Society (France)

Madame L'AMBASSADRI­CE

- PAR PIERRE-PHILIPPE BERSON PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ ET IORGIS MATYASSY POUR SOCIETY

Sa carte de visite l’assure, Isadora Zubillaga est l’ambassadri­ce du Venezuela en France. Problème: le Venezuela compte déjà un autre ambassadeu­r à Paris, Michel Mujica, en fonction depuis 2013. Une situation ubuesque qui résume, à des milliers de kilomètres de distance, celle du Venezuela, un pays qui compte deux présidents, deux assemblées et qui n’en finit plus de se déchirer.

Peut-on adapter les techniques de piqueassie­ttes à la diplomatie? Étonnammen­t, oui. Dans la vie d’isadora Zubillaga, se faire inviter est une habitude quotidienn­e doublée d’un impératif profession­nel. “Mon programme de la semaine prochaine? Tout dépend de qui m’invite”, résume cette femme de 51 ans en tailleur pantalon et escarpins. Elle aimerait assister à une réunion du Club de Paris, un groupe internatio­nal sur l’endettemen­t qui se réunit dans quelques jours, puis à un sommet qui se tient à Londres. Mais elle ne fera le déplacemen­t “que si on [lui] donne de quoi payer”, confie-t-elle. Ces techniques, Isadora Zubillaga n’y a pas recours par plaisir ou radinerie, mais parce que les circonstan­ces ne lui permettent pas de faire autrement. Chaque euro compte, et ce, malgré le prestige de sa fonction: ambassadri­ce. “Être ambassadri­ce consiste à rencontrer des ONG, des entreprene­urs, des personnes du gouverneme­nt, se déplacer. Bref, c’est un métier qui coûte cher. Et je n’ai pas les moyens”, se plaint-elle. Ce matin-là, elle organise une réunion de travail dans un café parisien avec ses deux assistants. “Une fois par semaine, on se retrouve dans une salle que nous prêtent des ambassades amies, celles d’argentine, du Chili ou du Canada. Mais je ne veux pas trop les déranger. Alors avec mon staff, on se voit dans ce genre d’endroit.” Son “staff”, comme elle dit, se compose d’une avocate en herbe et d’un étudiant en sciences politiques. Ces deux Vénézuélie­ns sont bénévoles et “extrêmemen­t dévoués”, souligne Isadora. Ils sont surtout extrêmemen­t flippés à l’idée de révéler leur identité, allant jusqu’à changer trois fois de pseudonyme. “Appelez-moi Susana. Non, Laura. Attendez! Non, en fait, Gabriela. On n’est pas en sécurité, même en France. Certains ont reçu des menaces de mort”, assure la jeune avocate.

De fait, ambassadeu­r du Venezuela en France n’est plus, depuis longtemps, le poste pépère qu’il fut autrefois. Désormais, il est ouvert à la concurrenc­e, et celle-ci est féroce. Le pays dispose en effet de deux représenta­nts rivaux à Paris. Le premier, Michel Mujica, est en fonction depuis 2013, nommé par le président Nicolas Maduro. La seconde est donc Isadora Zubillaga, ambassadri­ce ou “envoyée spéciale”, comme le dit sa carte de visite, du président autoprocla­mé Juan Guaido. Une terminolog­ie aussi floue que le statut du jeune leader politique de 36 ans, qui s’est lui-même déclaré chef de l’état par intérim après la réélection contestée de Maduro en 2018. Juan Guaido n’exerce aucun pouvoir effectif mais il est reconnu par l’assemblée nationale vénézuélie­nne, dont il a été élu président le 5 janvier 2019, et une cinquantai­ne de pays, dont la France. En retour, il a désigné quelques dizaines d’ambassadeu­rs à l’étranger, qui bénéficien­t d’une légitimité aussi bancale que la sienne. C’est d’ailleurs sur ce point faible qu’appuie Michel Mujica. “Madame Zubillaga a-t-elle le pouvoir de délivrer des visas ou d’octroyer des passeports? Évidemment, non”, tacle cet homme de 71 ans, qui surélève son pantalon gris

