Society (France)

TIGRE DE TASMANIE

Comme le dodo ou le tigre de Java, le tigre de Tasmanie, ou thylacine, fait partie des espèces animales disparues, victimes des hommes et de leur folie. Sauf que: est‑il vraiment éteint? Plus d’un ont perdu la tête en partant à sa recherche.

- PAR ARTHUR JEANNE, EN TASMANIE

VIRÉE EN AUSTRALIE À LA RECHERCHE DE L’ANIMAL DISPARU

Sur Elizabeth Street, les terraced houses de style victorien s’enchaînent, tout comme les fish and chips et les restaurant­s indiens aux portes déjà closes à 21h. Les unes des tabloïds évoquent un important match de cricket et font leurs choux gras du renoncemen­t d’harry et Meghan à leurs titres royaux, tandis que le ciel oscille entre une pluie fine et quelques rares recoins bleus. Le mercure dépasse à peine les dix degrés. La moquette recouvre le sol des pubs. Sur Elizabeth Street, en somme, rien n’indique aux visiteurs qu’ils ne se trouvent pas en Angleterre, mais à Hobart, capitale de l’état de Tasmanie, Australie. Rien, sauf ce drôle d’animal qui s’affiche partout, dans les boutiques de souvenirs, sur les bus municipaux, les plaques d’immatricul­ation et même sur les armoiries officielle­s de la région. La bête en question –un tiers tigre, un tiers chien, un tiers hyène– se nomme le thylacine, ou tigre de Tasmanie. Cet animal unique, endémique de l’île dont il porte le nom, est en général décrit comme un marsupial avec une gueule de gros chien, capable d’ouvrir sa mâchoire plus amplement que n’importe quelle espèce ; comme une bête au corps semblable à celui d’un loup, mais avec une manière de se mouvoir et de chasser proche de celle d’un puma ; et comme un superpréda­teur de la faune océanienne. On le reconnaît également à ses rayures noires, posées sur un dos de couleur fauve. Son autre particular­ité: le tigre de Tasmanie est invisible depuis maintenant plus de 80 ans. Au point qu’il est considéré comme disparu à tout jamais.

Sur la route du palais gouverneme­ntal, où il loge, David Owen marque l’arrêt dans les faubourgs d’hobart. Le secrétaire officiel du gouverneur de Tasmanie indique un grillage, et derrière le grillage, une prairie. C’est ici, dans ce qui fut un jour le zoo municipal, qu’est officielle­ment mort le dernier thylacine. C’était le 7 septembre 1936, il s’appelait Benjamin et selon la légende, largement acceptée par les gens d’ici, son gardien aurait omis d’ouvrir la porte de son abri par une froide nuit d’hiver. En plus de ses fonctions protocolai­res, David Owen est aussi l’auteur du livre Thylacine: The Tragic Tale of the Tasmanian Tiger. Autant dire qu’il connaît par coeur le destin de la bête. “Le thylacine n’a jamais été un animal très commun ici: il y en avait peut-être 6 000 ou 7 000 vers le milieu du siècle”, récite‑t‑il ainsi. Que s’est‑il passé pour qu’ils disparaiss­ent tous? Un genre de crime d’état, selon Owen: “Vers la fin du siècle, un groupe de politicien­s de la côte est de l’île, un lobby de fermiers, a constitué une société d’exterminat­ion des tigres et des aigles au prétexte que ces animaux s’en prenaient à leurs moutons.” De l’avis des spécialist­es, ces attaques étaient pourtant imputables aux chiens errants davantage qu’aux thylacines, mais qu’importe, les fermiers parviennen­t alors à imposer au Parlement tasmanien leur agenda, celui de l’éliminatio­n systématiq­ue du tigre, désormais considéré comme un vulgaire nuisible. “Et c’est ainsi qu’en 1888, une récompense d’une livre par tête a été décidée, complète le naturalist­e David Pemberton, lui aussi grand connaisseu­r de l’animal. Ça s’est joué à une voix près. Ce n’est qu’une suppositio­n, mais si ça avait tourné différemme­nt, le thylacine serait sans doute encore là.” Après le vote, les chasseurs de primes quittent les villes pour le bush, guettent l’animal depuis des huttes dans les épaisses forêts d’eucalyptus, le traquent, posent des pièges, le massacrent. Entre 1888 et 1909, 2 184 récompense­s sont officielle­ment versées en échange d’animaux abattus. La plupart des spécialist­es estiment néanmoins aujourd’hui que le nombre de victimes serait plus proche de 4 000. Or, “c’est comme si dans un petit pays d’afrique, on tuait 4 000 lions, il n’y en aurait tout simplement plus”, lâche, depuis son bureau du départemen­t de biologie de l’université de Nouvelle‑galles du Sud, le paléontolo­gue Mike Archer. Ironie de l’histoire, le thylacine devient officielle­ment “protégé” par le gouverneme­nt deux mois avant la mort de Benjamin, le dernier spécimen. Trop tard.

