Etgar Keret
Puisque le monde est de plus en plus absurde, autant écrire des livres de plus en plus absurdes. Tel est le postulat de base d’etgar Keret, héritier de Kafka. Qui donne donc une interview absurde.
Le Guardian en parle comme d’un “Kafka réincarné en écrivain humoristique à Tel-aviv”. Un statut que l’écrivain israélien Etgar Keret assume dans Incident au fond de
la galaxie, son nouveau recueil de nouvelles, et L’agent immobilier, la série coécrite pour Arte avec Shira Geffen, sa femme. Et ici, en interview.
Dans votre nouveau livre, on a l’impression que face à l’absurdité du monde, il n’a jamais été aussi fondamental d’avoir un chez soi. Pourquoi? Les gens vivent dans un monde qui semble avoir de moins en moins de sens. Et nos politiciens n’ont plus aucune barrière, aucune honte. On dirait que la réalité s’est fondue dans la télé-réalité. L’actualité, maintenant, ce n’est plus ce que font les politiciens, mais ce qu’ils disent. Par conséquent, les leaders ne sont plus censés réparer notre monde, mais le divertir en répétant les mêmes salades en boucle. Un jour, mon fils m’a demandé ce qu’était une pussy. Je lui ai demandé où il avait entendu ce mot, il m’a montré Trump et m’a dit que ce gars avait dit qu’il fallait attraper les femmes par là. L’une des meilleures manières de tenir malgré tout ça me semble donc être de retrouver sa maison, sa famille, ses enfants, parce que c’est l’un des derniers espaces où l’on comprend encore quelque chose.
Vous êtes souvent qualifié de ‘roi de l’absurde’. En quoi est-ce une réponse à ce monde? En Israël, notre ministre de la Justice dit que parfois, on n’est pas obligé d’écouter le Parlement. Celle de la Culture, elle, dit ne jamais avoir lu Tchekhov, avant de préciser que sa principale influence était Julio Iglesias. Tout cela est absurde, et écrire de l’absurde est une façon d’être hypersensible à la réalité. Vous ressentez quelque chose que les autres perçoivent aussi, mais d’une façon si forte, si extrême, que c’en est parfois grotesque. Si j’écrivais aujourd’hui sur le coronavirus, par exemple, je le ferais sans doute sur une grippe transmissible par Whatsapp. Quand la réalité devient plus extrême, les histoires doivent forcément le devenir aussi.
Que pensez-vous de la situation politique en Israël, pour le moins confuse? Les élections opposent deux partis de droite. D’un côté, celui de Benyamin Netanyahou et son gouvernement, qui sont corrompus, menacés de procès, qui mentent ouvertement et pratiquent une politique de bouc émissaire permanent. Et de l’autre, la droite conservatrice, autrement dit ce qu’était le Likoud dans les années 70, avant
que n’arrive Netanyahou. Ils ne feraient pas forcément les choses de façon différente au pouvoir, mais au moins, ils essaient d’être représentés par quelqu’un de normal (Benny Gantz, ndlr). Mais globalement, l’idée que j’ai de ce que devrait être une démocratie est morte depuis longtemps.
Comment les choses pourraient-elles changer? J’espère qu’il s’agit d’un mouvement inversé, comme celui d’un pendule. En ce moment, on est dans une phase où des personnes comme Trump ou Netanyahou ressemblent aux leaders d’une nouvelle religion un peu étrange, avec ses supporters hard-core. Tout est question d’ego. Macron, par exemple, ce qu’il a à vendre, c’est son côté winner: il a travaillé à la banque, il a réussi à coucher avec sa prof, tout ça. Sauf que la personne pour qui on vote ne doit pas obligatoirement avoir mieux réussi que nous. Elle doit se montrer capable de coordonner les gens et de porter des idées. Heureusement qu’il y a encore des gens comme Bernie Sanders aux États-unis pour montrer que les idées sont plus grandes que ceux qui les portent.
Bernie Sanders vient d’ailleurs de déclarer: ‘Je suis très fier d’être juif, et ça ne m’empêche pas un instant de penser que Benyamin Netanyahu n’est qu’un épouvantable réactionnaire raciste.’ Je ressens la même chose. L’idée que les Juifs de la diaspora doivent forcément approuver tout ce que fait Israël est insupportable. La diaspora doit au contraire se montrer critique et exigeante. C’est sa responsabilité. Il faut pouvoir donner son avis sans avoir peur de passer pour un traître.
Vous avez passé beaucoup de temps à Paris l’an passé pour L’agent immobilier, la série que vous avez coécrite avec votre femme, Shira Geffen. Qu’en avez-vous pensé? Dans la série, j’ai un rôle de flic polonais. Je m’étais fait pousser une moustache un peu communiste. C’était la première fois que j’étais en France avec ce look. D’habitude, je ressemble plutôt à un écrivain perdu. Ça a changé pas mal de choses. Je me suis fait contrôler dans le TGV, les gens avaient un peu peur quand je demandais mon chemin… Un jour, je devais aller en postproduction, on m’a commandé un Uber depuis l’hôtel près de République, c’était un jour de manifestations des Gilets jaunes. Je suis sorti, j’ai vu une voiture sombre à l’arrêt et je suis monté. À l’intérieur, quatre hommes avec des masques de ski se sont mis à me hurler dessus, l’un m’a poussé dehors. Et d’un coup, ils sont sortis en courant vers le parc adjacent pour embarquer quelqu’un.
Dans cette série, on retrouve une fois de plus un poisson rouge, animal qui revient souvent dans vos oeuvres. Une explication? Depuis que je suis enfant, chaque fois que je vois un poisson dans un aquarium, j’ai l’impression qu’il me regarde et me dit: ‘Tu sais que je ne devrais pas être là-dedans, ma place est dans l’océan.’ C’est finalement très humain, cette idée qu’on pourrait être quelqu’un d’autre. – SIMON CAPELLI-WELTER
Lire: Incident au fond de la galaxie (L’olivier), le 19 mars Voir: L’agent immobilier, avec Mathieu Amalric et Eddy Mitchell, sur Arte ce printemps