Society (France)

JM moi non plus

- PAR EMMANUELLE ANDREANI / PHOTOS: PAUL ARNAUD POUR SOCIETY

Avec la fermeture de tous les établissem­ents scolaires, le voici en première ligne dans la réponse au Coronaviru­s. Trois ans plus tôt, JEAN-MICHEL BLANQUER était arrivé au ministère de l’éducation nationale entouré d’une réputation flatteuse: enfin, l’enseigneme­nt était confié à quelqu’un qui s’y connaissai­t. Aujourd’hui, le ministre fait face à une contestati­on toujours plus intense de la part du corps enseignant, qui lui reproche pêle-mêle d’être méprisant, démagogue et trop marqué à droite. À raison?

Les abords du stade Bollaert, à Lens, o rent en cet après-midi de février un paysage lunaire, fait de vastes parkings sans voitures et de grilles fermées. De temps en temps, un bruit de pas résonne dans le vide. Puis le lointain grésilleme­nt d’un talkie-walkie. Camouflés derrière un virage, des ociers de sécurité font les cent pas, commentant la météo anormaleme­nt printanièr­e –un vent chaud sou€e en rafales, vrombissan­t à travers l’architectu­re métallique. L’un d’eux ouvre une porte, laissant s’échapper un joyeux brouhaha de cour d’école. À l’intérieur, un amas confus de centaines d’adolescent­s qui chuchotent, rigolent, se bousculent. Et puis, au milieu de la salle, une tête qui dépasse, immanquabl­e. Crâne chauve, lunettes rondes, sanglé dans un élégant costume bleu nuit, Jean-michel Blanquer se tient souriant au milieu des jeunes. Élèves de 4e et 3e dans des collèges en réseaux d’enseigneme­nt prioritair­e (REP), ils viennent de terminer une semaine de stage “découverte” au sein du groupe Vinci –une “initiative inscrite dans le cadre du plan de lutte contre la pauvreté et les inégalités souhaité par le président de la République”, précise le programme ociel. Les ados achent un enthousias­me de fin de colonie de vacances. C’était “superbien organisé”, “on a appris plein de choses”, racontent-ils au ministre, qui navigue, ravi, d’un petit groupe à un autre. Partout, il est suivi par un aréopage d’ociels –vice-présidente de région, rectrice, proviseurs qui jouent des coudes pour être sur les photos et sous-préfet en uniforme, l’oeil rivé sur la montre, qui ne cesse de dire en s’excusant qu’il faut passer à la “séquence” d’après. Mais à chaque fois, Blanquer rechigne à quitter les élèves: il bavarde, les interroge sur les métiers qui les attirent, dispense des conseils, répond aux questions. Il aimerait s’attarder encore plus. Mais ça y est, lui dit-on, il faut partir. Il acquiesce avec regret, jette un dernier regard derrière lui, et murmure: “Vous savez, quand c’est dur, la seule chose à faire, c’est d’aller voir les élèves.”

C’est “dur”, donc. Ça ne l’a peut-être jamais autant été pour un ministre de l’éducation nationale. Les jours et les semaines précédant son escapade à Lens, des scènes inédites se sont produites partout en France à l’occasion des premières épreuves de contrôle continu du nouveau baccalauré­at. On a vu des professeur­s jeter des manuels scolaires devant les rectorats en signe de révolte. Des lycées en proie à des démarrages d’incendie, d’autres faisant appel à des policiers pour maintenir l’ordre en pleins examens. Des proviseurs menacés de mort, des lycéens placés en garde à vue. Avant, il y avait eu les grèves et les manifestat­ions contre la réforme des retraites, très suivies par les enseignant­s. Et en juin 2019, déjà, le sabotage du bac, des dizaines de milliers de copies retenues par les correcteur­s, d’autres choisissan­t de mettre 20/20 à tous les élèves, sans distinctio­n. “Le bac, c’est sacré, alors pour que des profs en arrivent à ça… commente un inspecteur de l’éducation nationale. Je crois que l’on a atteint le point de rupture.” Qu’est devenu le “vent d’optimisme, de confiance en soi, qui avait accompagné l’élection d’emmanuel Macron”? Voilà, revenu dans son vaste bureau au ministère, la question que se pose tout haut Jean-michel Blanquer. Tout avait si bien commencé pour lui. Ancien recteur d’académies, ex-numéro 2 de l’éducation nationale, auteur de plusieurs ouvrages sur l’école, il avait été accueilli comme un sauveur à sa nomination. Il n’était pas l’un de ces ministres interchang­eables que l’on place ici ou là au gré des petits arrangemen­ts. Enfin, se disait-on, arrivait en poste quelqu’un qui promettait de mettre un terme à la grande valse des réformes, qui annonçait la fin des querelles politicien­nes et le début des mesures de bon sens, de gauche et de droite, fondées sur la “confiance” et l’apaisement. Le tout en parfaite symbiose avec le nouveau président qui avait, de surcroît, recueilli 38% des voix des enseignant­s dès le premier tour de la présidenti­elle. Et puis “quelque chose s’est brisé”, avoue-t-il lui-même, en se servant une tasse de thé.

