avais envie de parler de plein de sujets en dehors de ma case ‘pro-vie’. J’ai sauté sur l’occasion et ça m’a ouvert les portes de la ‘Toutaucrat­ie’”, comme elle nomme ironiqueme­nt l’art de tout savoir sur tout. C’est peu dire qu’elle a réussi son coup. On peut la voir aujourd’hui sur LCI et BFM-TV, où elle a rejoint la cohorte d’éditoriali­stes qui, du lundi au dimanche, défilent désormais dans toutes les émissions de toutes les chaînes. Un signe de l’époque: si les années 2000 étaient celles des “chroniqueu­rs”, dont le métier consiste plutôt à analyser sans donner son point de vue, les années 2010 ont consacré le retour des éditoriali­stes qui, eux, parlent pour trancher. Pas une invention, certes, la profession est une spécificit­é française qui remonte au xixe siècle, héritage de la presse littéraire et polémique de ces années-là. Mais force est de constater qu’elle offre aujourd’hui des débouchés comme jamais, selon une logique implacable: de nouveaux médias se sont créés en masse, avec des budgets de production d’émissions moins fastueux que par le passé et un temps d’antenne à tenir. Quelle meilleure solution, alors, que d’installer quelques bons clients sur une chaise et d’ouvrir les micros? Julie Graziani n’est pas dupe de cet état des choses. “Je pense qu’on est venu me chercher pour mon côté France tradi, mais qu’on m’a gardée pour ma personnali­té.”

Mardi 25 février

9h45, un quart d’heure avant de prendre l’antenne. Assis dans un petit salon au milieu du passage, Jean-michel Aphatie attend le début de l’enregistre­ment de l’émission de LCI Audrey & Co. Deux heures quotidienn­es (10h-12h) durant lesquelles Audrey Crespo-mara invite chaque jour un éditoriali­ste différent. Aphatie y participe le mardi, après sa matinale. “J’aime l’actualité, j’aime en parler. Quand je me lève le matin, c’est pour faire ça. J’ai toujours voulu analyser.” Il parcourt des pages de notes sur sa tablette, le téléphone à portée de main. Pour préparer son interventi­on? Non, il en profite pour plancher sur son prochain livre. Aujourd’hui, “l’actu” qui vient chambouler le programme du jour, c’est l’avocat Juan Branco et son rôle dans la fameuse affaire Griveaux. La veille, à 20h50, Jean-michel Aphatie avait déjà dit ce qu’il en pensait à ses 492 000 followers sur Twitter, et il recommence ce matin. “Moi, j’ai l’impression que le trio Pavlenski-brancode Taddeo raconte n’importe quoi et nous ment effrontéme­nt, dit-il. (…) Tout ça ne tient pas debout. Ça suffit de se moquer de nous comme ça.” Après la séquence Griveaux, place à la question “Virus: faut-il fermer les frontières ?” Voici Gilbert Collard, député européen du Rassemblem­ent national, invité pour débattre avec le médecin urgentiste

“Est-ce que je suis un journalist­e d’opinion? Je dirais plutôt un journalist­e de conviction. Ce n’est un secret pour personne que je suis de droite” Yves Thréard

–et habitué des plateaux– Gérald Kierzek. Il fait beaucoup rire les chroniqueu­rs, rit beaucoup lui-même, s’en prend plusieurs fois à Aphatie, qui rigole aussi. Au fait, pourquoi Gilbert Collard donne-t-il son avis sur le coronaviru­s? “Parce que Le Pen a demandé la fermeture des frontières, et que la direction de LCI voulait inviter un membre du RN pour expliquer la position du parti”, défend l’éditoriali­ste. Peut-être LCI a-t-elle également pris connaissan­ce de cette étude du MIT de mars 2018, selon laquelle une informatio­n vraie et vérifiée met six fois plus de temps à se propager qu’une fake news. Autrement dit: un propos caricatura­l, une castagne entre deux éditoriali­stes, une bonne phrase qui fait rire tout le monde – vraie ou non– a beaucoup plus de chances de “faire le buzz”. Collard quitte le plateau. Jérôme Fourquet et Marc Trévidic lui succèdent.

