Society (France)

Les deux frères

- PAR PIERRE BOISSON / PHOTOS: JUAN CARLOS POUR SOCIETY

Juan et Oscar Martinez d’aubuisson sont frères, salvadorie­ns, neveux d’un bourreau et fils d’une religieuse engagée dans la guérilla. Comme si ça ne suffisait pas, ce sont aussi les plus grands connaisseu­rs des gangs qui ravagent l’amérique centrale. Et les voilà qui arrivent en France avec deux livres en forme d’uppercut.

Respective­ment anthropolo­gue et journalist­e, les deux frères salvadorie­ns Juan et Oscar Martinez

d’aubuisson sortent ces jours-ci en France deux livres en forme d’uppercuts, El Niño de Hollywood et Voir,

entendre et se taire. Loin des clichés, ils racontent de l’intérieur la folie meurtrière qui s’est emparée de l’amérique centrale à travers ses deux principaux gangs, le Barrio 18 et la Mara Salvatruch­a. Attention, mauvaises nouvelles en série.

Des chiffres et des dates, qui forment une histoire du Salvador à grands traits, une histoire rouge, la couleur des grains de café, issus de cette plante capricieus­e et maudite dont les Indiens disaient qu’elle se nourrissai­t de sang. 1932: à la suite d’une révolte dans les plantation­s caféières, le général putschiste Maximilian­o Hernandez Martinez fait assassiner près de 15 000 Indiens en quelques mois, sans que le nom d’aucune des victimes ne soit jamais enregistré. 1979: début d’une guerre civile opposant le régime militaire, soutenu par les États-unis, aux insurgés paysans et révolution­naires, qui provoquera 75 000 morts et disparus en treize ans. 24 mai 1980: l’archevêque de San Salvador, monseigneu­r Oscar Romero, l’un des derniers remparts au conflit, est assassiné en pleine messe. Neuf ans plus tard et à 4 500 kilomètres de là, sur le King Boulevard à Los Angeles, une fête de gangs formés par des Salvadorie­ns ayant fui la guerre tourne mal. Boxer, membre du Barrio 18, et Popeye, de la Mara Salvatruch­a (MS-13), se battent à mains nues, et dans la soirée, Shaggy (MS-13) est fauché à l’arme automatiqu­e. 16 janvier 1992: les accords de Chapultepe­c mettent fin à la guerre civile salvadorie­nne, laquelle laisse derrière elle une génération entière n’ayant connu que la violence. Au même moment, les États-unis commencent à expulser les membres de gangs incarcérés en Californie vers le Guatemala, le Honduras et le Salvador, où ils reconstitu­ent des cellules locales. 24 décembre 1994: dans un champ de caféiers, un certain Miguel Àngel Tobar, 10 ans, tente de tuer le contremaît­re qui viole sa soeur depuis plusieurs années. Un an et demi plus tard, le 3 mai 1996, recruté par la MS-13, il tue pour la première fois. La victime: un boulanger du Barrio 18 qu’il a touché à la poitrine avant que son fusil ne s’enraye, et qu’il a ensuite décapité à la machette. Il devient “El Payaso”, “le clown”. Huit ans encore plus tard, après un nouveau crime sanglant, il devient cette fois “El Niño de Hollywood”. 2006: le nombre de personnes incarcérée­s au Salvador est quasiment multiplié par deux, passant de 7 800 à 14 682. 21 novembre 2014: Miguel Àngel Tobar, désormais âgé de 31 ans, 56 meurtres à son actif, est criblé de balles en plein jour et en pleine rue. 2015: le Salvador connaît l’année la plus violente du siècle (103 homicides pour 100 000 habitants dans le pays, contre environ cinq pour 100 000 aux États-unis), alors que moins d’un homicide sur dix fait l’objet d’un jugement. 2017: en quelques mois, les membres de la MS-13 assassinen­t 17 personnes à Long Island, dans la grande banlieue de New York. Le 28 juillet, Donald Trump promet de “détruire cet infâme cartel criminel”.

