Madame L'AMBASSADRICE
Sa carte de visite l’assure, Isadora Zubillaga est l’ambassadrice du Venezuela en France. Problème: le Venezuela compte déjà un autre ambassadeur à Paris, Michel Mujica, en fonction depuis 2013. Une situation ubuesque qui résume, à des milliers de kilomètres de distance, celle du Venezuela, un pays qui compte deux présidents, deux assemblées et qui n’en finit plus de se déchirer.
Peut-on adapter les techniques de piqueassiettes à la diplomatie? Étonnamment, oui. Dans la vie d’isadora Zubillaga, se faire inviter est une habitude quotidienne doublée d’un impératif professionnel. “Mon programme de la semaine prochaine? Tout dépend de qui m’invite”, résume cette femme de 51 ans en tailleur pantalon et escarpins. Elle aimerait assister à une réunion du Club de Paris, un groupe international sur l’endettement qui se réunit dans quelques jours, puis à un sommet qui se tient à Londres. Mais elle ne fera le déplacement “que si on [lui] donne de quoi payer”, confie-t-elle. Ces techniques, Isadora Zubillaga n’y a pas recours par plaisir ou radinerie, mais parce que les circonstances ne lui permettent pas de faire autrement. Chaque euro compte, et ce, malgré le prestige de sa fonction: ambassadrice. “Être ambassadrice consiste à rencontrer des ONG, des entrepreneurs, des personnes du gouvernement, se déplacer. Bref, c’est un métier qui coûte cher. Et je n’ai pas les moyens”, se plaint-elle. Ce matin-là, elle organise une réunion de travail dans un café parisien avec ses deux assistants. “Une fois par semaine, on se retrouve dans une salle que nous prêtent des ambassades amies, celles d’argentine, du Chili ou du Canada. Mais je ne veux pas trop les déranger. Alors avec mon staff, on se voit dans ce genre d’endroit.” Son “staff”, comme elle dit, se compose d’une avocate en herbe et d’un étudiant en sciences politiques. Ces deux Vénézuéliens sont bénévoles et “extrêmement dévoués”, souligne Isadora. Ils sont surtout extrêmement flippés à l’idée de révéler leur identité, allant jusqu’à changer trois fois de pseudonyme. “Appelez-moi Susana. Non, Laura. Attendez! Non, en fait, Gabriela. On n’est pas en sécurité, même en France. Certains ont reçu des menaces de mort”, assure la jeune avocate.
De fait, ambassadeur du Venezuela en France n’est plus, depuis longtemps, le poste pépère qu’il fut autrefois. Désormais, il est ouvert à la concurrence, et celle-ci est féroce. Le pays dispose en effet de deux représentants rivaux à Paris. Le premier, Michel Mujica, est en fonction depuis 2013, nommé par le président Nicolas Maduro. La seconde est donc Isadora Zubillaga, ambassadrice ou “envoyée spéciale”, comme le dit sa carte de visite, du président autoproclamé Juan Guaido. Une terminologie aussi floue que le statut du jeune leader politique de 36 ans, qui s’est lui-même déclaré chef de l’état par intérim après la réélection contestée de Maduro en 2018. Juan Guaido n’exerce aucun pouvoir effectif mais il est reconnu par l’assemblée nationale vénézuélienne, dont il a été élu président le 5 janvier 2019, et une cinquantaine de pays, dont la France. En retour, il a désigné quelques dizaines d’ambassadeurs à l’étranger, qui bénéficient d’une légitimité aussi bancale que la sienne. C’est d’ailleurs sur ce point faible qu’appuie Michel Mujica. “Madame Zubillaga a-t-elle le pouvoir de délivrer des visas ou d’octroyer des passeports? Évidemment, non”, tacle cet homme de 71 ans, qui surélève son pantalon gris
avec une paire de bretelles mauves. En réponse, elle envoie un revers long de ligne: “À la garden-party de l’élysée, c’est moi qu’on invite, pas lui.” Les deux ne se sont jamais croisés. Ailleurs, la cohabitation est plus rugueuse. Au Costa Rica et au Brésil, les deux ambassades concurrentes ont réglé leurs contentieux avec des paires de claques, preuve que le monde feutré de la diplomatie n’échappe pas à la décharge de violence qui électrise le Venezuela. Entre Isadora et Michel, pas de baston, seulement un mépris réciproque qui dessine les contours de la politique vénézuélienne: un champ de ruines déchiqueté par deux camps irréconciliables que les deux ambassadeurs incarnent jusqu’à la caricature. Mujica, le chaviste pur jus, ancien étudiant chimiste formé en Union soviétique, camarade d’hugo Chavez et fils d’un ami intime de Fidel Castro. Zubillaga, fille de propriétaires terriens, formée à la Sorbonne et aux États-unis, ancienne employée d’une banque d’affaires à New York. En dépit de ces divergences radicales, les deux diplomates partagent une même précarité financière. Depuis 2014 et l’adoption de sanctions américaines, les comptes bancaires de l’ambassade officielle sont en effet gelés. “Un matin, j’ai reçu un appel de mon conseiller de l’agence bancaire située avenue Victor-hugo. Il m’a dit: ‘Nous devons clôturer votre compte, c’est un ordre du département du Trésor des États-unis.’ Ça faisait 40 ans que l’ambassade possédait ce compte pour payer les dépenses courantes”, dit Mujica. Il n’a pas reçu de salaire depuis onze mois et paie de sa poche ses déplacements professionnels. L’ambassade ne peut plus régler les factures d’électricité et un froid polaire s’empare des bureaux de cet hôtel particulier du XVIE arrondissement parisien. Son assistante travaille en doudoune. Ce soir-là, c’est Michel Mujica qui joue le concierge et ferme à clé la porte du manoir à la dérive. Isadora Zubillaga, elle, vit à Madrid avec son mari et leurs deux enfants. Elle ne vient à Paris qu’une semaine par mois, “avec un vol Easyjet, très tôt, le moins cher, avec une valise minuscule”. Une fois arrivée, des proches couvrent les frais de l’ambassadrice bis, qui assure ne pas recevoir un seul centime pour son action diplomatique. Elle dispose de plusieurs plans logement, comme cette chambre de bonne près du Panthéon, prêtée par un ami français, ancien expatrié amoureux du Venezuela: “D’habitude, il la loue sur Airbnb, là il me la laisse gratis. D’autres amis me paient le Uber, le déjeuner ou le dîner. C’est une générosité inimaginable.” Parmi ces bienfaiteurs, Paulina Leroy, une amie d’enfance. Elle était au collège à Caracas avec “Isa”. Mariée à un Français, elle vit à Paris depuis 20 ans et observe la trajectoire de son amie avec admiration et une épaisse couche de regrets: “Jamais elle n’aurait imaginé que sa vie puisse prendre un tel chemin.”
Exil, Whatsapp et flambée de l’immobilier
Difficile en effet d’imaginer pire dégringolade que celle du Venezuela. Le pays cumule coupures d’électricité, pénuries de médicaments, malnutrition et violences politiques. Les exécutions extrajudiciaires auraient fait plus de 18 000 victimes selon L’ONU, et quatre millions de Vénézuéliens ont fui leur pays ces dernières années, formant le plus gros contingent de réfugiés mondial devant les Syriens. Les raisons de cette débâcle? “Incompétence et corruption”, éructe l’opposition. “Complot international et sanctions américaines”, rétorquent les chavistes. Une certitude: le faste des années 70 et 80 n’est plus qu’un lointain souvenir. À cette époque, Caracas était l’une des rares capitales du monde desservies par le Concorde. Christian Dior y ouvrait une de ses premières boutiques. Ray Charles et Luciano Pavarotti y donnaient des concerts. Le Venezuela était alors une sorte de Dubaï sud-américain, profondément inégalitaire mais idyllique pour les privilégiés, dopé par la rente du pétrole, dont il détient les premières réserves mondiales. Isadora Zubillaga a grandi à ce moment-là, du bon côté de la barrière. “Mes parents avaient une finca, une grande propriété, raconte-t-elle. Ils cultivaient la noix de cajou. La maison était pleine d’oeuvres d’art. J’ai étudié à l’université de Boston. Je venais souvent en France pour les vacances.” Adulte, elle s’engage en politique, dans le parti d’opposition au chavisme, Voluntad Popular. C’est cet engagement qui lui vaudra un exil forcé et précipité. Un soir de 2014, un an après la mort d’hugo Chavez, elle est devant sa télévision quand son
Les deux ambassadeurs incarnent le Venezuela jusqu’à la caricature. Mujica, formé en Union soviétique, camarade d’hugo Chavez et fils d’un ami intime de Fidel Castro. Et Zubillaga, fille de propriétaires terriens, formée aux États-unis, ancienne employée d’une banque d’affaires à New York
