“CES ÉPIDÉMIES SONT UN MIROIR DANS LEQUEL L’HUMANITÉ VOIT SON PROPRE REFLET”
Historien de la médecine à Yale, spécialiste des épidémies, Frank Snowden vient de publier Epidemics and Society: From the Black Death to the Present (non traduit en français). Son propos: les sociétés produisent des épidémies qui leur ressemblent, et la manière dont elles y répondent reflètent leurs valeurs et leurs principes. Alors, que nous dit le Coronavirus?
Vous écrivez que les épidémies révèlent les failles produites par la société. Où sont nos failles dans cette crise-là? Je crois que les pandémies n’arrivent pas par hasard. Dans notre cas, nous avons créé un monde terriblement surpeuplé avec 7, 8 milliards d’habitants. Les gens sont concentrés de façon très dense dans des villes énormes. Partout dans le monde, nous avons des transports très rapides, des millions de gens en mouvement constant, de telle sorte que ce qui se passe à Jakarta le matin arrive le soir à Paris ou New York. Nous sommes vulnérables, particulièrement aux maladies pulmonaires, qui se transmettent par l’air. Un autre aspect de notre vulnérabilité est dû à ce que nous faisons à notre environnement. Nous envahissons des habitats naturels et, par conséquent, nous avons des contacts que nous n’avions jamais eu auparavant avec des animaux qui sont des réservoirs à virus. Ce n’est donc pas un hasard si l’homme est de plus en plus contaminé par des animaux ou des arbres. Il semble également que ces virus, du H1N1 jusqu’au coronavirus, en passant par le SRAS et la grippe aviaire, sont toujours plus nombreux. C’est particulièrement dramatique, car notre civilisation n’y est pas préparée.
Pensez-vous que cette crise pourrait conduire certains gouvernements à justement modifier leur politique environnementale? Il est trop tôt pour le savoir. Mais L’OMS nous invite, d’une certaine façon, à admettre nos failles. Si nous ne le faisons pas, si nous ne réagissons pas de façon scientifique, nous affronterons de plus en plus de crises, qui seront de plus en plus graves. En 2009, L’OMS avait publié un texte qui révélait l’état d’impréparation du monde face aux pandémies. Le titre était Un monde en péril. Comme pour l’environnement, je crois qu’il faut une politique de santé publique à long terme. Vivre avec des milliards de microbes fait partie de notre nature d’êtres humains. Il est essentiel de comprendre cela. Au xxe et au xxie siècle, nous avons connu la grippe espagnole, le H1N1, Ébola. A chaque fois, au pic de la crise, tout le monde réalise d’un coup qu’il faut faire quelque chose, alors on trouve des fonds, et on cherche le vaccin qui sera notre arme magique. Mais une fois que les crises disparaissent, on oublie. Le challenge du coronavirus, c’est de le voir comme un réveil pour un engagement durable.
Plusieurs actes de racisme ont touché la communauté asiatique depuis le début de la crise. La xénophobie accompagne-t-elle toujours les pandémies? Les périodes de peste ont été des moments extrêmement violents, il y avait des vagues de xénophobie, on essayait de trouver un coupable à blâmer. Un exemple, en France: le jour de la Saint-valentin de 1349, à Strasbourg, la municipalité accuse les 2000 Juifs vivant dans la ville d’avoir répandu la peste en empoisonnant les puits. Elle leur donne une alternative: se convertir, ou mourir. Ceux qui refusent de se convertir sont brûlés vivants. Très clairement, le coronavirus a le même potentiel. Des Asiatiques ont été attaqués dans le métro de New York, les Chinatown du monde entier ont été désertés, comme s’il y avait quelque chose dans L’ADN des Chinois qui les rendaient coupables. En Italie, on l’a vu dans le Piémont, en
Lombardie, ou en Vénétie: c’est la chasse à la sorcière – en l’occurrence la chasse au patient zéro–, comme s’il y avait un ennemi qu’il fallait blâmer, trouver, arrêter. Ces crises de santé publique touchent les aires les plus fragiles de notre psyché et révèlent nos plus grandes inquiétudes. Elles posent le dilemme de la mortalité, de nos relations aux autres et de nos valeurs morales. Dans un sens, on pourrait dire que ces épidémies sont un miroir dans lequel l’humanité voit son propre reflet, avec ses côtés sombres et les aspects les plus beaux de notre nature.
