Society (France)

L’euthanasie à la maison

Le Nembutal en interdit à la vente un barbituriq­ue une est entraîner à haute dose, peut France et qui, utilisé en quinze minutes. cardioresp­iratoire mort par arrêt de flacons plus d’une centaine En octobre dernier, Les coupables? travers le pays. ont été

- SOCIETY POUR ARTUS DE LAVILLÉON THORP / ILLUSTRATI­ONS: PAR WILLIAM

Fin 2019, la police démantelai­t un trafic de Nembutal, un barbituriq­ue interdit à la vente en France mais qui s’écoule sous le manteau. Avec une bonne raison: il permet, à haute dose, de se donner la mort par arrêt cardiaque en une quinzaine de minutes.

Il était 6h le 15 octobre dernier quand, aux quatre coins de la France, une centaine de portes d’entrée se sont mises à gronder sous la même injonction de la gendarmeri­e nationale. En tout, 300 officiers mobilisés et ce que l’on peut appeler un beau coup de filet: 134 flacons de Nembutal saisis. Cela faisait plus d’un an que l’oclaesp (Office central de lutte contre les atteintes à l’environnem­ent et à la santé publique) enquêtait sur un trafic de cet anesthésia­nt létal à forte dose, utilisé pour l’euthanasie et le suicide assisté dans des pays comme la Belgique et la Suisse mais illégal depuis 1996 en France, sauf pour les vétérinair­es, qui sont aujourd’hui les seuls à avoir le droit de s’en servir. “Le Nembutal était commandé à un vétérinair­e mexicain, qui transmetta­it le colis à un complice basé à Los Angeles, chargé de l’expédier ensuite par courrier”, témoigne un proche du dossier. Les personnes perquisiti­onnées en France l’ont toutes été en tant que témoins, et aucune poursuite judiciaire n’a été intentée contre elles. La plupart répondent à un même profil: des personnes âgées, liées de près ou de loin à des associatio­ns pro-euthanasie, au premier rang desquelles figure Ultime Liberté, qui compte 2 900 membres en France. L’associatio­n, dont le siège a également été perquisiti­onné, est la seule à assumer conseiller ceux qui voudraient se procurer du Nembutal. L’usage du produit s’est notamment démocratis­é depuis la légalisati­on de l’euthanasie et du suicide assisté en Belgique, aux Paysbas et en Suisse. Il est également vanté par un e-book à succès, The Peaceful Pill Handbook, sorte de livre de recettes de mélanges de médicament­s, publié par le médecin Philip Nitschke et l’avocate Fiona

Stewart. Parmi les conseils prodigués par les deux auteurs australien­s figurent par exemple l’insuline, le propoxyphè­ne, l’amitriptyl­ine et, donc, le Nembutal. “C’est la meilleure façon de mourir en France, justifie une membre d’ultime Liberté. Efficace à presque 100% et sans douleur. On s’endort en deux à trois minutes après la prise et cela provoque un arrêt cardioresp­iratoire au bout de quinze minutes.” Trois mois après les perquisiti­ons de la gendarmeri­e, Society a retrouvé et interrogé cinq personnes ayant commandé du Nembutal. Voici ce qu’elles en disent.

“J’ai des exemples épouvantab­les de choses qui sont arrivées à des gens qui ont essayé d’en finir avec leur vie. Une connaissan­ce a avalé de la mort aux rats, elle est décédée dans d’atroces souffrance­s. Une autre a sauté sur des rails et s’est seulement fait couper les jambes, vous imaginez sa fin de vie... Quand j’ai demandé aux gendarmes ce qu’il me restait comme solution s’ils me prenaient mon Nembutal, ils m’ont répondu: ‘Le pont de Saint-nazaire.’

Il y a deux ou trois ans, j’avais déjà commandé du Nembutal sur Internet, en Ukraine. J’avais versé 750 euros sur un compte et je n’ai jamais reçu le produit. Une arnaque. Cette fois, j’ai eu une adresse qui marchait via le Mexique. J’ai reçu un flacon banalisé, c’était marqué: ‘Produit démaquilla­nt.’ J’étais bien contente de l’avoir, il me réconforta­it, ce flacon: je savais que je ne finirais jamais dans une chaise roulante ou dans un état inacceptab­le. J’ai fait trois AIT ces dernières années ; ce sont des petits AVC, mais c’est un peu embêtant, je suis paralysée de temps en temps du côté, puis ça revient à la normale. Mon dernier accident était en juillet 2018 et depuis, je suis très fatiguée. Et si j’ai un nouvel accident, plus grave? Je n’ai pas de plan B, rien.”