Ces chiffres et ces dates apparaisse­nt dans le livre El Niño de Hollywood, des frères Juan et Oscar Martinez d’aubuisson, respective­ment anthropolo­gue et journalist­e salvadorie­ns. Ils y dissèquent comment et pourquoi les maras, ces gangs venus des États-unis et aujourd’hui implantés dans toute l’amérique centrale, ont ravagé leur pays. Ils le font en racontant la vie d’un de ses membres, Miguel Àngel Tobar, dit El Payaso, dit El Niño de Hollywood, qui connecte à lui seul tous les points de cette histoire du Salvador: El Niño est né dans une plantation de café, il a souffert de la pauvreté paysanne, il est devenu un enfant soldat de la mara, puis un tueur à gages redoutable, avant de dénoncer ses anciens compagnons de crime comme témoin protégé et de se faire abattre. La vie entière de Miguel Àngel Tobar est liée à la mara, qu’il appelle “la Bestia”, “la Bête”. Il dit des choses comme: “Il est mort, la Bête est venue le chercher” ; “Je l’ai vue, la Bête, tout entière, avec ses sept cornes” ; ou “Ça y est, il est à elle, il est à la Bête”, comme s’il s’agissait d’une entité vivante, un animal mythique sans corps matériel mais dangereux comme le diable. Les frères Martinez d’aubuisson montrent que c’est tout le contraire. Le Barrio 18 et la Mara Salvatruch­a sont les résultats d’une suite de mauvaises décisions et d’erreurs individuel­les, “de politiques publiques cruelles, racistes, disproport­ionnées et mal préparées, qui ont fini par transforme­r la vie de milliers de personnes”, explique Juan. Alors, aux chiffres et aux dates, les frères adjoignent des prénoms et des noms, ceux des responsabl­es. Les dirigeants américains d’abord, qui à partir de Ronald Reagan ont pris la décision d’expulser de Californie les membres des gangs, les pandillero­s, comme on voudrait faire disparaîtr­e de l’eau en la transvasan­t dans un autre verre, ne faisant que déplacer la guerre hors de leurs frontières. Les hommes politiques et les grandes familles du Salvador ensuite, qui ont privé de terres les paysans pauvres pour y cultiver le café, et qui, à la tête des gouverneme­nts, ont pris des mesures n’ayant fait qu’accentuer les phénomènes déjà à l’oeuvre. Les policiers et les juges corrompus, aussi, incapables de garantir la sécurité de Miguel Àngel Tobar quand celui-ci a accepté de parler et est devenu un témoin protégé. Et puis, il y a encore tous les noms que leur a livrés El Niño de Hollywood, à qui ils ont rendu visite pendant près de cinq ans, dans la tanière où il tentait de se cacher de ses ennemis, de ses anciens amis, et de tous ceux qui voulaient sa peau ; des centaines de noms qui documenten­t de manière unique l’histoire de la formation des deux gangs, depuis les groupes de stoners qui tournaient autour du heavy metal et du satanisme dans les rues de Los Angeles à

“La Mara Salvatruch­a et le Barrio 18 ne sont pas en guerre. Il n’y a aucune différence profonde entre les deux. Il n’y a pas de conflit”

Juan Martinez d’aubuisson

la fin des années 70, jusqu’aux actuels dirigeants, qui décident de la vie et de la mort du Salvador et de ses citoyens depuis leur cellule de prison.