nom est livré en pâture par Diosdado Cabello, l’un des caciques du régime, qui s’improvise présentateur d’un programme de propagande basé sur l’invective et la dénonciation publique. “Il m’a traitée de ‘terroriste’, de ‘traîtresse à la patrie’ et pire encore, il a donné mon adresse. Il était 22h. Avec mon mari, on s’est regardés, on a compris l’avertissement. Aussitôt, on a acheté un billet d’avion pour New York. À 4h, on a réveillé les enfants et on a filé à l’aéroport. J’ai eu peur d’être arrêtée durant tout le trajet. On a passé l’immigration, on est montés dans l’avion. Je cachais cette tension à mes enfants. Quand l’avion a décollé, je me suis mise à pleurer.” Ensuite, cap sur Madrid. Isadora Zubillaga travaille pour une banque d’investissement mais son engagement politique prend tout son temps et elle finit par démissionner en début d’année dernière. “Je ne dormais pas la nuit, ce n’était pas tenable, je restais scotchée aux actualités sur le Venezuela. C’est à cela qu’on reconnaît les Vénézuéliens à Madrid: ils ont les yeux rivés sur Whatsapp en permanence.” Dans la capitale espagnole, on reconnaît aussi ces nouveaux immigrés sud-américains à autre chose: leurs acquisitions immobilières tapageuses. “Globalement, les leaders de l’opposition n’ont pas de problèmes d’argent. À Madrid, ils vivent dans les quartiers comme il faut. D’ailleurs, les gens se plaignent parce qu’ils font monter le prix de l’immobilier”, balance un ancien ambassadeur européen en poste à Caracas. Dans le quartier chic de Salamanca, par exemple, plus de 7 000 appartements ont été acquis par des Vénézuéliens et les prix, déjà élevés, y ont grimpé de 17% en un an. Isadora Zubillaga reste discrète sur son patrimoine. Elle confie seulement que son frère s’occupe de son logement abandonné à Caracas. Elle n’a revu qu’une seule fois son pays natal, pour l’enterrement de sa mère, en 2015. Et raconte que la finca familiale a été saccagée. La vaisselle et les objets d’art auraient disparu. Même les tuiles auraient été volées.
“Situation baroque”
Neuf mois après sa nomination au poste d’ambassadrice, arrive l’heure du bilan. À quoi sert vraiment Isadora Zubillaga? Ce jour de février, elle sort tout sourire d’une réunion de travail à l’ambassade du Canada, rue du Faubourgsaint-honoré. Juan Guaido vient de terminer une tournée diplomatique de 23 jours au cours de laquelle il a notamment rencontré Donald Trump et Emmanuel Macron. Un franc succès pour celle qui l’a accompagné dans ses déplacements en Europe. “J’étais avec lui en Angleterre quand on a été reçus par le secrétaire d’état aux Affaires étrangères. Il est arrivé la main tendue en disant ‘vous êtes un héros’.” À Paris, la délégation a été reçue à l’élysée, ce qui n’est guère étonnant, la France ayant été l’un des premiers pays à reconnaître officiellement Juan Guaido comme “président en charge”, quelques jours seulement après son autoproclamation. Cette célérité s’explique en partie par l’activisme d’isadora Zubillaga, qui entretient d’excellentes relations avec l’entourage présidentiel actuel et passé. “Le premier qui nous a reçus, c’est Manuel Valls, du temps où il était Premier ministre. Aujourd’hui, j’échange avec Le Drian et personnellement, je m’entends très bien avec Marlène Schiappa, je l’ai encore croisée récemment lors d’un dîner”, pavane-t-elle. La posture ambiguë de l’ambassadrice bis fait tout de même lever un sourcil chez les vieux briscards du Quai d’orsay. “Si j’étais gentil, je dirais que la situation de cette dame est baroque. En étant plus incisif, je dirais que c’est surréaliste. Si Maduro était tombé, cela aurait un sens. Mais à l’heure actuelle, il est toujours en place, toujours soutenu par les Russes, les Chinois et l’armée vénézuélienne”, analyse ainsi un diplomate français. D’autant que ces gesticulations politico-mondaines paraissent très éloignées des besoins humanitaires de la population vénézuélienne, qui manque de tout, sauf d’ambassadeurs à Paris. “L’élite vénézuélienne a toujours été voyageuse, elle se tourne plutôt vers Madrid, Washington ou New York que vers son pays, éclaire Serge Olivier, historien chercheur à la Sorbonne. Ces sont des personnages plus attirés par une reconnaissance internationale que par un travail de terrain au Venezuela.” Isadora Zubillaga ignore ces critiques. Selon elle, “le processus est irréversible, et c’est une question de temps” avant qu’elle devienne “la seule ambassadrice du Venezuela”. D’ici là, pourtant, elle devra encore se contenter, comme ce jour de février, d’un expresso avalé dans un café parisien parmi les touristes américains en goguette.
“Madame Zubillaga a-t-elle le pouvoir de délivrer des visas ou d’octroyer des passeports? Évidemment, non”, tacle Michel Mujica. Réponse d’isadora Zubillaga: “À la gardenparty de l’élysée, c’est moi qu’on invite, pas lui.”