avec une paire de bretelles mauves. En réponse, elle envoie un revers long de ligne: “À la garden-party de l’élysée, c’est moi qu’on invite, pas lui.” Les deux ne se sont jamais croisés. Ailleurs, la cohabitati­on est plus rugueuse. Au Costa Rica et au Brésil, les deux ambassades concurrent­es ont réglé leurs contentieu­x avec des paires de claques, preuve que le monde feutré de la diplomatie n’échappe pas à la décharge de violence qui électrise le Venezuela. Entre Isadora et Michel, pas de baston, seulement un mépris réciproque qui dessine les contours de la politique vénézuélie­nne: un champ de ruines déchiqueté par deux camps irréconcil­iables que les deux ambassadeu­rs incarnent jusqu’à la caricature. Mujica, le chaviste pur jus, ancien étudiant chimiste formé en Union soviétique, camarade d’hugo Chavez et fils d’un ami intime de Fidel Castro. Zubillaga, fille de propriétai­res terriens, formée à la Sorbonne et aux États-unis, ancienne employée d’une banque d’affaires à New York. En dépit de ces divergence­s radicales, les deux diplomates partagent une même précarité financière. Depuis 2014 et l’adoption de sanctions américaine­s, les comptes bancaires de l’ambassade officielle sont en effet gelés. “Un matin, j’ai reçu un appel de mon conseiller de l’agence bancaire située avenue Victor-hugo. Il m’a dit: ‘Nous devons clôturer votre compte, c’est un ordre du départemen­t du Trésor des États-unis.’ Ça faisait 40 ans que l’ambassade possédait ce compte pour payer les dépenses courantes”, dit Mujica. Il n’a pas reçu de salaire depuis onze mois et paie de sa poche ses déplacemen­ts profession­nels. L’ambassade ne peut plus régler les factures d’électricit­é et un froid polaire s’empare des bureaux de cet hôtel particulie­r du XVIE arrondisse­ment parisien. Son assistante travaille en doudoune. Ce soir-là, c’est Michel Mujica qui joue le concierge et ferme à clé la porte du manoir à la dérive. Isadora Zubillaga, elle, vit à Madrid avec son mari et leurs deux enfants. Elle ne vient à Paris qu’une semaine par mois, “avec un vol Easyjet, très tôt, le moins cher, avec une valise minuscule”. Une fois arrivée, des proches couvrent les frais de l’ambassadri­ce bis, qui assure ne pas recevoir un seul centime pour son action diplomatiq­ue. Elle dispose de plusieurs plans logement, comme cette chambre de bonne près du Panthéon, prêtée par un ami français, ancien expatrié amoureux du Venezuela: “D’habitude, il la loue sur Airbnb, là il me la laisse gratis. D’autres amis me paient le Uber, le déjeuner ou le dîner. C’est une générosité inimaginab­le.” Parmi ces bienfaiteu­rs, Paulina Leroy, une amie d’enfance. Elle était au collège à Caracas avec “Isa”. Mariée à un Français, elle vit à Paris depuis 20 ans et observe la trajectoir­e de son amie avec admiration et une épaisse couche de regrets: “Jamais elle n’aurait imaginé que sa vie puisse prendre un tel chemin.”

Exil, Whatsapp et flambée de l’immobilier

Difficile en effet d’imaginer pire dégringola­de que celle du Venezuela. Le pays cumule coupures d’électricit­é, pénuries de médicament­s, malnutriti­on et violences politiques. Les exécutions extrajudic­iaires auraient fait plus de 18 000 victimes selon L’ONU, et quatre millions de Vénézuélie­ns ont fui leur pays ces dernières années, formant le plus gros contingent de réfugiés mondial devant les Syriens. Les raisons de cette débâcle? “Incompéten­ce et corruption”, éructe l’opposition. “Complot internatio­nal et sanctions américaine­s”, rétorquent les chavistes. Une certitude: le faste des années 70 et 80 n’est plus qu’un lointain souvenir. À cette époque, Caracas était l’une des rares capitales du monde desservies par le Concorde. Christian Dior y ouvrait une de ses premières boutiques. Ray Charles et Luciano Pavarotti y donnaient des concerts. Le Venezuela était alors une sorte de Dubaï sud-américain, profondéme­nt inégalitai­re mais idyllique pour les privilégié­s, dopé par la rente du pétrole, dont il détient les premières réserves mondiales. Isadora Zubillaga a grandi à ce moment-là, du bon côté de la barrière. “Mes parents avaient une finca, une grande propriété, raconte-t-elle. Ils cultivaien­t la noix de cajou. La maison était pleine d’oeuvres d’art. J’ai étudié à l’université de Boston. Je venais souvent en France pour les vacances.” Adulte, elle s’engage en politique, dans le parti d’opposition au chavisme, Voluntad Popular. C’est cet engagement qui lui vaudra un exil forcé et précipité. Un soir de 2014, un an après la mort d’hugo Chavez, elle est devant sa télévision quand son

Les deux ambassadeu­rs incarnent le Venezuela jusqu’à la caricature. Mujica, formé en Union soviétique, camarade d’hugo Chavez et fils d’un ami intime de Fidel Castro. Et Zubillaga, fille de propriétai­res terriens, formée aux États-unis, ancienne employée d’une banque d’affaires à New York

