“ON NOUS EXPLOITE POUR PROTÉGER LES AUTRES”
Dans le centre de l’italie, Maria et ses collègues ont mené pendant une semaine une opération de désinfection contre le coronavirus. Les mesures de protection pour les travailleuses étaient insuffisantes, voire inexistantes, accusent-elles.
23 février. L’urgence coronavirus est déclarée en Italie. Le lendemain, dans un village du Centre du pays, une usine de textile se prépare à une opération de désinfection. Maria* et ses trois collègues sont mobilisées. “On nous a dit qu’il fallait désinfecter, et de toute urgence”, raconte-t-elle. Plus de 700 mètres carrés à passer au peigne fin, du sol au plafond. Sans consignes particulières, les quatre femmes enfilent les gants et les masques qu’elles utilisent habituellement. Il faudra attendre trois jours avant que les dispositifs de protection ne leur soient communiqués. “Et quand la circulaire est tombée, nous avons réalisé que nous avions commencé la désinfection avec les mauvais masques”, enrage la jeune femme. Pire encore: un aprèsmidi, alors que l’opération suit son cours, Maria croise d’autres collègues pendant une pause. Elles travaillent pour des petites entreprises familiales, de moins de dix salariés. Elles ne portent aucune protection. Ni masque ni gants. “Personne ne leur avait rien dit!” déplore Maria. D’autant plus inquiétant que ces femmes de ménage doivent “nettoyer les écoles, les salles de gym… Des nids à germes. Et elles étaient lâchées comme ça, sans rien. C’est assassin!” De fait, “une désinfection dans l’urgence coronavirus ne correspond pas à une opération de désinfection ordinaire”, estime Augusto Bastianello, médecin du travail à Milan. Selon les dispositions du ministère de la Santé italien, il faut utiliser des produits plus agressifs, des détergents à base de chlore et des dégraissants en grande quantité. Pour que les masques soient efficaces, ils doivent aussi être changés régulièrement. “Quand l’intérieur du filtre devient plus foncé”, explique Maria en faisant la démonstration. Sauf que la jeune femme et ses collègues n’avaient “qu’un pack de dix masques pour quatre, pour une semaine. Le calcul est vite fait”. Lorsque son employeur en a commandé de nouveaux, dit-elle, les stocks des fournisseurs étaient à sec. Elles ont finalement été contraintes de se procurer leur matériel de protection elles-mêmes, dans des magasins les vendant au détail.
“Honteux”
Maria ne vient pas de découvrir le problème des conditions de travail dans le secteur du nettoyage, mais les derniers jours ont été le coup de trop pour elle. “Avec le coronavirus, j’ai vu comment on utilisait une main-d’oeuvre déjà exploitée pour protéger les autres.” Dans sa profession, Maria a été l’une des rares à prendre la parole. Et sous le couvert de l’anonymat. Le signe d’un métier précarisé où les travailleuses –75% des salariés du secteur sont des femmes, selon le syndicat UILTUCS– “ont peur”. Marco Verzari, secrétaire national du syndicat Uiltrasporti, parle d’horaires fluctuants, de risques de chute ou d’inhaler des produits toxiques, de stress, de fatigue… tout cela pour des salaires “honteux”. En moyenne, une femme de ménage gagne 650 euros par mois. “Je gagne 6,88 euros brut par heure, soit à peu près cinq euros net, confie Maria. J’en connais certaines qui gagnent 2,50 euros de l’heure.” La situation est moins critique dans les hôpitaux où, explique Marco Verzari, “tout le monde a des masques”. À l’institut Spallanzani à Rome, Anna, femme de ménage dans cet hôpital spécialisé dans les maladies infectieuses, confirme: “Nous devons suivre les dispositifs de précaution habituels, nous avons tout le matériel nécessaire et nous avons reçu une formation sur les procédures spécifiques liées au coronavirus.” De quoi faire face à la crise? Le 16 mars, 2158 personnes étaient mortes du coronavirus en Italie.
du quai. Il n’y a aucun profil d’étranger à interroger. Le contrôleur italien: “Je n’ai jamais vu ces trains aussi vides. Ça me rappelle la coulée de boue en Savoie qui avait coupé la ligne en 2019.” Mais le train démarre quand même, direction la France. Parmi les quelques voyageurs, une famille franco-italienne. Le père, italien, regarde sur Facebook une publication à propos de la courbe exponentielle des nouveaux cas dans son pays. Accroché à lui, son fils de 4 ans fait tourner un avion miniature. Il postillonne en imitant le vrombissement des turbines. Son père lui lance des yeux noirs: “C’est pas propre, ce que tu fais!” Le train arrive à Modane. Les employés français du wagonrestaurant saluent le contrôleur italien qui, lui, n’ira pas plus loin. Modane ressemble à un checkpoint où les deux pays s’échangent leurs salariés otages du coronavirus.