“J’ai 85 ans et je ne pense pas mourir tout de suite, du moins je ne l’espère pas. Mais si ça vient, je veux que ça soit de mon propre fait. Du point de vue philosophi­que, je suis un très vieux libertaire. Ni dieu ni maître, vous voyez? Je meurs si je veux, quand je veux. Je ne veux pas avoir à demander l’autorisati­on à un médecin ou une autorité religieuse pour partir. Je suis le maître de ma vie.

J’ai une amie qui avait un cancer. Elle s’est suicidée, sans le dire à personne, avec du Nembutal. Cela m’a fait un choc, c’est vrai, mais j’ai vite compris que ça avait été une vraie délivrance pour elle. C’est pour cela que j’ai commandé à mon tour deux flacons de Nembutal. Pour être tout à fait honnête, j’ai attrapé une hépatite virale il y a deux ans, j’ai des problèmes de coeur, et j’ai surtout un zona ophtalmiqu­e qui me fait terribleme­nt souffrir. Malgré la codéine et la morphine, c’est parfois intenable. Aujourd’hui, ce n’est pas un motif suffisant pour me suicider, mais ça pourrait le devenir, c’est sûr. Ma femme est d’accord. Elle comprend ma démarche. Les gendarmes qui sont venus chez moi comprenaie­nt aussi. Ils étaient gentils, vraiment. Mais leur discours, c’est: ‘Il y a la loi, et nous sommes obligés de la respecter.’ C’est fou qu’on en soit encore là en France. Il y a un vieux fond religieux qui traîne et qui vous fait encore penser que se donner la mort, c’est un blasphème. Alors que chez les Samis, un vieux peuple autochtone de Laponie, lorsqu’un membre du groupe ne pouvait plus suivre le reste de la bande, on l’attachait, à sa demande, à un traîneau lui-même accroché à un renne, et on faisait bondir la bête vers un précipice. Le malade avait cette liberté de mourir quand il considérai­t que la vie était devenue trop pesante pour lui.”

“Les deux flics qui sont venus chez moi étaient gênés, ça se voyait. Je leur ai dit que j’étais en bonne santé, mais que je pouvais être victime à tout moment d’une vacherie, et que je voulais avoir à ce moment-là les outils de ma liberté. J’ai vu trop d’amies mourir dans un EHPAD, c’est une fin de vie que je ne me souhaite pas. Je le répète tout le temps: avoir du Nembutal chez moi ne m’oblige pas à le consommer un jour. J’ai le droit de changer d’avis. Je m’offre un choix, c’est tout.

Dans le fond, j’ai connu les mêmes combats il y a 60 ans avec le planning familial. J’avais 20 ans à l’époque, et on se battait pour que la contracept­ion ne soit plus interdite et criminalis­ée, puis plus tard pour L’IVG. À l’époque, l’une des techniques était déjà d’aller à l’étranger, comme on le fait maintenant en Suisse ou en Belgique pour mourir. Il y a eu toutes sortes d’actions souterrain­es, de scandales, de coups médiatique­s, et petit à petit les mentalités ont changé, jusqu’à ce que la loi change elle aussi. En face de nous, on a toujours les mêmes visages: les religieux, et même des médecins. L’institutio­n médicale ne veut pas être dessaisie de la maîtrise de la mort.”

“Quand j’ai commencé à m’intéresser à la fin de vie et découvert le Nembutal, j’ai tout de suite voulu avoir le produit. Beaucoup d’amis âgés m’ont demandé

si je pouvais commander aussi pour eux sur Internet, parce que l’ordinateur, ce n’est pas leur fort. J’ai donc pris des doses pour une dizaine de personnes. La première fois, j’ai commandé en Chine. J’ai reçu le produit sous forme de poudre, ce qui a l’avantage de ne pas avoir de date de péremption. Je me disais que je l’utiliserai­s peut-être dans 20 ans, si besoin. Puis, j’en ai recommandé deux flacons l’an dernier pour avoir ce que j’appelle des ‘doses volantes’. En cas d’urgence, si l’une de mes connaissan­ces tombe gravement malade, je lui procure la dose. Cette fois, j’ai commandé sur une adresse mail mexicaine. Et c’est comme cela que la gendarmeri­e a eu mon nom.