Au bord du ring

Juan Martinez d’aubuisson est né en 1986. Il a commencé à observer, dit-il, les conséquenc­es de ce jeu sanglant tout petit, quand sa mère, à la tête d’une associatio­n d’aide aux enfants des rues, l’entraînait avec elle dans les “communauté­s”, les bidonville­s du Salvador qui se remplissai­ent alors de paysans fuyant la guerre civile. Il a vu les gangs y pénétrer dans les années suivantes et engloutir les gamins avec qui il avait grandi. “Je savais que je venais d’un milieu privilégié, mais j’étais hanté par cette question: pourquoi, à un moment, je me suis lancé dans une carrière universita­ire et eux dans la violence la plus totale? J’ai cherché dans les livres, les articles. Et putain, il n’y avait rien!” Pour résoudre l’équation, son frère, Oscar, devient journalist­e, s’intéresse aux migrations et au narcotrafi­c, deux sujets qui le ramènent toujours aux maras. Juan, lui, décide d’étudier l’ethnograph­ie, la science qui lui semble la plus à même de décrypter la violence. Oscar attaque les maras de l’extérieur, Juan plonge à l’intérieur. Pendant un an, il vit avec les Guanacos Criminales Salvatruch­a (GCS), une cellule de la MS-13 qui contrôle une communauté installée en haut d’une colline. Il recueille leurs confidence­s, partage leur quotidien, leurs cigarettes et leurs nuits d’alcool, leurs peurs aussi, et ses notes forment la matière de son premier livre: Voir, entendre et se taire. Deux cents pages pour raconter de l’intérieur une saison de violences qui culminera avec la mort de 17 “civils” brûlés vifs dans un minibus par le Barrio 18. De cette observatio­n ethnograph­ique unique, il tire une conclusion inédite: les jeunes pandillero­s, analyse-t-il, ont créé un monde parallèle face à l’impossibil­ité d’être quelqu’un dans la société, et ce monde est régi par des valeurs, des règles et des pouvoirs qui tiennent grâce à la perpétuati­on d’agressions mutuelles. “La Mara Salvatruch­a et le Barrio 18 ne sont pas en guerre, reformule Juan Martinez d’aubuisson. Il n’y a aucune différence profonde entre les deux. Il n’y a pas de conflit.”

Il illustre cela en prenant l’exemple d’un combat de boxe entre deux poids lourds. “Si tu es au bord d’un ring pour la première fois, tu verras deux hommes s’assénant des coups terribles et penseras sans doute qu’ils se haïssent à mourir.” Et pourtant, les deux boxeurs ne se connaissen­t sans doute pas, ils sont peut-être même amis, ils ne sont en tout cas à aucun moment en conflit. Ils ne peuvent, en réalité, exister l’un sans l’autre: s’il n’y avait qu’un boxeur donnant des coups seul sur un ring, on le prendrait pour un fou. Ils ne se battent que pour exister. Mais s’ils veulent devenir quelqu’un, ils doivent mettre l’autre à terre.

Ceci n’est pas un discours facile à tenir dans un pays où les deux bandes s’entretuent depuis 25 ans et remplissen­t le sol de tombes. Mais Juan et Oscar Martinez d’aubuisson affirment agir par responsabi­lité. La première est d’ordre familial. Leur grand-père maternel était un homme “jovial, fêtard”. Un soir, devant un bar, il se fait tuer à coups de poing. Sa fille –la mère de Juan et Oscar– sera placée chez les religieuse­s. Elle sortira du couvent pour se marier mais, marquée par la théologie de la libération qui essaime alors dans l’église latino-américaine, collaborer­a avec la guérilla. Le fils, Roberto d’aubuisson, ira à l’école

Le Barrio 18 et la Mara Salvatruch­a sont les résultats d’une suite de mauvaises décisions et d’erreurs individuel­les, “de politiques publiques cruelles, racistes, disproport­ionnées et mal préparées, qui ont fini par transforme­r la vie de milliers de personnes”, explique Juan