Les Français vannent l’italien: “T’as bonne mine.” Ils se saluent avec le coude. La PAF monte dans les wagons et demande les papiers d’identité en fonction du faciès. Un Pakistanais montre sa demande d’asile en France. Ils veulent vérifier quand même. Le jeune homme est en règle, il habite à Aubervilliers. Sur le quai, une policière de la PAF: “Putain, 35 personnes dans le train. J’ai jamais vu ça. Et bientôt, ça sera trois fois moins.” Bien senti: deux heures plus tard, le gouvernement italien annonce qu’il met l’ensemble de la Lombardie en quarantaine. À Milan, la gare voit alors affluer une foule pressée de sortir des limites de la région avant le lockdown. Trop de panique, de précipitation et de bruits de valise à roulettes pour que Pietro et son tabac retrouvent le sourire. “J’ai peur que cette histoire nous éloigne”
Cinq jours plus tard. Tout a basculé, si vite. Plus de football, plus rien. L’italie s’est coupée du monde et d’ellemême. Le gouvernement a ordonné à tous ses citoyens de rester à la maison. Un confinement national et absolu alors que le nombre de cas et de décès laisse penser que le coronavirus, effectivement, n’est pas qu’une “grippe un peu sévère”. On a passé les 10 000 cas dans le pays. Mais à Modane, sur le versant français de l’épidémie, on est toujours sept jours en retard. Sentiment d’être protégés par les montagnes, mais aussi légèrement inquiets par les mesures radicales prises par les autorités italiennes. Sur le quai de la gare, les policiers de la PAF portent un masque et c’est nouveau, le seul détail qui dit quelque chose de la prise de conscience de l’épidémie. Pour le reste, toujours aucun contrôle sanitaire mis en place. Et toujours les trois migrants qui se sont fait arrêter en pensant qu’il suffirait de prendre un train à Bardonecchia pour se retrouver quinze minutes plus tard en France. Eux aussi portent un masque, qu’on leur a remis. L’un des flics se demande, un peu énervé, “pourquoi la SNCF assure encore la ligne entre la France et Milan”. Il a l’air de dire que contrôler des trains vides n’est pas la mission qu’on lui a confiée. Pour l’instant, le coronavirus à Modane, ce n’est guère plus que les conséquences d’une grève des transports. “Il y a eu un cas à Saint-jean-de-maurienne qui a été hospitalisé à Chambéry”, lâche, bien informée, Anne, la réceptionniste de l’hôtel du Commerce, en face de la gare. “Pour le reste, c’est des annulations de réservation en cascade.” Et quelques réactions de rejet primaire pour tout ce qui vient de l’autre côté de la frontière. “J’ai un client italien qui habite ici, à Modane. L’autre matin, quand il est arrivé au bar, il a commandé son café dans sa langue maternelle. Tous les autres se sont éloignés de lui de trois mètres.” Anne a surtout peur “pour l’humain”: “Je ne veux pas céder à la psychose, parce que j’ai peur que cette histoire nous éloigne.” Si proche et si loin de l’italie, elle ne sait pas “s’il est trop tôt ou trop tard pour avoir peur”. En face de l’hôtel, à la gare routière, Federico est au volant d’un minibus qui relie plusieurs fois par jour Modane à Bardonecchia. Une ligne du va-et-vient transfrontalier. Les Français vont acheter des cigarettes et de l’alcool moins cher chez leurs voisins qui, eux, viennent se fournir en médicaments. Il est le seul à porter un masque dans les rues de Modane. Et il est bien conscient
“JE NE VEUX PAS DIRE QU’UN PAYS EST MIEUX QU’UN AUTRE, MAIS POURQUOI VOUS NE FAITES PRESQUE RIEN EN FRANCE? VOUS AVEZ, AVEC NOUS, DEVANT VOS YEUX, CE QUI VA SE PASSER CHEZ VOUS”
Federico, chauffeur de bus entre Modane et Bardonecchia
du regard que l’on porte sur l’italie du côté de la France. “Mais c’est pas pour autant qu’on a la peste.” Il a l’air énervé. “Je ne veux pas dire qu’un pays est mieux qu’un autre, mais pourquoi vous ne faites presque rien en France? Vous avez, avec nous, devant vos yeux, ce qui va se passer chez vous. J’ai vu des photos de ces 3 000 enfants en Bretagne habillés en Schtroumpfs, j’ai vu les images des supporters du PSG devant leur stade. Vous n’avez pas l’air de réaliser. C’est une pandémie!”