Nez à nez sous une pluie battante

Que reste‑t‑il aujourd’hui du tigre de Tasmanie? Une vidéo de 62 secondes en noir et blanc, montrant l’animal tournant comme un lion en cage dans son enclos ; un spécimen empaillé dans une salle du Tasmanian Museum and Art Gallery ; et un doute tenace qui hante les habitants du coin: le tigre a‑t‑il réellement disparu? Depuis 1936 et la mort de Benjamin, le Tassie tiger a été signalé à plusieurs milliers de reprises et des centaines de personnes ont organisé des expédition­s pour le retrouver. Parmi celles‑ci, Bob Brown, l’un des fondateurs du parti écologiste australien. Quand il arrive de Sydney à Launceston, dans le Nord de l’île, au début des années 70, l’homme, alors jeune docteur, se lie d’amitié avec des gens du cru. S’il se déclare sceptique, la rumeur le fascine suffisamme­nt pour qu’il se lance, avec deux autres hommes, Jeremy Griffiths et James Malley, dans la majestueus­e région de Tarkine, au nord‑ouest de la Tasmanie. Dans ce territoire encore en partie vierge, fait de rivières aux eaux incroyable­ment pures et de forêts de pluie, les fougères atteignent souvent dix mètres de hauteur, tandis que les eucalyptus et les

“En 1888, une récompense d’une livre par tête de tigre a été décidée. Ça s’est joué à une voix. Si ça avait tourné différemme­nt, le thylacine serait sans doute encore là” David Pemberton, naturalist­e

myrtes géantes forment une forêt quasiment impénétrab­le. Selon eux, si le thylacine a trouvé refuge quelque part, c’est ici. Pourtant, en dépit des encouragem­ents de Brigitte Bardot en personne, malgré les leurres posés et les journées entières passées à éplucher tous les rapports de signalemen­t de l’animal, Brown et ses amis font chou blanc. “Plus je travaillai­s sur ce sujet, plus cela me conduisait vers la même inévitable et décevante vérité. J’ai vu beaucoup de wombats, de diables, de wallabys, mais pas de tigre”, remet Bob Brown. Un jour, des villageois l’appellent: ils ont piégé un tigre qui dévorait leurs moutons. Quand Brown arrive, la bête enfermée dans une cage est en réalité un berger allemand. “Aujourd’hui, j’ai la certitude que cet animal est éteint”, conclut‑il, fataliste.

Mais tous ne sont pas de cet avis. En 1982, Hans Naarding parvient à la conclusion inverse. Une nuit, alors qu’il est en mission d’observatio­n dans le bush, ce ranger du National Parks and

Wildlife Service a l’impression qu’un animal rôde autour de son Land Rover. Il sort avec une lampe de poche sous la pluie battante et se retrouve nez à nez, pendant trois longues minutes, avec un thylacine. C’est en tout cas ce qu’il raconte ensuite à qui veut bien l’entendre. “Selon sa taille et les rayures que j’ai comptées, c’est un mâle en bonne santé”, expose‑t‑il même dans son rapport. Naarding explique aussi qu’il n’a pas eu le temps de le photograph­ier, son appareil étant au fond de son sac de couchage. Qu’importe, son témoignage est suffisant pour que la Tasmanie décide de relancer officielle­ment la recherche du tigre et nomme le biologiste Nick Mooney responsabl­e de l’opération. Mooney est ce que l’on appelle un cartésien, il n’est donc pas convaincu à 100% par le signalemen­t de Naarding, pour la simple et bonne raison que le ranger “était seul quand il a vu l’animal”. Mais malgré ses propres doutes, et puisque c’est sa mission, il se lance lui aussi dans le bush. Trente ans plus tard, il pile au beau milieu de la route et descend de son pick‑ up. Quelques instants après, il revient avec un wallaby mort, qu’il tient par la queue: “C’est pour nourrir mes diables”, lance‑t‑il, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, avant de reprendre sa route.

En Tasmanie, il est rare de ne pas connaître quelqu’un, ou quelqu’un qui connaît quelqu’un, qui a vu “quelque chose”. Comme par exemple des kangourous décapités par de mystérieus­es créatures qui leur ont dévoré uniquement les poumons, ou des rayures aperçues de loin, dans l’inextricab­le bush. Dans les années 80 et 90, le travail de Nick consiste donc à tendre l’oreille, à recevoir dans son bureau les gens qui disent avoir vu quelque chose, et parfois à arpenter le bush avec eux. Une tâche titanesque qui lui donne l’occasion de rencontrer pas mal d’individus sérieuseme­nt dérangés. Un jour, alors qu’il est dans son bureau, il voit ainsi arriver un homme qui s’est confection­né des chaussures avec des wallabys morts “pour ne pas laisser d’empreintes ni d’odeur de caoutchouc dans le bush”. Parfois, on lui présente aussi des photos floues, où l’on ne distingue absolument rien, si ce n’est un détail minuscule et insignifia­nt considéré comme “une preuve irréfutabl­e”. Plus inquiétant encore, le multimilli­onnaire Ned Terry, auteur de livres autoédités sur le tigre, se met à poser des pièges partout, dans l’espoir d’en débusquer un. Nick Mooney le convoque. “Cela arrivait souvent que ses pièges tuent des diables ou des dasyures. Je lui ai dit: ‘Tu vas ressentir quoi, Ned, le jour où tu vas choper un thylacine mort?’ Il m’a répondu avec de la folie dans les yeux: ‘Au moins, je l’aurai trouvé!’” Dès qu’il sort faire le plein d’essence ou ses courses, Nick Mooney est interpellé par les autochtone­s. La question qu’on lui pose est

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Photos prises par Harry Burrell et publiées en 1921 par le Australian Museum.
Photos prises par Harry Burrell et publiées en 1921 par le Australian Museum.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France