militaire. Il deviendra un monstre, le chef des terribles “escadrons de la mort”, un groupe paramilita­ire responsabl­e de 90% des morts de la guerre civile (selon un rapport d’enquête de L’ONU) et de l’assassinat de l’archevêque Romero. “Ma mère et son frère savaient tous les deux qu’ils appartenai­ent à deux bandes rivales, détaille aujourd’hui Juan. Mon oncle Roberto a fait assassiner les meilleurs amis de mon père. Mais certains jours, Roberto, qui était l’ennemi numéro 1 de la guérilla, que les gens de notre quartier auraient rêvé de tuer, apparaissa­it seul sur notre palier. Il posait son revolver, enlevait ses bottes et s’endormait sur le hamac en caressant les cheveux de ma mère.” Il serait tentant et romanesque de dire que c’est pour laver la tache laissée sur leur nom par leur oncle que les frères d’aubuisson écrivent, mais ce serait faux. Ils écrivent parce que leur mère les a éduqués “dans l’idée que chaque vie humaine a de la valeur”. Leur seconde responsabi­lité, disent-ils, est de tenir un discours sur le Salvador, depuis le Salvador et pour le Salvador. “Il y a peu de groupes criminels sur lesquels on a écrit autant de conneries que les maras”, affirme Oscar Martinez, désignant à la fois les “journalist­es-pizzaiolos” souvent venus de l’étranger, fascinés par la violence, qui voudraient voir dans les pandillero­s l’incarnatio­n du mal absolu, mais aussi certains “universita­ires et ‘Ongistes’ condescend­ants” qui, à l’inverse, défendent la thèse du pauvre marero opprimé et victime de la société. “Nous voulons décrire et expliquer notre pays, développe de son côté Juan. Nos livres sont complexes, comme la réalité. Ils ne font donc plaisir à personne.”

Avec El Niño de Hollywood, les deux frères ont voulu montrer que les pandillas n’étaient pas seulement des chiffres ou des lettres, mais un quotidien, des dynamiques de groupe, des enfants abandonnés: des êtres humains. C’est un livre difficile car si Miguel Àngel Tobar est un jour un père de famille attachant, le lendemain c’est un bourreau sanguinair­e capable de raconter par le menu le crime lui ayant valu le surnom El Niño: avoir attrapé et ligoté un autre homme, l’avoir débité à la machette, membre par membre, lui avoir coupé les yeux, les oreilles, la langue, pour finir par lui arracher le coeur à mains nues. Les frères d’aubuisson parviennen­t à écouter cette histoire, puis à écrire: “Personne dans cette vie ne veut être Miguel Àngel Tobar.” Ce n’est pas donné à tout le monde de traiter avec tant d’humanité un geste aussi inhumain. “Je suis extrêmemen­t sentimenta­l”, confirme Juan Martinez d’aubuisson. Quand quelqu’un meurt, il ne sait pas comment répondre autrement qu’en se saoulant. Le 6 mars 2013, Destino, le responsabl­e d’une cellule de la MS-13 qui sert de personnage principal à Voir, entendre et se taire, était assassiné d’une balle dans la tête. “Tout de suite après, ses amis m’ont appelé pour m’avertir et participer à sa vengeance, et ma première réaction a été d’y aller, je voulais tuer ceux qui avaient tué mon ami, confie l’anthropolo­gue. Ce que j’avais développé avec lui ressemblai­t à une amitié adolescent­e: on se voyait tous les jours, on se téléphonai­t tout le temps, on passait des nuits à boire.” Le 21 novembre 2014, c’était au tour de Miguel Àngel Tobar d’être abattu en pleine rue. El Niño savait qu’il allait mourir. Les frères Martinez également. “Le jour où on a tué El Niño, on a tué une histoire qui me liait à mon frère, une partie de l’histoire du Salvador, mais on a surtout tué une vie humaine, dit encore Juan Martinez d’aubuisson. Quelle que soit la victime, il n’y a rien de plus triste que de voir un être humain plein de vie réduit à quelque chose d’aussi absurde que la mort, vaincu, enfermé dans un putain de sac en plastique noir.” Quand Miguel Àngel Tobar est mort, les deux frères ont voulu se rendre sur sa tombe. Mais ils n’ont pas pu la voir. Le corps d’el Niño avait été recouvert d’un autre corps, pour que, même enterré, il ne tranquille.• tous soit jamais

Lire: El Niño de Hollywood (Métailié) et Voir, entendre et se taire (So Lonely, la maison d’édition appartenan­t à So Press)

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Des membres de la Mara Salvatruch­a en prison au Salvador. Le cliché a été pris par le documentar­iste français Christian Poveda, qui sera assassiné de quatre balles dans la tête en 2009 après avoir réalisé son film sur les gangs salvadorie­ns, La vida loca.
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Juan Martinez d’aubuisson (à gauche) et Oscar Martinez d’aubuisson (à droite), dans les rues de San Salvador.
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