La montée vers le tunnel du Fréjus est une suite de poids lourds à l’arrêt. Et au sommet, c’est toujours l’espace Schengen qui prévaut. Tout le monde passe dans les deux sens, sans présence de police, de douanes ni de services sanitaires. Depuis sa cabine de péage, un employé de la société d’exploitation du tunnel prévient: “Bardonecchia, c’est Walking Dead.” Quelques kilomètres plus bas, la station italienne est effectivement une ville fantôme. Vidée de son activité et de sa raison d’être. Samedi 7 mars débutait la plus grosse semaine de la saison. Il avait neigé un mètre de poudreuse quelques jours plus tôt. Des milliers de touristes italiens et étrangers s’apprêtaient à profiter d’une semaine de ski de printemps. Et le lundi, au lendemain de l’annonce du décret du Premier ministre, tout le monde est reparti en catastrophe. Depuis, la station attend la fin d’une saison d’hiver qui ne reprendra pas. Des rues désertes, des magasins fermés. Seuls les aboiements des chiens apportent un brin de vie. Et seules les navettes qui transportent habituellement les skieurs vers les pistes continuent de rouler. Plus pour la forme qu’autre chose. Des rubans rouge et blanc cerclent l’entrée des véhicules, afin d’obliger les passagers à entrer par la porte arrière et ainsi ne pas s’approcher du conducteur. À la gare, une contrôleuse affirme, peut-être aussi pour la forme, que “tout est sous contrôle”, avec un large sourire et en regardant passer et s’arrêter des trains vides. À l’extérieur, deux carabiniers sont sur les dents et sur les nerfs. C’est le premier jour du confinement général, qui impose à tous les Italiens de rester à la maison, sauf cas de force majeure. Alors, ils contrôlent les quelques personnes qui se promènent dans la rue. Deux adolescents se font arrêter. “Qu’est-ce que vous faites là? –On va à la gare. –Pas de gare, vous rentrez.” Puis un couple. Les carabiniers contrôlent les papiers d’identité des deux conjoints et posent beaucoup de questions sur leur présence à l’extérieur. Ils finissent par leur donner un laissez-passer, qu’il doivent signer pour indiquer qu’ils sont conscients des risques encourus. À l’autre bout de la station, Amanda, la cinquantaine bronzée, s’autorise quelques pas dehors. Elle dresse la liste de ses proches en prise avec les conséquences de la pandémie: son frère isolé en quarantaine à Turin, parce qu’il est docteur ; cette amie, sûrement aisée, qui était aux sports d’hiver à Cortina d’ampezzo et qui a dû rejoindre sa résidence secondaire sur la côte ligure puisqu’elle ne pouvait pas rentrer chez elle, à Milan ; sa mère, qui travaille à la station de Montgenèvre, dont le domaine skiable est à cheval sur les deux pays et qui pourrait bien se retrouver au chômage si la France prenait bientôt les mêmes dispositions que l’italie. Amanda, elle, s’habitue à passer ses journées chez elle. Quand on lui demande ce qu’elle y fait pour tuer le temps, elle répond, comme si l’urgence qui traverse l’italie avait
temps.”•tous rendu cela évident: “Je nettoie. Tout le
Des millions de gens confinés, “en quatorzaine” ou bloqués chez eux, contraints de télétravailler ou de garder leurs enfants: le coronavirus s’est décidément introduit jusque chez nous. Alors, comment vivre à l’heure de la grande mise sous cloche?