Il y a de la démesure dans cette affaire. Le Monde a même titré: ‘Un trafic de barbituriq­ues démantelé en France’. Il faut voir la gueule des trafiquant­s, hein! Une majorité de vieux malades qui n’arrivent plus à marcher convenable­ment, et qui souffrent, pour certains, d’une solitude extrême. Vous n’imaginez pas l’importance que cela peut avoir. Je connais une dame, le jour où elle a reçu sa dose, qui m’a dit: ‘Je suis délivrée, merci.’ On avait une réunion entre amis quinze jours après, elle m’a prévenu qu’il ne fallait pas compter sur elle, qu’elle attendait cela depuis trop longtemps. Quinze jours plus tard, qui je vois arriver? Cette dame, toute guillerett­e. Le fait d’avoir du Nembutal l’avait changée. On avait l’impression que la garantie de pouvoir mourir quand elle le voulait lui avait redonné goût à la vie.

Aujourd’hui, on tâtonne un peu pour en retrouver. Il nous faut quelqu’un de fiable. Certains tentent de nouvelles filières, mais bon, chaque coup c’est 850 dollars, et le risque de perdre son argent dans une arnaque. Il y a cinq ans, j’en avais commandé à 250 dollars le flacon... Aujourd’hui, c’est plus du triple. Sinon, il faut trouver un vétérinair­e un peu corruptibl­e, puisque c’est légal pour eux d’en acheter. Mais la plupart ne veulent pas. J’en connais un qui m’avait avoué qu’il s’était mis une dose de côté pour lui, pour plus tard. Il a halluciné quand je lui ai dit le prix qu’on payait. Pour eux, c’est trois euros la dose.”

“Je voulais m’allonger dans une chaise longue et avaler le produit” Huguette, 85 ans Traductric­e à la retraite

“Mon père est mort presque en riant. Il racontait des blagues dans notre salon, il s’est levé pour aller aux toilettes et s’est effondré dans le couloir. Ma mère, elle, a eu une fin de vie horrible. Elle a fait un AVC qui l’a rendue hémiplégiq­ue, ce qu’elle avait redouté toute sa vie. Elle était méconnaiss­able. Elle avait le visage de travers, et je faisais bien attention à ce qu’il n’y ait pas de miroir dans la maison. Une fois, elle a malgré tout vu son reflet dans une fenêtre et ne s’en est jamais vraiment remise. Elle voulait que je fasse quelque chose pour elle, que je la tue. Mais je ne me voyais pas étouffer ma mère avec un oreiller. Elle est finalement morte de chagrin, en quelque sorte. Je me suis dit ce jour-là que ce n’était pas possible de finir ainsi.

J’ai attendu d’avoir 60 ans avant de m’inscrire à L’ADMD, l’associatio­n pour le droit de mourir dans la dignité, puis chez Ultime Liberté. Aujourd’hui, seuls les vétérinair­es peuvent utiliser du Nembutal: quand un animal est malade et souffre, on l’endort, tout le monde trouve cela très bien. Nous, on doit souffrir jusqu’à ce que notre corps lâche. On a de la pitié pour les animaux, mais pas pour les humains. Vous comprenez cela, vous? Moi, j’ai un cancer. Il est soigné par hormonothé­rapie, mais les conséquenc­es sont pénibles. J’ai les mains dans un sale état, de l’arthrose, une mauvaise circulatio­n veineuse et des tremblemen­ts invalidant­s. Je vais vous dire un truc un peu dur: il n’y aura rien de mieux dans ma vie, alors autant partir.

J’ai reçu mon Nembutal l’an dernier. Je voulais rendre visite à une amie que j’aime beaucoup avant de partir définitive­ment. Après, je pensais aller dans ma maison en bord de mer, faire venir quelques amis, sans rien leur dire. Ensuite, je voulais m’allonger dans une chaise longue au fond du jardin et avaler le produit. Je trouvais ça bien. *Les prénoms ont été changés

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