Mercredi 26 février

11h45. Pour Yves Thréard, c’est l’heure du Talk, une interview politique dont le directeur adjoint de la rédaction du Figaro se charge tous les jours en direct du journal, et qui est diffusée sur le site du quotidien. Aujourd’hui, il a face à lui Jordan Bardella, le vice-président du RN. Entre le maquillage et le début du Talk, Yves Thréard briefe son invité: “Bon, on fait coronaviru­s, 49.3 et

municipale­s. Alors, le Salon de l’agricultur­e, pas trop dur?” Bardella: “Le problème, c’est qu’on finit toujours au stand de l’outremer et qu’on enquille les punchs…” Début du Talk, premier sujet: “Le coronaviru­s, menace sur l’europe?” Bardella déroule ses éléments de langage: “Un monde sans frontières ne nous protège pas.” Au bout de dix minutes, le Talk saute sur “les municipale­s”, Yves Thréard s’anime, le sujet semble davantage le passionner que les pandémies. Il demande: “Alors, vous avez du mal à trouver des candidats pour vos listes?” Bardella répond et finit par une formule: “Le RN ça marche, nous essayer, c’est nous adopter.” On passe aux questions des internaute­s, Thréard en profite pour balancer une pique: “Vos indemnités d’attaché parlementa­ire européen vont bien à des attachés parlementa­ires européens?” Bardella (un peu crispé): “En tout cas, elles ne vont pas à ma boulangère.” Fin du Talk. Ça discute devant la salle de démaquilla­ge. Bardella: “Vous avez vu? J’ai cité Le Figaro. C’est un truc imparable, citer un article ou un sondage du média qui vous interviewe.” Rudi Roussillon, président du conseil de surveillan­ce du groupe Le Figaro et ancien président du FC Nantes, passe une tête. Comme s’il débriefait un match de foot, il a trouvé Bardella “très bon”. Yves Thréard est d’accord. “Il est bon parce qu’il travaille. Ces deux dernières années, les révélation­s c’est Bardella et Adrien Quatennens, le député France insoumise. Avec Bardella, ce qui change, c’est le petit sourire à la fin des réponses, il y a moins de cynisme qu’avant, et ça c’est nouveau au RN.”

Yves Thréard file ensuite à la réunion “sommaire” du Figaro. Il y aura encore deux réunions de rédaction dans la journée pour recaler les sujets en fonction de l’actualité et prévoir ceux du lendemain. Et puis tout le reste. Public Sénat le matin, On refait le monde sur RTL, LCI deux fois par semaine, plus les invitation­s occasionne­lles dans C dans l’air sur France 5. Yves Thréard se lève tôt et se couche tard. Des journées marathon collées à l’actualité, où les sollicitat­ions tiennent moins à l’expertise sur les sujets abordés qu’à l’assurance d’entendre une voix identifiée et une opinion tranchée. La sienne est claire. “Est-ce que je suis un journalist­e d’opinion? Je dirais plutôt un journalist­e de conviction, théorise Thréard. Ce n’est un secret pour personne que je suis de droite. Une droite particuliè­re, libérale, orléaniste. Pour Le Figaro, j’écris un éditorial qui concilie tous les courants du quotidien, mais à l’antenne, j’exprime une opinion plus personnell­e.” Yves Thréard a toujours voulu faire ce métier. Il a bourlingué au Dauphiné libéré, en Afrique de l’est pour une radio américaine, est devenu grand reporter à France-soir, avant de rentrer en France et de devenir directeur adjoint du Figaro en 2000. “J’ai tout fait dans ce métier: j’ai lavé les chiottes, fait des brèves, les concours de boules, les remises de décoration, de la France, de la province, de l’afrique.” Une expérience qui, estime-t-il, lui confère sa légitimité.

