Society (France)

Mais où est le thylacine?

- PROPOS RECUEILLIS PAR AJ TOUS

Le tigre de Tasmanie, ou thylacine, est l’un des plus célèbres animaux disparus de l’histoire. À une nuance près: certains sont convaincus qu’il existe encore.

toujours la même: “Il est là ou pas?” Lorsque le biologiste répond qu’il n’y a probableme­nt plus de tigre en Tasmanie, son interlocut­eur hoche la tête d’un air entendu, puis murmure: “OK, cela veut donc dire qu’il y en a, mais que tu n’as pas le droit d’en parler.” Au début, Nick Mooney ne savait pas comment réagir face à ce genre d’attitude. Avec le temps, il s’est fait son idée. Pour lui, le tigre de Tasmanie ne relève pas de la biologie mais de la sociologie, tout simplement. “Ce que prouve cette histoire, c’est juste que les gens aiment les intrigues. La vérité est ennuyeuse, ils en font donc une histoire compliquée”, dit‑il. Il raconte qu’il lui arrive régulièrem­ent de mener l’expérience suivante. S’il se trouve au volant avec une personne convaincue de l’existence du thylacine et qu’il voit un animal passer devant son véhicule, ce qui n’est pas rare en Tasmanie, il feint l’enthousias­me et s’exclame: “Tu l’as vu?” La réaction, assure‑t‑il, est toujours la même. La personne souhaite tellement voir un tigre qu’elle part au quart de tour. Au fond, continue Mooney, en traquant le thylacine, il en a plus appris sur l’homme que sur l’animal. Selon lui, ce qui anime les gens qui partent à sa recherche n’est rien de plus qu’une quête de sens et de célébrité: “Tous voulaient leurs quinze minutes de gloire.” Il a aussi trouvé un point commun à la majorité des traqueurs, ce qui lui permet d’en dresser une sorte de portrait‑robot: “La plupart de ceux qui disent avoir vu le thylacine ont un permis de prospectio­n pour trouver de l’or et sont également des parieurs invétérés.”

De cow-boys à gens respectabl­es

Aujourd’hui, cette Tasmanie sauvage a changé. Hobart a été désignée par le site Eater comme l’une des 20 destinatio­ns où manger en 2020. Dans le quartier gentrifié de North Hobart, les restaurant­s bio et les brasseries artisanale­s sont chaque jour plus nombreux. Les bars du port, qui ont longtemps accueilli une foule de marins ivres et de prostituée­s, organisent désormais des concerts pointus de rock indé. Le chardonnay du canal d’entrecaste­aux se vend à prix d’or et les touristes viennent chaque jour plus nombreux visiter le Mona, un musée d’art contempora­in acclamé mondialeme­nt. L’île, qui fut longtemps la région la plus pauvre d’australie, est soudaineme­nt devenue cool. Et les gens d’ici, ce peuple de bergers et de pêcheurs, de bûcherons et de trappeurs débarqués comme prisonnier­s sur cette terre malmenée par les vents, veulent se racheter une conscience, dit Nick Mooney. “On était des cow-boys, des pionniers et tout à coup, on est devenus des gens respectabl­es.” Et si c’était aussi ça, l’enjeu de la recherche du tigre? Pour le sénateur Bob Brown, la relation de la Tasmanie à l’animal disparu témoignera­it avant tout de la volonté de soulager un certain sentiment de culpabilit­é. “Il y a cet espoir qu’il existe encore pour passer outre ce sentiment que nous, les descendant­s d’anglais, avons tout détruit ici, la faune et la flore”, s’emporte‑t‑il. Comme si retrouver le thylacine permettait d’expier ce péché originel. En posant sa pinte de lager griffée du tigre, l’écrivain Robbie Arnott, auteur de Flammes, publié en France l’an dernier, confirme cette intuition. “Mon arrière-grandpère était fermier et a tué des tigres, raconte‑t‑il tristement: Marcher dans le bush tasmanien aujourd’hui, c’est comme parcourir une histoire de fantômes, parce que de nombreuses parties de cette histoire ne sont plus là. Croire que le tigre existe, quelque part, c’est se convaincre qu’on n’a pas exterminé une espèce. Se dire, finalement, qu’on n’est pas si mauvais.” Pour Nick Mooney, cette histoire de sentiment de culpabilit­é va encore plus loin. Le tigre serait, à l’entendre, une technique de diversion pour éviter de parler du vrai sujet: l’exterminat­ion des Aborigènes. Si le sort des indigènes de l’australie continenta­le,

réduits pendant des dizaines d’années au statut de citoyens de seconde zone, n’a rien d’enviable, en Tasmanie, leur destin a été encore plus tragique. Ils ont en effet carrément été exterminés par les colons anglais au début du

xixe siècle. “Face à cette histoire, en tant que descendant d’anglo-saxons, j’avais le sentiment de ne pas être légitime, reprend Mooney. Arpenter le bush donne alors un sentiment d’intégratio­n. Il faut de l’expérience, de la réflexion, apprendre à reconnaîtr­e des empreintes, les oiseaux, à devenir une partie du bush, faire corps avec lui. Quelque part, on recrée certains aspects de la vie des Aborigènes. C’est très gratifiant. On a l’impression de finir par appartenir à l’endroit.”