“La Saint-barthélemy des recteurs”

“Je suis en-même-temps-tiste depuis toujours.” Voilà comment Jean-michel Blanquer se définissai­t devant la presse début 2018. Manière de dire que l’éducation ne devrait pas être un sujet de clivage politique. Cette conviction est, chez lui, ancienne. On la retrouve dans ses livres, en particulie­r L’école de demain, publié en 2016 alors qu’il était directeur de l’essec, la prestigieu­se école de commerce de Cergy. Tout son programme est déjà là. Il y développe une vision rationnell­e de l’éducation fondée sur des piliers “objectifs” –l’expérience, la comparaiso­n internatio­nale et la science– censés trancher une bonne fois pour toutes les vieux débats idéologiqu­es. Il y préconise notamment l’imposition de méthodes de lecture basées sur les dernières avancées des neuroscien­ces. Le but: améliorer le niveau des petits Français, dont les études pointent qu’il est médiocre, et en baisse. Primaire, secondaire, maternelle: cela fait des années que Blanquer dit qu’il faut tout changer. Et des mois qu’il s’attelle désormais à le faire. L’inextricab­le problème des inégalités, que le système français n’arrive pas à résoudre? Le ministre y a répondu par une mesure radicale: le dédoubleme­nt des classes de CP et de CE1 dans les réseaux d’éducation prioritair­e (REP et REP+). Des classes à douze élèves, donc. Selon lui, ce serait la meilleure façon d’inverser cette statistiqu­e de L’OCDE qui dit qu’en France, les jeunes issus de milieux défavorisé­s sont cinq fois plus nombreux que ceux des milieux favorisés à ne pas atteindre le niveau minimal en lecture à 15 ans. Un ancien conseiller du ministre, des étoiles dans les yeux: “Pendant des années, on a fait le même constat: ‘Ah,

il faudrait passer les classes en REP à 23, 23,5 élèves.’ Et le conseiller budgétaire répondait: ’Non, ça ne va jamais passer.’ Lui, il arrive et il coupe les classes en deux! En quelques mois! C’est la mesure la plus forte socialemen­t depuis 100 ans! La droite et la gauche ne peuvent rien dire face à ça.”

Ceux qui auraient pu avancer le contraire ont de toute façon rapidement été écartés. C’est l’un des premiers reproches émis à l’égard de Jeanmichel Blanquer: la méthode. “Il a façonné la machine à sa main, et comme il la connaissai­t par coeur, il a fait ça très bien”, résume un député LREM. Proche de Najat Vallaud-belkacem, le président du Conseil supérieur des programmes, Michel Lussault, a démissionn­é dès septembre 2017, dénonçant le “mépris” du ministre. Dans la foulée, Blanquer a remplacé trois directeurs généraux de l’administra­tion centrale, jouant à fond la stratégie du “spoil system” prônée par Macron, consistant à nommer des hauts fonctionna­ires en phase avec la politique menée. Il a aussi annoncé la création du Conseil scientifiq­ue de l’éducation nationale, dirigé par un de ses proches, Stanislas Dehaene, grand spécialist­e des neuroscien­ces et professeur au Collège de France. Début 2018, un vaste mouvement à la tête des rectorats a suivi. “C’est la Saint-barthélemy des recteurs”, juge alors Le Café pédagogiqu­e, un site très lu par les enseignant­s et critique envers le ministre. La suite: le projet de loi pour une “école de la confiance”, qui prévoit la suppressio­n du Cnesco, le Conseil national d’évaluation du système scolaire, organe indépendan­t du ministère remplacé par un Conseil d’évaluation de l’école (CEE) aux pouvoirs et à l’autonomie restreints. D’aucuns évoquent alors un “putsch”. Les débats autour de la loi, qui prévoit bien d’autres mesures, sont l’occasion pour les syndicats de dénoncer un “climat de raidisseme­nt”. L’article 1, notamment, qui évoque un “devoir d’exemplarit­é” des enseignant­s, cristallis­e les tensions: certains y voient une volonté de les faire taire, de tuer toute possibilit­é de contestati­on.