Est-il plus facile pour un gouvernement autoritaire de lutter contre un virus que pour un régime démocratique, comme on l’entend souvent? L’idée qu’il faut se comporter de façon médiévale, qu’une dictature est le meilleur régime pour combattre un virus, est fausse. L’histoire nous apprend que parfois, ce n’est pas l’épidémie qui fait fuir, mais les mesures prises pour la contrer. En septembre 1896, Bombay connaît par une épidémie de peste et 800 000 habitants sont touchés. En décembre, plus de la moitié de la population a déserté la ville, pas par peur de l’épidémie, mais par crainte des moyens martiaux déployés. Avec Ébola, les mesures violentes et coercitives n’ont fait qu’empirer la situation en Afrique de l’ouest. Quand la Chine a placé Wuhan sous cloche, des dizaines de milliers de personnes ont pris des avions pour partir. Et pareil en Italie: des habitants du Nord du pays ont voulu à tout prix aller au Sud, quand la partie méridionale n’était pas encore mise en quarantaine. Ce n’est donc pas une question de régime, c’est une question de préparation. Et la meilleure manière d’adopter les mesures à long terme pour protéger notre planète et nous-mêmes, c’est de faire participer les citoyens.
Le coronavirus laissera-t-il une trace sociale, comme les autres épidémies? Sans aucun doute. Lors de la peste bubonique –des pièces de théâtre de l’époque en attestent–, les relations familiales ont été mises à rude épreuve, des parents se sont éloignés de leurs enfants, des époux l’un de l’autre… Cela affecte aussi gravement l’économie, et le coronavirus conduira, je crois, à des syndromes de stress posttraumatique pour ceux qui auront été infectés par la maladie ou confrontés à ses incertitudes. Est-ce que cela s’arrêtera un jour? Est-ce que ma vie, ou celle de mes proches, est en danger? Est-ce que je vais me retrouver au chômage? Est-ce que l’économie va s’écrouler? C’est un stress psychologique majeur, avec de profondes conséquences.
Pour lutter contre la peste, les gens portaient, parfois, des herbes aromatiques autour du cou, certains sniffaient du vinaigre, d’autres avaient des costumes. Le coronavirus n’a pas échappé non plus à l’automédication. Quand quelqu’un est confronté à une menace majeure dont la cause est inconnue, il a le sentiment qu’il doit, d’une certaine façon, trouver l’explication lui-même, se défendre seul. Le résultat, ce sont les théories du complot. L’OMS a d’ailleurs déclaré qu’il y avait une infodémie, c’est-à-dire une épidémie de fausses informations, qui se propage à la même vitesse que l’épidémie. Cela crée d’énormes problèmes pour les politiques de santé publique et rend la tâche de combattre le virus de façon rationnelle plus compliquée encore.
Pour l’heure, la réponse des pays n’est pas globale, et chacun semble mener sa propre politique, notamment en Europe… Les pays sont divisés sur la façon d’affronter la crise. L’italie est isolée, et l’union européenne n’a pas de stratégie commune. Si cela continue, cela affaiblira l’europe et le monde car nous n’avons pas besoin de moins, mais de plus de coopération. Nous devrons comprendre qu’en fin de compte, nous sommes tous ensemble. Nous devons nous rassembler, car seuls notre intelligence et le sentiment de faire communauté nous permettront de nous protéger. Espérons que la raison et l’internationalisme en termes de santé publique prévaudront, plutôt que la xénophobie et le nationalisme. J’espère que le mur de Trump ne deviendra pas
temps.•tous une métaphore de notre
“L’IDÉE QU’UNE DICTATURE EST LE MEILLEUR RÉGIME POUR COMBATTRE UN VIRUS EST FAUSSE. PARFOIS, CE N’EST PAS L’ÉPIDÉMIE QUI FAIT FUIR, MAIS LES MESURES PRISES POUR LA CONTRER”