Passé une certaine heure de la soirée, rien de bon n’arrive quand un téléphone sonne. Marc aurait dû le savoir au moment où il a décroché pour répondre à son ami “un peu au taquet sur le coronavirus”, à 23h. “Il me lâche: ‘Marc, il faut que tu te barres.’ La région où j’étais, dans le Nord de l’italie, allait être mise en quarantaine et si je ne partais pas maintenant, c’était fini.” Marc panique, entasse ses affaires dans sa Fiat et appelle sa copine, Héloïse, qui vit à Paris. Devant lui, 1 000 kilomètres et dix heures de conduite. Il prend la route et file dans la nuit. Deux jours plus tard, le 9 mars, les écoles, lycées et universités ferment. Les manifestations culturelles, sportives, ainsi que les cérémonies civiles et religieuses sont suspendues. Environ 60 millions d’italiens sont cloîtrés chez eux. Le mercredi, les derniers lieux de vie encore ouverts, tels que les restaurants et bars, tirent eux aussi le rideau. Depuis, les Italiens doivent s’efforcer de limiter leurs déplacements au strict nécessaire: le travail, l’alimentation et la santé. Un pays à l’arrêt et des habitants qui font avec: c’est ce qui est donc aussi arrivé à la France le week-end des 14 et 15 mars, avec une semaine de retard. Un défi collectif qui attend des sociétés entières, et qui pose quelques questions, que Pierre, rentré de Milan il y a quinze jours, résume ainsi: “Tu peux sortir? Un peu? Pas du tout? Avec un masque, c’est bon? Il faut des gants? Et puis chez toi, quelles sont les règles à respecter? Il n’y a pas de pédagogie là-dessus. Il va falloir qu’il y ait un guide.” Le voici, donc.
Étape 1: opération désinfection
Quand Annie, 67 ans a quitté Paris le 5 mars, pour se rendre à Moscou, elle a pris soin d’emporter quatre choses avec elle: son alcool à 90°, ses compresses, son gel hydroalcoolique et son masque. Le quatuor gagnant pour un périple sans microbes. À l’aéroport, elle a commandé un café chez Paul. “J’ai désinfecté le plateau, la table et mes mains.” Elle est ensuite montée à bord de l’avion. “J’ai pris mes compresses et mon alcool à 90°, puis j’ai désinfecté une nouvelle fois mon siège, mes accoudoirs et le dos du siège de devant. J’ai mis mon masque, et je n’ai rien mangé ni bu du voyage.” À son arrivée en Russie, Annie s’est mise en quarantaine, comme l’ambassade le lui avait demandé. Loin des bactéries et d’une possible contagion, donc. Une paix de courte durée. “Mon mari, qui était revenu de France avant moi, n’est pas contraint, lui, de faire sa ‘quatorzaine’, alors il sort et rentre dans l’appartement tous les jours”, soupire-t-elle. Du coup? Du coup, rebelote. Annie se met du gel sur les mains au moindre contact, passe du pschitt sur ses draps, ses oreillers, et nettoie chaque meuble de son appartement en contact avec son mari. “J’ai l’air relax comme ça au téléphone, mais en réalité, je suis un peu stressée. Je pense beaucoup à la maladie. Tout à l’heure, je me suis sentie un peu fiévreuse et je me suis dit: ‘Ça y est, c’est arrivé!’ Je me pose plein de questions. Notamment: est-ce qu’on va tous mourir?” À cette question, la réponse est non. À ce stade, le taux de létalité du virus dans le monde est de 3,7%. Chez les plus de 80 ans, il grimpe toutefois à 22%, selon un rapport de L’OMS.
Étape 2: faut-il faire des stocks?
Impossible d’échapper aux photos de rayons de supermarché vidés de leurs paquets de pâtes, de riz et de leurs rouleaux de papier toilette. Entre le 2 et le 8 mars, par exemple, les ventes de produits d’épicerie –pâtes, riz et conserves– ont augmenté de 21% en France. Charlotte, 34 ans, fait partie de ces Français qui ont fait des “stocks”. Sur le site internet de Monoprix, au lieu d’opter pour trois paquets de pâtes comme d’habitude, elle en a acheté six, et à la place des deux bouteilles d’eau d’1,5 litre traditionnelles, elle en a pris huit. Puis, elle a cliqué sur les photos miniatures de sachets de riz, de boîtes de lait pour enfant et d’autres “denrées non périssables”. “Je ne suis pas dans la psychose, mais si on doit rester confinés, autant qu’on ait à manger, pose-t-elle comme une évidence. J’ai calculé grosso modo pour dix jours.” Ni plus ni moins. “Je ne me voyais pas non plus stocker de la bouffe à la cave.” Seulement voilà, la vie n’est pas faite que de pandémies mondiales, il y a aussi les camions en retard et les livraisons qui n’arrivent jamais. “Je suis restée debout jusqu’à minuit pour faire ma commande, pour rien! regrette-t-elle. Ils m’ont baratinée en me disant qu’ils avaient eu un problème de transport, mais je pense qu’ils étaient débordés.” Elle n’a pas tort. À partir de données collectées dans plus de 5 000 drives, le site Lebondrive a établi une carte de France des commandes en ligne. La région Hauts-de-france, principal foyer d’infection début mars, a vu celles-ci augmenter de 59% entre fin janvier et début février, contre 143% en Corse, et 176% dans les Pays de la Loire. Confiné à Prague, Carl a opté pour une autre stratégie: se faire livrer ses vivres par des gens de confiance. “J’ai demandé à des amis de m’apporter de la bière, du vin et du fromage.” Inconvénient de la méthode: ne fonctionne pas si les proches sont eux-mêmes en quarantaine, ou n’en ont tout simplement rien à branler.