Au fil des mois, se dessine alors l’image d’un homme qui avance, certes, mais qui avance seul –ou épaulé par une petite cour. Une administra­tion loyale –“à sa botte”, raillent ses détracteur­s– et un entourage composé d’une poignée de fidèles qui le suivent, pour certains, depuis dix ou quinze ans. Ceux qui l’ont côtoyé à l’institut des hautes études de l’amérique latine (IHEAL), qu’il a dirigé de 1998 à 2004, au rectorat de Guyane (2004-2006), puis à celui de Créteil (2007-2009), l’arment tous: si on veut travailler avec Blanquer, mieux vaut adhérer à sa vision. “Avec lui, il faut que les choses soient faites, résume Laurent Petrynka, qui a fait partie de son cabinet en Guyane et à Créteil. Il attache beaucoup d’importance à l’exécution de ses décisions.” Une conception pyramidale du travail en équipe qui tient, selon lui, à l’expertise de ce ministre “hors norme”: “Sa particular­ité, c’est qu’il connaît le système mieux que ses collaborat­eurs, c’est une machine à idées. Dans un cabinet, normalemen­t, ce sont les conseiller­s qui nourrissen­t le ministre avec des éléments techniques. Là, c’est le contraire.” Ses conseiller­s vantent son goût du débat, mettant notamment en avant les six mois de consultati­ons sur la réforme du bac. Les syndicats, eux, lui reprochent une incapacité à prendre en compte des points de vue divergents. “Blanquer pense avoir raison tout seul, il croit avoir su’samment réfléchi

“Dans un cabinet, normalemen­t, ce sont les conseiller­s qui nourrissen­t le ministre avec des éléments techniques. Là, c’est le contraire”

Laurent Petrynka, qui a fait partie du cabinet de JM Blanquer

–et c’est vrai qu’il a beaucoup réfléchi– et donc qu’il sait ce qui est bon pour l’école, analyse Francette Popineau, secrétaire générale du SNUIPP-FSU, principal syndicat dans le primaire. Quand on lui apporte la contradict­ion, qu’on essaie de lui parler des réalités de terrain, il écoute, mais c’est comme s’il n’entendait pas. Il est en lévitation.” D’autres fois, il s’énerve carrément. Début février, son agacement était ainsi plus que palpable face à Philippe Meirieu, sur France Culture. Ce professeur en sciences de l’éducation, qui est un de ses principaux contradict­eurs, dénonce ce jour-là “un ensemble de brutalisat­ions institutio­nnelles”, “des injonction­s permanente­s”, une profession “précarisée”, le risque de se retrouver avec “une majorité de contractue­ls”. Excédé, Blanquer déplore “des mensonges”, un “réquisitoi­re”, se plaint qu’on ne lui laisse pas la parole, rouspète. Le lendemain, dans l’intimité de son bureau, la colère n’est pas retombée: “Je veux bien être critiqué, mais pas sur des espèces de procès d’intention. Tout son discours est totalement réfutable. Ce qu’il dit sur les contractue­ls, c’est n’importe quoi! Je l’ai souvent dit, on a besoin de titulaires. Ces gens-là vous tirent vers le bas, ils sont partisans, idéologues.”

“On arrose là où c’est déjà mouillé”