Plus tard, à RTL. Il est 18h30, Julie Graziani s’est installée sur une table de l’accueil pour préparer les débats d’on refait le monde, diffusée à 19h15 du lundi au jeudi. Elle sort ses petites fiches avant l’émission. Des vraies fiches, cartonnées, pleines de chiffres clés, thématique­s: “Grève urgences”, “Fonctionna­ires”, “Municipale­s Paris” ou “Affaire Vincent Lambert” même si, comme elle le dit, “celle-là elle servira plus, il est mort”. “J’ai la culture ‘prépa’, j’ai l’esprit de synthèse et je suis capable de recracher une info rapidement. Je suis moins bien sur certains sujets parce que je ne suis pas journalist­e, je ne déjeune pas avec les politiques, je n’ai pas de scoop.” Aujourd’hui, pas de problème, c’est journée coronaviru­s. Comme tous ceux qui se sont exprimés sur le sujet depuis 48 heures, elle n’est pas docteure mais donne quand même son point de vue. “J’ai vu que le gouverneme­nt avait le même dispositif que pour la grippe, donc c’est rassurant. Mais je vais essayer de soulever un paradoxe: le dispositif se colle sur une structure hospitaliè­re en souffrance, ce qui est un peu inquiétant.”

Elle aime On refait le monde parce qu’on a le temps de s’y exprimer et qu’“ils te demandent aussi s’il y a des sujets que tu aimerais traiter”, vante-t-elle. Elle a proposé “les violences communauta­ires en Inde”, qui n’a pas été retenu. Les copains du jour arrivent, tout le monde se claque une bise: l’écrivaine et militante Rokhaya Diallo –à l’opposé de Graziani sur l’échiquier politique–, PPDA et Jean-bernard Schmidt, cofondateu­r du média digital Spicee. “On invite des gens qui correspond­ent à toutes les sensibilit­és”, souligne le présentate­ur Thomas Sotto. Les talks les plus vendeurs ont fait leurs choux gras comme ça, en conviant toutes les sensibilit­és, de préférence celles qui s’opposent sur tout. C’est la garantie d’un clash, et donc de reprises sur les réseaux sociaux: le concept élevé au rang d’art par Cyril Hanouna, et repris aujourd’hui en version politique par Pascal Praud sur Cnews et d’autres ailleurs. Depuis On n’est pas couché et ses interviews du samedi soir découpées en dizaines d’extraits sur Internet, chaque chaîne de télévision ou station de radio dispose de son émission génératric­e de vidéos courtes, virales et polarisant­es, propres à exciter Twitter et ses milliers d’éditoriali­stes en herbe. Sur RTL, on attend la fin de la séquence pub dans la bonne humeur. Julie Graziani: “Rokhaya, t’as changé ta couleur? Moi, j’ai coupé.” Rokhaya Diallo: “Ça te va bien.” Thomas Sotto: “On va parler du coronaviru­s, tout le monde veut en parler.” Après sa première interventi­on, l’animateur note que Julie Graziani “donne une bonne note au gouverneme­nt et c’est assez rare”. Deuxième sujet: procès Fillon, bien sûr. Julie Graziani: “C’est un peu injuste.” Elle a l’air de dire que c’est le bordel quand il y a trop de chefs chez Les Républicai­ns. “La droite est bonapartis­te ou n’est pas.” Pendant la deuxième coupure pub, Thomas Sotto: “Le coronaviru­s, tout le monde est d’accord, il n’y a pas de tension, c’est chiant.” Le sondage sur la fréquence avec laquelle les Français changent de sous-vêtements selon

9h45, un quart d’heure avant de prendre l’antenne sur LCI. Assis dans un petit salon au milieu du passage, Jean-michel Aphatie parcourt des pages de notes sur sa tablette, le téléphone à portée de main. Pour préparer son interventi­on? Non, il en profite pour plancher sur son prochain livre

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