Étape 3: n’oubliez pas votre thermomètre
Mourad, 42 ans, avait prévu de passer un samedi soir dans un pianobar qu’il affectionne. Et puis il a commencé à ressentir des “signes de grippe”. “Comme ça faisait dix jours que mon cerveau était bombardé par le mot coronavirus, je suis allé à l’hôpital. Ils m’ont dépisté positif.” Alors, Mourad a observé les traits du médecin avec attention. “Quand quelqu’un est inquiet, ça se voit sur son visage. Le sien était ordinaire, il m’a parlé calmement, clairement.” Mourad est donc rentré chez lui, en passant seulement par la case pharmacie. “J’ai dit au pharmacien: ‘J’ai été détecté positif au Covid-19.’ Je l’ai vu paniquer. Il m’a crié dessus: ‘Mais vous devriez être chez vous!’” Mourad s’est donc retiré du monde, confiné dans la chambre de son appartement, pendant que sa femme et sa fille vivent dans les autres pièces. “Quand je le dis à mes amis, à mes voisins, c’est la panique. Ma famille m’envoie dix textos par jour. J’ai l’impression d’être un pestiféré.” Établie en Chine, Justine, 26 ans, décrit elle aussi une ambiance où la psychose bascule dans la stigmatisation. Il y a quelques semaines, elle est rentrée de France. “J’avais un papier m’autorisant à me rendre au travail, mais quand je suis arrivée au bureau à Pékin, mes collègues ont crié: ‘Justine! Tu devrais être en quarantaine! Mettez tous vos masques, vite!’ et ils se sont barricadés dans une pièce. C’était fou. Ici, maintenant, il y a des marquages au sol dans les ascenseurs ou aux caisses des supermarchés pour que les gens ne soient pas trop près les uns des autres. Pareil dans les bars, chacun doit être à un mètre de distance de l’autre. La dernière fois, on était six, éclatés dans tout le bar, on discutait à trois mètres.” Pire, toute la ville essaie de prendre sa température. “Quand je sors de chez moi, je passe un premier checkpoint de sortie de résidence, on prend ma température, quand j’arrive au bureau, on prend ma température. La police m’appelle pour me demander ma température.” Mais Justine n’a pas de thermomètre. “Je réponds 36,5° ou 36,4°.”
Étape 4: bas les masques!
Le 3 mars, Emmanuel Macron annonçait la réquisition par l’état français de “tous les stocks et de la production des masques de protection” pour les distribuer aux soignants et aux personnes atteintes du coronavirus. Sans rien dire sur l’art délicat de se couvrir la bouche, le nez et le menton avec un filtre à bactéries. Certes confortable et bon marché, le masque chirurgical est malheureusement moins efficace que les masques dits de “protection respiratoire” FFP2 ou FFP3. Aussi connu sous le nom de “masque canard” ou “masque coque”, le FFP2, référence absolue en cas d’épidémie, doit se porter avec la face colorée vers l’extérieur, en s’assurant que le côté rembourré de la barrette nasale arrive bien jusqu’à la bosse du nez. “Ça faisait de la buée sur mes lunettes”, se plaint Pierre. Rentrée de Séoul il y a quelques jours, Anaëlle a remarqué qu’en France, le masque attirait surtout “des coups d’oeil de travers dans le métro”. Confiné à Romainville, Pierre a vécu pire. “Je suis arrivé au Casino avec mon masque. Quand je suis allé vers la caisse, j’ai vu la caissière faire un geste à l’agent de sécurité. Il est venu me voir et m’a dit: ‘Monsieur, allez à la caisse automatique.’ C’est ridicule, si tu es malade, tu touches l’écran et tu contamines tous les clients après toi.” Mais ainsi va la vie en période de pandémie.
