Society (France)

“C’EST PAS POUR AUTANT QU’ON A LA PESTE”

- PAR JOACHIM BARBIER, À MODANE, MILAN ET BARDONECCH­IA PHOTOS: PABLO CHIGNARD POUR SOCIETY

Deux pays frères, une frontière la plupart du temps invisible et puis, d’un coup, l’épidémie. Depuis le début de la propagatio­n du Covid-19 en Europe, l’italie vit la catastroph­e avec une semaine d’avance sur la France. Du 6 au 12 février derniers, du lockdown de l’un au lockdown de l’autre, reportage à cheval entre les deux territoire­s.

C’est un TGV du vendredi, l’un de ceux remplis de “city breakers” qui profitent de la grande vitesse pour se rendre à Milan depuis Paris, en sept heures. Ce n’est ni rapide ni donné, juste une autre expérience que les vols low cost qui atterrisse­nt sur des pistes d’aéroport situées à 80 kilomètres de l’endroit que l’on est censé(e) rejoindre. Nous sommes le 6 mars, et cela fait plusieurs semaines que la Lombardie tente de limiter l’expansion du coronaviru­s et se barricade progressiv­ement du reste du monde. Le train est aux trois quarts vide au départ de la gare de Lyon. Comme si, dans la tête des Français, l’italie était le coronaviru­s. “Cela fait dix jours que c’est comme ça”, soupire le “barista” en disposant les boissons sur le comptoir du wagon-restaurant rebaptisé “Caffè centrale”, pour faire italien. Les employés de Newrest, le prestatair­e de la SNCF pour la restaurati­on à bord, descendent désormais en gare de Modane, la dernière halte française avant le passage de la frontière. Une mesure prise le 25 février par la direction, pour ne pas exposer les salariés au risque d’infection. Le train quitte Paris. Les Italiens portent un masque, les Français font comme s’ils n’en voyaient pas l’utilité. Les statistiqu­es disent alors: 3 000 cas d’un côté des Alpes, moins de 500 de l’autre. L’italie, depuis le début, est le pays le plus touché d’europe. Mais l’existence normale fait encore illusion. Les quelques Français présents dans le TGV partent faire du ski en famille, sans avoir le sentiment de risquer leur vie dans une zone contaminée. Ce n’est pas –encore– le retour du Dernier Train pour Busan, le film d’horreur coréen où un virus inconnu infecte progressiv­ement tout un train.

Avant Milan, il y a Chambéry, Modane, puis les arrêts qui donnent l’accès aux stations du Piémont: Bardonecch­ia, Oulx-sestrières et Susa. On peut même se contenter de Turin. Le chef de bord annonce toutes les gares desservies. Il prononce “Navarre” à la place de “Novare”, peut-être en espérant secrètemen­t être aiguillé vers le Nord de l’espagne plutôt que le Nord de l’italie. Au bout de deux heures, un Italien masqué vient se plaindre au contrôleur. Il explique dans sa langue qu’il est “italien” et donc “qu’[il a] le coronaviru­s” et que ce groupe assis dans le même wagon que lui fait beaucoup de bruit et l’empêche de se reposer. Le contrôleur lui répond que “oui, ils font un peu de bruit” mais qu’il ne peut pas “les déplacer”. L’italien retourne à son siège et se pose devant un film sur son portable, un brin agacé. Le contrôleur: “Il me fait chier avec son masque de canard, celui-là. C’est pas de ma faute s’il a pas dormi la nuit dernière.” Dans le local des contrôleur­s, il est écrit sur une feuille A4: “Des masques sont à votre dispositio­n dans le vestiaire, dans une boîte jaune.” Le contrôleur n’a pas dû estimer qu’il en avait besoin.