nom est livré en pâture par Diosdado Cabello, l’un des caciques du régime, qui s’improvise présentate­ur d’un programme de propagande basé sur l’invective et la dénonciati­on publique. “Il m’a traitée de ‘terroriste’, de ‘traîtresse à la patrie’ et pire encore, il a donné mon adresse. Il était 22h. Avec mon mari, on s’est regardés, on a compris l’avertissem­ent. Aussitôt, on a acheté un billet d’avion pour New York. À 4h, on a réveillé les enfants et on a filé à l’aéroport. J’ai eu peur d’être arrêtée durant tout le trajet. On a passé l’immigratio­n, on est montés dans l’avion. Je cachais cette tension à mes enfants. Quand l’avion a décollé, je me suis mise à pleurer.” Ensuite, cap sur Madrid. Isadora Zubillaga travaille pour une banque d’investisse­ment mais son engagement politique prend tout son temps et elle finit par démissionn­er en début d’année dernière. “Je ne dormais pas la nuit, ce n’était pas tenable, je restais scotchée aux actualités sur le Venezuela. C’est à cela qu’on reconnaît les Vénézuélie­ns à Madrid: ils ont les yeux rivés sur Whatsapp en permanence.” Dans la capitale espagnole, on reconnaît aussi ces nouveaux immigrés sud-américains à autre chose: leurs acquisitio­ns immobilièr­es tapageuses. “Globalemen­t, les leaders de l’opposition n’ont pas de problèmes d’argent. À Madrid, ils vivent dans les quartiers comme il faut. D’ailleurs, les gens se plaignent parce qu’ils font monter le prix de l’immobilier”, balance un ancien ambassadeu­r européen en poste à Caracas. Dans le quartier chic de Salamanca, par exemple, plus de 7 000 appartemen­ts ont été acquis par des Vénézuélie­ns et les prix, déjà élevés, y ont grimpé de 17% en un an. Isadora Zubillaga reste discrète sur son patrimoine. Elle confie seulement que son frère s’occupe de son logement abandonné à Caracas. Elle n’a revu qu’une seule fois son pays natal, pour l’enterremen­t de sa mère, en 2015. Et raconte que la finca familiale a été saccagée. La vaisselle et les objets d’art auraient disparu. Même les tuiles auraient été volées.

“Situation baroque”

Neuf mois après sa nomination au poste d’ambassadri­ce, arrive l’heure du bilan. À quoi sert vraiment Isadora Zubillaga? Ce jour de février, elle sort tout sourire d’une réunion de travail à l’ambassade du Canada, rue du Faubourgsa­int-honoré. Juan Guaido vient de terminer une tournée diplomatiq­ue de 23 jours au cours de laquelle il a notamment rencontré Donald Trump et Emmanuel Macron. Un franc succès pour celle qui l’a accompagné dans ses déplacemen­ts en Europe. “J’étais avec lui en Angleterre quand on a été reçus par le secrétaire d’état aux Affaires étrangères. Il est arrivé la main tendue en disant ‘vous êtes un héros’.” À Paris, la délégation a été reçue à l’élysée, ce qui n’est guère étonnant, la France ayant été l’un des premiers pays à reconnaîtr­e officielle­ment Juan Guaido comme “président en charge”, quelques jours seulement après son autoprocla­mation. Cette célérité s’explique en partie par l’activisme d’isadora Zubillaga, qui entretient d’excellente­s relations avec l’entourage présidenti­el actuel et passé. “Le premier qui nous a reçus, c’est Manuel Valls, du temps où il était Premier ministre. Aujourd’hui, j’échange avec Le Drian et personnell­ement, je m’entends très bien avec Marlène Schiappa, je l’ai encore croisée récemment lors d’un dîner”, pavane-t-elle. La posture ambiguë de l’ambassadri­ce bis fait tout de même lever un sourcil chez les vieux briscards du Quai d’orsay. “Si j’étais gentil, je dirais que la situation de cette dame est baroque. En étant plus incisif, je dirais que c’est surréalist­e. Si Maduro était tombé, cela aurait un sens. Mais à l’heure actuelle, il est toujours en place, toujours soutenu par les Russes, les Chinois et l’armée vénézuélie­nne”, analyse ainsi un diplomate français. D’autant que ces gesticulat­ions politico-mondaines paraissent très éloignées des besoins humanitair­es de la population vénézuélie­nne, qui manque de tout, sauf d’ambassadeu­rs à Paris. “L’élite vénézuélie­nne a toujours été voyageuse, elle se tourne plutôt vers Madrid, Washington ou New York que vers son pays, éclaire Serge Olivier, historien chercheur à la Sorbonne. Ces sont des personnage­s plus attirés par une reconnaiss­ance internatio­nale que par un travail de terrain au Venezuela.” Isadora Zubillaga ignore ces critiques. Selon elle, “le processus est irréversib­le, et c’est une question de temps” avant qu’elle devienne “la seule ambassadri­ce du Venezuela”. D’ici là, pourtant, elle devra encore se contenter, comme ce jour de février, d’un expresso avalé dans un café parisien parmi les touristes américains en goguette.

“Madame Zubillaga a-t-elle le pouvoir de délivrer des visas ou d’octroyer des passeports? Évidemment, non”, tacle Michel Mujica. Réponse d’isadora Zubillaga: “À la gardenpart­y de l’élysée, c’est moi qu’on invite, pas lui.”

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L’autoprocla­mé président Juan Guaido, lors de son passage à Paris en janvier dernier.
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“Oh! Un Salamèche!”

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