20% DES FRANÇAIS SOUFFRENT DU
SYNDROME DE L’IMPOSTEUR
ET VOUS?
Vous êtes persuadé(e) de voler votre salaire, de ne pas être à la hauteur, de piquer sa place à une personne forcément plus capable? Même quand on vous complimente, vous savez au fond de vous que tout cela sonne faux et que votre incompétence éclatera bientôt au grand jour? Vous souffrez sans doute du syndrome de l’imposteur et, visiblement, vous n’êtes pas seul(e). Et s’il était là, le vrai mal de l’époque?
L’homme est paraît-il un être de chair, d’os et de doutes. Une petite chose fragile, prête à trouver les clés de son apaisement au rayon développement personnel ou à raconter ses fêlures dans un podcast “intimiste”. Il n’y a plus de honte à douter et à l’exprimer. Même si vous êtes beau(lle), riche et célèbre, vous pouvez très bien confesser à quel point cette jolie façade cache une ruine. “Certains matins, je me lève en me sentant comme une fraude qui ne devrait pas être là où elle est”, avoue ainsi Sheryl Sandberg, pourtant numéro deux de Facebook. “Je pense que je n’ai pas de talent. Pas du tout. Quand je lis un scénario, je pense souvent: ‘Ce serait cool si un autre acteur le faisait’”, s’apitoie Robert Pattinson, malgré son nouveau statut d’icône du cinéma indépendant. Emma Watson, elle, est persuadée qu’un jour “tout le monde verra qu’[elle est] une imposture et qu’[elle] ne mérite pas ce qui [lui] arrive”. Et ce n’est pas son diplôme de littérature anglaise décroché dans la prestigieuse université américaine Brown qui va rassurer l’actrice. Après tout, même le cerveau le plus brillant du siècle dernier craignait de n’être qu’une arnaque. “L’estime exagérée dans laquelle on tient mon travail me met très mal à l’aise, disait Albert Einstein. Il me semble parfois être un escroc malgré moi.” Sans le savoir, le père de la théorie de la relativité cachait au fond de lui un beau “syndrome de l’imposteur”.
Quelques années après Einstein, mais quelques-unes avant Emma Watson, c’est à l’université d’oberlin, dans l’ohio, connue pour être la première fac américaine à avoir admis des femmes, que l’expression est apparue. Les années 70 battent leur plein quand Pauline Rose Clance, professeure de psychologie, remarque chez ses élèves cette même petite voix intérieure qui lui murmure depuis des années: “Tu ne mérites pas ta place, un jour la vérité éclatera.” Les jeunes filles à qui elle enseigne lui confient leur crainte qu’on les démasque et les renvoie de l’université, malgré leur dossier impeccable et leurs bonnes notes. Avec sa consoeur Suzanne Imes, Clance questionne alors 150 autres femmes actives de tous âges, pour ce qui deviendra un article universitaire publié en 1978: “The Impostor Phenomenon in High Achieving Women: Dynamics and Therapeutic Intervention”. Clance et
Imes ont toujours préféré les termes de “phénomène” ou d’“expérience” à celui de “syndrome”, renvoyant au domaine clinique. À l’époque, les deux psychologues supposent ce phénomène réservé aux femmes. Pourtant, vite, des hommes viennent aborder Clance après ses conférences pour lui dire souffrir du même complexe. Et dans les années 80, la chercheuse élargit le phénomène de l’imposteur au sexe supposé fort. Phénomène, expérience ou syndrome, “l’imposteur” mettra quelques décennies à traverser l’atlantique. En 2008, Kevin Chassangre étudie la psychologie à Toulouse-jean-jaurès et cherche un sujet pour son master quand il tombe sur un article en anglais décrivant les travaux de Clance et Imes. Soudain, tout s’éclaire. “J’ai découvert que j’avais ce syndrome sans le savoir. Cet article a mis des mots sur quelque chose de très profond chez moi”, raconte celui qui écrira bientôt une thèse et un livre sur le sujet. Dans son cas, l’histoire est celle d’un premier de la classe –un intello dans une famille qui valorise le sens pratique dont il croit manquer–, qui considère ses efforts comme démesurés comparés à ceux des autres. Devenu spécialiste du sujet, le psychologue distingue aujourd’hui un comportement commun à toutes les personnes “atteintes”: l’auto-sabotage. L’imposteur(se) se donne en effet beaucoup de mal, dans la vie de tous les jours, pour se prouver qu’il (elle) en est bien un(e), et met alors en place un cercle vicieux. “Deux stratégies de travail sont souvent adoptées: la procrastination ou le travail frénétique, qui alimentent dans les deux cas le sentiment d’imposture en situation de réussite, expose-t-il. Dans le premier cas, la personne se dit qu’elle y est arrivée par chance. Dans le second cas, elle pense qu’elle a dû en faire beaucoup parce qu’elle n’a pas les compétences.” Dans le jargon anglo-saxon, on parle d’underdoing –en faire le moins possible devient une manière de justifier un échec futur– et d’overdoing –l’excès de travail vise à compenser le manque perçu de compétences et la peur d’être démasqué(e). Les deux stratégies mènent au même point: le malheur.