Faire le travail que la science refuse de faire

Récemment, Nick Mooney a noté que les gens en quête du tigre de Tasmanie, eux non plus, n’étaient plus les mêmes qu’avant. Ils éclosent désormais sur des forums conspirati­onnistes et des groupes Facebook comme le “Thylacine. Research. Unit. (T.R.U.)”, qui compte des milliers de membres. L’un des plus représenta­tifs de ces nouveaux “believers” se nomme Neil Waters. Il est président du Thylacine Awareness Group of Tasmania. Après avoir négocié une rupture convention­nelle, cet employé gouverneme­ntal originaire d’adelaïde est venu s’installer cette année à South Mount Cameron, un recoin perdu du Nord de l’île. Grâce aux abonnement­s souscrits par les membres du groupe, il a acheté une dizaine de caméras thermiques dernier cri, qu’il entend disséminer très bientôt dans le bush. Il s’est donné deux ans pour trouver le tigre, son obsession depuis 2010. À l’époque, en visite sur l’île, Neil était sorti promener son chien quand il avait fait la rencontre qui allait changer sa vie: “J’ai senti que j’étais suivi dans le bush. Dès que je m’arrêtais de marcher, il arrêtait aussi. Un animal est apparu derrière un tas d’herbe, assis sur les fesses, comme le ferait un chien. J’étais à quinze mètres, j’ai essayé de m’approcher et il est parti, j’ai alors vu son dos brun, marron, chocolat, et sa longue queue. C’était un thylacine.” Nick Mooney, Bob Brown et les autres ont passé leur vie à chercher le tigre et ne l’ont jamais trouvé. Waters, lui, assure l’avoir vu deux fois en quatre ans. En 2014, alors qu’il est de retour en Tasmanie, il aperçoit encore l’animal “depuis la fenêtre de [s]a chambre, à quelques dizaines de mètres”. Depuis, il se sent investi d’une mission, celle de “faire le travail que la science refuse de faire, être l’avocat de ceux qu’on n’a pas pris au sérieux, à qui on a ri au nez, mais… rira bien qui rira le dernier”. La plupart des spécialist­es considèren­t que si le thylacine était vivant, on en aurait retrouvé des spécimens écrasés sur la route, puisque c’est malheureus­ement le principal danger qui guette tous les animaux de l’île. Waters n’est pas convaincu: “Il ne faut pas oublier que l’on parle d’un superpréda­teur. Le thylacine est allé se réfugier dans les régions reculées où l’homme a du mal à accéder.” Et tant pis si Nick Mooney parle d’un animal maladroit, qui vivait la plupart du temps dans les plaines ou en lisière des forêts.

Le pire? Il n’est pas totalement impossible que Neil Waters ait raison, et les scientifiq­ues tort. Après tout, dans ce pays complèteme­nt fou qu’est l’australie, un animal considéré comme éteint depuis des décennies peut réapparaît­re soudaineme­nt. En 1994, le potorou de Gilbert, un petit marsupial que l’on n’avait pas vu depuis près d’un siècle, avait en effet ressurgi miraculeus­ement en Australie occidental­e. Idem pour la perruche nocturne: invisible depuis 1912, elle a été prise en photo en 2013 dans le Queensland. De telle sorte que si le paléontolo­gue Mike Archer rappelle que “depuis 1936, il n’y a pas eu de preuve solide de l’existence du tigre”, la professeur­e norvégienn­e Dolly Jorgensen se demande, dans un récent article universita­ire au sujet du thylacine, si “l’absence de présence signifie vraiment la présence de l’absence”. C’est sans doute pour cela que Nick Mooney ne peut pas être totalement catégoriqu­e. “Je crois beaucoup aux probabilit­és, dit‑il. Plus les années passent, plus la possibilit­é se réduit. Quand j’ai commencé à chercher le thylacine, cela faisait 40 ans qu’il avait officielle­ment disparu. À l’époque, il était tout à fait possible qu’il ait survécu. Aujourd’hui, il faut ajouter 40 ans. Entre-temps, il y a eu plus de routes, de véhicules. Chaque jour qui passe sans preuve réduit la possibilit­é de survie du tigre.” Mais, parce qu’il y a un mais, “il n’y a pas de raison de dire que c’est complèteme­nt impossible. En plus de tous les dingues que j’ai croisés, j’ai deux amis qui sont de magnifique­s naturalist­es et qui m’assurent avoir vu le thylacine, c’est ma faiblesse”. Avant de prendre congé, Nick ouvre un petit tiroir situé dans un meuble du salon, et en extrait précieusem­ent une empreinte, moulée dans du plâtre, qu’il avait jusque‑là hésité à montrer. “On me l’a apportée il y a dix ans: c’est soit un magnifique hoax, soit un thylacine”, sourit‑il. Quant à savoir ce qu’il ferait s’il croisait un tigre de Tasmanie pour de vrai, Nick y a beaucoup pensé: “Je crois que ça serait l’équivalent d’un type qui découvre de l’or. Ça rendrait les gens fous et incontrôla­bles. Un mec pourrait tirer dessus, un autre pourrait le vendre à un zoo de Dubaï.” C’est pourquoi, dit‑il, il garderait sans doute sa découverte pour lui seul et n’en parlerait à personne, “à part peut-être à [s]a femme”.

“Il y a cet espoir que le tigre existe encore pour passer outre ce sentiment que nous, les descendant­s d’anglais, avons tout détruit ici, la faune et la flore” Bob Brown, fondateur du parti écologiste australien

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Un chasseur et son tigre, 1869.

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