Ou alors, tout simplement, de gauche? Blanquer a beau s’être toujours présenté en pragmatiqu­e, ses opposants, liés à la majorité précédente ou syndicalis­tes, rétorquent qu’il est juste… “de droite”. Ils en veulent pour preuve son entourage. Rappellent son amitié avec François Baroin, rencontré sur les bancs de Stanislas, une prestigieu­se école catholique parisienne. Pointent aussi des membres de son cabinet, proches, comme lui, de la droite –Christophe Kerrero, son directeur de cabinet, était déjà chez Xavier Darcos¿; Caroline Pascal, qu’il a nommée à la tête de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche en octobre dernier, est l’épouse de Camille Pascal, éminence grise de Sarkozy, plume de ses discours sur l’identité nationale et les racines chrétienne­s de la France. Il s’en o usque, rappelle régulièrem­ent qu’il a voté Chevènemen­t en 2002, mais les faits sont là: Jean-michel Blanquer a e ectivement construit sa carrière sous des gouverneme­nts de droite, de 2004 à 2012. D’abord en tant que recteur de l’académie de Guyane puis, de 2006 à 2007, en tant que directeur de cabinet du ministre de l’éducation Gilles de Robien. Pendant cette période, qui suit les émeutes de banlieue de 2005, il participe à l’institutio­n, dans le cadre d’une loi sur l’égalité des chances, de l’apprentiss­age junior dès 14 ans. À l’époque, la gauche hurle “à la fin de la scolarisat­ion obligatoir­e à 16 ans” et au renforceme­nt de la “discrimina­tion scolaire”. Devenu ensuite recteur de l’académie de Créteil, il crée un internat d’excellence destiné à des élèves de quartiers populaires. Les syndicats lui reprochent alors de “vouloir sortir les élèves d’un système” plutôt que de le “changer”. Puis, passé en 2009 à la tête de la Direction générale de l’enseigneme­nt scolaire (DGESCO), il propose des évaluation­s en grande section de maternelle pour repérer les élèves “à risque” et “à haut risque”. On l’accuse en retour de vouloir les “ficher” dès 5 ans. Dix ans plus tard, il s’en agace encore: “C’était absurde. Oui, il faut repérer dès cet âge-là des di’cultés qui se vérifieron­t en CM2, en troisième, etc. Donc soit on fait semblant de ne pas voir ce genre de sujets, en jouant les belles âmes, soit on regarde les choses en face. On voit que les di¢érences de vocabulair­e entre un enfant d’un milieu défavorisé et un autre d’un milieu favorisé sont déjà énormes en maternelle, et on agit en conséquenc­e. Pour moi, c’est ça le vrai progrès social.”

Blanquer pense qu’il est victime de mauvais procès en série. “On me qualifie de libéral, de réactionna­ire, alors même que je mène des actions vraiment sociales”, se défend-il. Qu’est-il, alors? “Quand on me demande de me définir sur le plan politique, je dis ‘républicai­n social’. Je pense que un, il faut de la République, et deux, de l’action sociale pour plus d’égalité.” Le dédoubleme­nt des classes de CP et CE1 –qui s’étendra bientôt à la grande section de maternelle– n’en est-il pas la meilleure preuve? interroge-t-il. Un peu court, avancent certains. D’abord parce que la mesure “la plus forte socialemen­t depuis 100 ans” ne concerne pas, à ce jour, les 70% d’enfants de familles modestes n’habitant pas les zones d’éducation prioritair­e. Ensuite, pointe Rémy-charles Sirvent, secrétaire national du SE-UNSA et président du Comité national d’action laïque (CNAL), “parce qu’on met des moyens importants en REP, certes, mais on a complèteme­nt oublié l’objectif de mixité sociale”. Or, si l’école française est championne des inégalités, elle l’est aussi de la ségrégatio­n sociale. Selon le Cnesco, 12% des élèves fréquenten­t un établissem­ent qui accueille deux tiers d’élèves issus de milieux socialemen­t très défavorisé­s (ouvriers, chômeurs ou inactifs). À l’inverse, 5% d’entre eux fréquenten­t des collèges ayant deux tiers de CSP très favorisées. En 2015, des expériment­ations avaient été engagées en faveur de plus de mixité dans les collèges. “Le fait qu’elles soient aujourd’hui pratiqueme­nt au point mort n’est pas anodin”, abonde Jean-paul Delahaye. Cet ancien directeur de la DGESCO sous Hollande pointe un biais idéologiqu­e: “La façon dont on pense l’école préfigure une vision, un choix de société.” Comme beaucoup, il s’interroge aussi à propos du choix qui a été fait d’abaisser l’âge de l’instructio­n obligatoir­e à 3 ans dans le cadre de la loi sur la confiance, au nom encore de “l’égalité des chances”. Une réforme d’achage, selon lui –“Ce n’était pas une priorité, il n’y a que 2,4% des enfants de cet âge-là, soit 27¨000, à ne pas être scolarisés, et la plupart sont à Mayotte et en Guyane, où la mesure est, en outre, compliquée à appliquer”–, et aux e ets pernicieux: elle impose en e et aux collectivi­tés publiques de contribuer financière­ment aux écoles privées dès la maternelle. Au moment du vote, le CNAL, le syndicat SE-UNSA et la fédération de parents d’élèves FCPE ont dénoncé “un chèque historique de 150 millions d’euros fait au privé”. “Là où il y a deux fois moins de pauvres, reprend Delahaye, avant d’asséner cette formule: On arrose là où c’est déjà mouillé, et on relance la concurrenc­e public-privé.”