20% de “malades”
Quand Claire Le Men, 29 ans aujourd’hui, a obtenu son bac avec 18 de moyenne, elle s’est dit: “Normal, j’ai juste beaucoup travaillé.” À l’inverse, les autres élèves avec une mention très bien étaient, pour elle, “forcément des génies”. Et puis, Claire est la fille d’un polytechnicien et d’une normalienne: sa réussite scolaire va forcément de soi. Classique: complimentez un(e) “imposteur(se)”, il (elle) vous répondra qu’il (elle) n’a aucun mérite et attribuera ses réussites à des facteurs extérieurs. Dans L’UMD (unité pour malades difficiles) où elle effectue son internat en psychiatrie et où certains patients sont persuadés d’être la réincarnation de Napoléon, le complexe d’imposteur de Claire Le Men explose. La jeune femme est incapable de se considérer comme “médecin”, titre pourtant inscrit sur son badge. “Avec cette blouse blanche, je n’étais plus Claire, mais le docteur Le Men, alors qu’on devient officiellement docteur(e) après avoir présenté sa thèse, c’était donc comme un déguisement, explique-t-elle. Et puis, on est face à un public, des patients. Ça n’a rien arrangé.” Claire Le Men, qui dessine depuis l’âge de 8 ans, décide de raconter son expérience en BD. Son titre? Le Syndrome de l’imposteur, parcours d’une interne en psychiatrie. Elle y met en scène son alter ego Lucile Lapierre, jeune interne en proie à un sentiment maladif d’illégitimité. Dans une séquence, elle est prise de panique au moment de prescrire du… Doliprane à un malade. L’auteure avoue avoir à peine forcé le trait. “Quand on est interne, il n’y a pas grandchose à prescrire en dehors des somnifères et des anxiolytiques, raconte-t-elle. Tu as beau connaître tout ça par coeur, comme tu n’as personne derrière pour relire ta prescription, tu remets en cause tes connaissances. Alors je vérifiais tout, je relisais mes carnets de cours, j’appelais d’autres internes. J’avais peur de merder, parce que là, j’étais dans la vraie vie.” Aujourd’hui, Claire Le Men s’amuse d’être devenue une spécialiste de ce maudit syndrome. “Je reçois des messages de lecteurs qui se reconnaissent dans le personnage. J’ai l’impression que ça parle à beaucoup de gens.”