Le train se déleste de quelques familles à Chambéry, repart à travers la vallée de la Maurienne. Un couple de retraités. Lui est sur une grille de mots fléchés. Une quinte de toux le secoue. Elle: Tu tousses, t’as mauvaise haleine… Lui: ... Elle: Tu tousses, t’as mauvaise haleine! Lui: Oui, oui. Elle: T’as envoyé le message à Paulette? Lui: Oui, oui. Ils descendent en gare de Modane. Ils sont accueillis par un ami qui ne sait pas comment dire bonjour. “On se touche quand même, rigole-t-il. Allez, on se fait quand même la bise.” Sur le quai, deux jeunes hommes sont cernés par des policiers de la PAF. Ils sont remis dans le train vers l’italie, d’où ils sont venus. Il n’y a aucun contrôle sanitaire, ni dans un sens ni dans l’autre.

Les deux employés de Newrest descendent. Sans regrets. Une partie de leur salaire est un pourcentag­e sur les ventes, “mais de toute façon, y a personne”, souffle l’un des deux. Finir à Modane, cela fait un retour plus rapide vers Paris alors, comme le dit l’autre, “c’est presque des vacances”. Sortie du tunnel. Les derniers passagers skieurs descendent à Bardonecch­ia et Oulx. Plus les deux étrangers renvoyés en Italie. La contrôleus­e italienne est invisible, barricadée dans son local. Elle n’est qu’une voix, trilingue (italien, français et anglais), qui annonce les dernières gares. Personne ne monte à Vercelli, personne ne monte à Novare. Sur le quai de Milan-garibaldi, terminus du voyage, onze personnes descendent. Des Italiens de retour au pays. Et des Français qui, dans leurs derniers moments d’insoucianc­e, profitent de Milan quasi déserte. Une drôle de sensation: ni une ville fantôme ni une ville totalement vivante. En attente de quelque chose de plus clair ; du pire,

ou d’une améliorati­on. À 50 kilomètres au sud, plusieurs communes de la province de Lodi sont déjà en quarantain­e. Impossible d’y parvenir par la route. Tous les accès sont bloqués par l’armée et la police. Impossible aussi d’y arriver par voie ferroviair­e: le train ne s’arrête plus aux gares. Lodi, c’est l’épicentre de l’épidémie en Lombardie. À la fois loin et proche de Milan, dont les habitants tentent de vivre, encore pour quelques heures, comme si de rien n’était. Malgré les messages de prévention. Sur toutes les devantures des magasins et des lieux publics, il est rappelé que le gouverneme­nt et la chambre de commerce de la ville recommande­nt fortement aux gens de ne pas s’approcher à moins d’un mètre les uns des autres. Mais on continue à se toucher entre proches. Ce week-end-là, le premier à ressembler à l’arrivée du printemps, les familles se sont retrouvées au parc pour profiter des premiers rayons de soleil. On s’y embrasse et on s’y câline, seulement entre enfants et parents. Le reste du temps, faute d’école, rien: plus de goûters avec les copains, plus de cinéma, plus de sport. Une vie de basse intensité. Heureuseme­nt, il reste le calcio. En Italie, le football est un paradigme: s’il disparaît, c’est bien le signe de la gravité de la situation. Pour l’instant, il est encore là.

Le lendemain, la gare de Garibaldi est tout aussi déserte. Au bureau de tabac, Pietro fait des grands signes de découragem­ent. “C’est la mort! C’est la mort!” Il en veut à ceux qui se protègent, comme si la prévention rendait visible le virus. “Regarde-moi tous ces couillons avec leurs masques.” Il explique que sans les Français, qui d’habitude se déversent par milliers à la gare du terminus, il ne tiendra “pas longtemps”. Un groupe de carabinier­s glande à l’entrée

SI PROCHE ET SI LOIN DE L’ITALIE, ANNE, LA RÉCEPTIONN­ISTE DE L’HÔTEL DU COMMERCE DE MODANE, NE SAIT PAS “S’IL EST TROP TÔT OU TROP TARD POUR AVOIR PEUR”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France