Étape 5: tuez le temps
Du haut de sa quarantaine russe, Annie dit qu’elle rattrape le temps perdu. Elle a enfin avalé la série Damages, que son fils lui recommandait, et revu le concert de Charles Aznavour de 2004 au Palais des Congrès. “Et c’est quelque chose, croyez-moi.” Pour le reste, elle scrolle sur Twitter et Amazon Prime. Mourad, lui, “s’ennuie à mort”. La preuve: il vient d’avaler 450 pages d’une biographie d’abdelaziz Bouteflika. “Je suis pressé de la finir et en même temps, je n’aurai plus rien à lire ensuite.” Quand la nuit tombe, Mourad s’installe sur son balcon, se couvre d’un manteau et d’une cagoule, s’allume un “petit cigare cubain”, puis regarde “des petits reportages sur les animaux ou sur les crashs aériens”. Selon le Financial Times, l’épidémie aurait engendré une hausse des ventes d’ordinateurs portables et de tablettes en Chine. Avant de chuter en bourse, lundi 9 mars, la cote de Netflix avait, elle, augmenté de plus de 5%. Mélissa a été confinée à Shenzhen, pendant seize jours, de mi-février à début mars. Pour tuer le temps, elle a ressorti ses vieux jeux de société, a fabriqué un mikado avec des cure-dents, et tient une “liste des choses positives à faire à la sortie”. Elle en a aussi profité pour “faire une cure de sébum, pour avoir des cheveux plus beaux. Seule chez moi, personne ne pouvait voir mes cheveux gras”.
Étape 6: coucou, c’est la dépression!
Fin février, une étude menée par des chercheurs du King’s College de Londres dans dix pays sur des personnes ayant été atteintes du SRAS, d’ebola, de la grippe H1N1, du MERS ou de la grippe équine, montrait que les périodes de confinement entraînaient des risques de syndrome de stress post-traumatique, de dépression, de colère, de peur et d’abus de substances. En Chine, une autre étude vient de le confirmer: 42% des personnes interviewées par les psychologues disent souffrir d’anxiété à cause du coronavirus. Cela n’étonne pas Pierre. Aux premières heures de sa quarantaine, le Français s’est dit: “Super, je vais être en télétravail!” “Mais on se rend vite compte que c’est une horreur, corrige-t-il. Il y a une forme de déclassement, d’isolement et de désocialisation. Tu réalises que tu as besoin des autres.” Outre son voisin de palier, lui aussi confiné, Carl n’a pas vu d’être humain depuis le début de sa quatorzaine. “Je me réveille vers 8h, je suis censé travailler mais je n’arrive pas à me concentrer, je m’énerve pour un rien, je stresse, je crie tout seul devant mon ordinateur. Il y a un truc de claustrophobie, j’ai l’impression d’être un rat dans une cage.” Pour lutter contre les symptômes dépressifs, les chercheurs préconisent de fournir le plus d’informations possible aux confinés et de tout faire pour combattre l’ennui.
Étape 7: et bien sûr, faites de l’exercice
Selon plusieurs études publiées dans les années 90, une période d’immobilisation de deux à cinq semaines réduirait la surface des fibres musculaires de 10 à 70%. Aucun hasard donc si, au bout de cinq jours d’inactivité forcée, les cyclistes de l’équipe Groupamafdj ont repris l’entraînement sur des rouleaux dans leur chambre d’abou Dhabi, où ils étaient confinés. Comment garder la forme dans un monde à l’arrêt? À Pékin, Justine ne peut plus se rendre à la salle de sport, puisqu’elles ont toutes fermé. Alors, elle fait de la corde à sauter chez elle. “Je recommande aussi la barre de traction.” Pour Mourad, l’affaire est plus compliquée. Voilà cinq ans qu’il s’oblige à faire 10 000 pas chaque jour, à marcher jusqu’à ce qu’une application le félicite pour ses efforts. “Je suis un grand mangeur, je pèse 110 kilos, j’essaye de faire attention, dit-il. Depuis quelques jours, le compteur ne tourne plus puisque je suis enfermé. Tous les soirs, l’appli m’envoie une notification: ‘Vous ne voulez pas faire une petite marche?’ Ça me rend fou.” À bout de nerfs, Mourad fomente donc, ces temps-ci, une évasion. “Je vais bien me couvrir et je vais sortir à 1h ou 2h du matin pour faire un tour du quartier. De toute façon, je ne dors pas, je ne suis pas fatigué, parce que je ne fais rien.”