Peut-être parce qu’il s’agit d’un sentiment enfoui au plus profond de l’être humain. La neuroscientifique américaine à succès Tara Swart l’aurait même identifié chez l’homme des cavernes. Avec le début de la vie en communauté serait apparu, selon elle, la peur d’être rejeté(e) par le groupe. Logique: celui ou celle qui, exclu(e), devait quitter la caverne, risquait de se faire dévorer par le premier prédateur venu. Mais le paléolithique étant avare en recherche universitaire, les premières études chiffrées datent plutôt de la fin du xxe siècle. “On se base souvent sur une étude américaine pour dire que 70% des gens seraient touchés par le syndrome de l’imposteur, alors que ce chiffre correspond à la proportion de personnes amenées à douter de leur légitimité une fois dans leur vie, pose Kevin Chassangre. Le vrai chiffre de cette étude est de 20%.” Suffisant néanmoins pour voir une offre pléthorique envahir le Web, entre articles, blogs et tutoriels vidéo promettant de “surmonter” ce mal en cinq, dix ou quinze conseils. Très souvent, ceux-ci, forcément de bon sens (dressez une liste de vos accomplissements, évitez la comparaison, remplacez vos vieux automatismes…) sont offerts par des personnes elles-mêmes concernées par le problème et l’ayant surmonté ou du moins ayant appris à cohabiter avec. Axelle Tessandier, déléguée nationale d’en marche! pendant la campagne présidentielle d’emmanuel Macron, fait partie de ces “bonnes conseillères”: elle vient d’écrire un livre sur le sujet, La Révolution silencieuse, de la connaissance de soi à l’engagement. À 38 ans, la jeune femme affiche le CV typique de l’entrepreneuse dans le numérique, avec passage obligé par Palo Alto. Mais quand elle a découvert l’existence du syndrome lors de ses années dans la Silicon
“L’estime exagérée dans laquelle on tient mon travail me met parfois très mal à l’aise. Il me semble parfois être un escroc malgré moi” Albert Einstein
Valley, explique-t-elle, elle a eu comme une révélation: “Mais c’est moi, en fait!” Selon elle, il y aurait quelque chose de générationnel dans le nombre croissant de personnes qui se sentent concernées par le phénomène. Cette tendance trouverait en effet sa racine dans le besoin impérieux des millennials d’être rassurés en permanence. “Je fais partie de la ‘génération feed-back’, avance-t-elle. On a pris l’habitude de recevoir des retours immédiats. On aime bien quelqu’un, on envoie un SMS et on flippe si on n’a pas de réponse ; sur les réseaux, on regarde nos likes. Il y a une sorte de dépendance à l’opinion des autres pour se sentir rassuré(e). Alors on attend la même chose au travail.” Ces enfants de la crise, pour lesquels les Trente Glorieuses ne sont qu’un vague chapitre mythique du programme d’histoire, seraient donc des oisillons tombés du nid, incapables de s’assumer? Axelle Tessandier enfile sa robe d’avocate: “Quand on me dit qu’on est une génération pourrie gâtée, ça m’énerve. On est la génération du chômage, des stages et des CDD qui s’enchaînent. Même quand on est né(e) du bon côté de la barrière, comme moi. J’ai donné des conférences à Sciences Po à des élèves complètement flippés par leur avenir alors qu’ils sont censés être l’élite de demain.” C’est, dit-elle, pour aider ces enfants perdus qu’elle développe, dans son livre, sa vision d’un mode d’organisation du travail plus “bienveillant”. “J’ai conscience que c’est devenu le mot Bisounours, assume-t-elle. Mais à un moment, ça m’a donné du courage de voir des regards bienveillants se poser sur moi. On en a besoin, et les entreprises, notamment en France, commencent à peine à le comprendre.”
La pression Linkedin
C’est, pour l’instant, l’angle mort de la majorité des études et des livres sur le phénomène: le rapport entre le syndrome de l’imposteur, sa progression, et la mise en concurrence des individus dans un marché de l’emploi sous tension. Kevin Chassangre en est pourtant persuadé, “il y a une notion d’exigence personnelle dans le syndrome de l’imposteur qui est renforcée par le fait qu’on évolue dans des environnements professionnels qui encouragent et valorisent la performance”. Autrement dit: perfectionniste par définition, “l’imposteur(se)” est condamné(e) à se sentir dépassé(e), presque obsolète, face à l’injonction permanente à s’adapter à un monde où, paraît-il, la moitié des métiers de demain n’existent pas encore. Coach en entreprise, Patrice Fornalik conseille régulièrement des employés, managers ou travailleurs indépendants qui se sentent “dépassés”. Une phrase lui revient souvent aux oreilles: “C’est pas facile, avec tout ce qu’on nous demande en plus.” Il décrypte: “C’est vrai qu’on exige aujourd’hui des salariés une large connaissance de base, mais aussi plusieurs domaines d’expertise.” Un tour sur Linkedin suffit à s’en rendre compte. “Quand on compare les annonces de travail à celles d’il y a dix ans, on voit que le nombre de compétences requises a explosé. Si les postes sont pourvus, c’est qu’en face, le candidat a coché ‘oui’ pour toutes les cases. Mais comment va-t-il se sentir par la suite s’il a dû bluffer pour obtenir le poste?” Parce que les CV des autres sont désormais disponibles sur Internet, se met en outre en place un cercle vicieux: “je” vois les compétences qu’ils ont (ou prétendent avoir) ; “je” me compare plus facilement à eux ; et “je” complexe. Un mécanisme également renforcé par la tertiarisation, selon Fornalik: “Un compagnon du devoir formé pendant dix ans à travailler le fer forgé avait moins ce sentiment d’imposture. Son savoir-faire était réel et bien précis. Aujourd’hui, il y a cette croyance qu’on peut passer d’un métier à un autre en trois mois, en s’autoformant.”
Vincent est précisément dans ce cas de figure. À 30 ans, il se dit bien incapable de travailler le métal brûlant. D’ailleurs, il avoue qu’on “ne sait pas faire grand-chose de concret quand on sort d’une école d’ingénieur”. Diplômé D’HEI Lille, il a monté une entreprise à la jonction entre le numérique et l’aide à la personne, qui l’a mené à diriger douze employés et lui a permis d’acquérir une certaine reconnaissance dans son domaine. Ça aurait pu le ravir. Ça l’a mortifié. “J’ai eu assez vite des retombées médiatiques, retrace-t-il. Et par conséquent, je me suis retrouvé à parler dans des conférences devant une centaine de personnes alors qu’on avait lancé le projet depuis un mois seulement. On me mettait en avant comme si j’étais un expert, alors que je n’ai aucune légitimité par rapport à d’autres.” Ce sentiment de jurer sur la photo culmine lors d’une journée à Berlin où il est invité à détailler la nature de son projet à Barack Obama. “Dans le cadre de sa fondation, il rencontrait des young global leaders en Europe et je me suis retrouvé là-bas, reprend-il. C’était le hold-up du siècle. Quand je repense à des collègues bien plus brillants qui dirigent des laboratoires de recherche mais dont personne ne parle...” D’autant que Vincent traîne encore aujourd’hui au fond de lui l’image de l’élève moyen qu’il pense avoir été. Difficile de ne pas se comparer à d’autres quand des anciens de Centrale ou Polytechnique gravitent autour de vous. “Quand je donne le nom de mon école, en général, ceux-là me répondent: ‘Ce n’est qu’un diplôme, tu es ingénieur comme nous.’ Mais bien sûr, je vais te croire…” Comment sortir du cercle vicieux? Dix ans après avoir décidé d’y dédier ses travaux, Kevin Chassangre est hélas au regret de l’annoncer: on ne peut pas. “On ne se débarrasse jamais de son complexe d’imposture, dit-il. On essaie juste d’atténuer les mauvais côtés.” Et au pire, reste cette certitude: les autres aussi sont fragiles.
Lire: Cessez de vous déprécier! Se libérer du syndrome de l’imposteur, de Kevin Chassangre et Stacey Callahan (Dunod), Le Syndrome de l’imposteur, parcours d’une interne en psychiatrie, de Claire Le Men (La Découverte), La Révolution silencieuse, de la connaissance de soi à l’engagement, d’axelle Tessandier (Marabout)
“Deux stratégies de travail sont souvent adoptées: la procrastination ou le travail frénétique, qui alimentent dans les deux cas le sentiment d’imposture en situation de réussite”
Kevin Chassangre, psychologue