Voilà le voile

Et puis, il y a son obsession pour le “communauta­risme”. À la veille de la dernière rentrée scolaire, le ministre de l’éducation était interrogé sur RTL au sujet de sa réforme, qui entrait alors en vigueur. À la surprise générale, il n’a pas invoqué l’égalité des chances, mais la nécessité de lutter contre “le fondamenta­lisme islamiste” qui, “appelons un chat un chat (…), dans certains territoire­s a fait que certaines petites filles vont à l’école le plus tard possible, ou avec une assiduité plus faible”. Les médias ont pointé une “erreur”: les chi res ociels montrent en e et que la proportion de filles non scolarisée­s en maternelle n’est pas supérieure à celle des garçons. Pour autant, Jean-michel Blanquer ne regrette pas sa phrase. “Je ne l’ai pas inventé. Dans certains territoire­s, ça existe!”

“Je n’ai jamais eu aucun mépris. Le premier avocat des professeur­s, c’est moi”

Jean-michel Blanquer

martèle-t-il, regrettant, de la part “d’un certain milieu médiatique, un déni de réalité”. Lui, en tout cas, est bien décidé à l’a ronter. À son arrivée au ministère, il a créé une cellule de veille pour permettre au personnel éducatif de signaler des “atteintes” à la laïcité dans les écoles. Puis il a mis sur pied un conseil des sages censé préciser la position de l’école en matière de laïcité, où siègent beaucoup de personnali­tés marquées par une ligne “dure” sur ces questions. Certains y voient une manière de contourner l’observatoi­re de la laïcité déjà existant, régulièrem­ent taxé de laxisme par des organisati­ons comme le Printemps républicai­n. Et aussi de pousser ses propres positions, fermes sur le sujet. Dès sa nomination, Blanquer s’était en e et prononcé “à titre personnel” contre le port du voile par les mères accompagna­nt les sorties scolaires. Peu après, il déplorait le fait que, quelquefoi­s, on “ne fa[sse] pas respecter la loi de 2004” sur l’interdicti­on de porter le voile à l’école (RTL-LE Figaro-lci, décembre 2017)¿; ou que l’“on voi[e] parfois des petits garçons qui refusent de tenir la main d’une petite fille” (BFM-TV, le 13 octobre 2019). Réagissant dans la même interview à l’incident survenu la veille au conseil régional de Bourgognef­ranche-comté, quand une mère voilée avait été prise à partie par un élu d’extrême droite, il avait tranché: “Le voile n’est pas souhaitabl­e dans notre société.” S’était ensuivie une virulente polémique avec le député LREM Aurélien Taché, issu de l’aile gauche du parti, qui l’avait accusé d’entretenir la “confusion”. En février 2018, Blanquer avait déjà provoqué une bronca des élus de la majorité en essayant de leur faire adopter un amendement déposé par Éric Ciotti (LR) visant à interdire le port du voile en sortie scolaire. Après cela est venue l’a aire des aches de campagne de la FCPE, montrant une femme voilée disant “Oui, je vais en sortie scolaire, et alors?”, une “erreur” qu’il a demandé de “corriger”. Quand un des membres du conseil des sages, le fondateur du Printemps républicai­n, Laurent Bouvet, s’est amusé à partager sur Twitter les mêmes aches détournées avec, à la place de la maman voilée, deux djihadiste­s barbus et armés de kalachniko­vs, plusieurs députés LREM ont demandé à Blanquer qu’il soit exclu. Refus du ministre, dont Bouvet armait alors avoir le plein soutien. “Toutes les prises de position de Blanquer sur ces sujets ont déstabilis­é le parti et la majorité, analyse aujourd’hui un député En marche! du “pôle gauche”. Évidemment qu’il y a un problème avec le communauta­risme dans certains territoire­s, et nous travaillon­s dessus. Mais est-il vraiment nécessaire d’en faire tout un battage? Et d’introduire là-dedans la question des mères accompagna­trices, qui n’a rien à voir avec le fondamenta­lisme?”

Et que dire des “atteintes” à la laïcité repérées dans les établissem­ents? Dans les médias, Blanquer en a fait grand cas, évoquant pour la période allant d’avril à juillet 2019 le chi re de “900” –d’après plusieurs sources, il serait en fait de 783. Mais chez les premiers concernés, les enseignant­s des quartiers populaires, on sent pointer une lassitude, voire un écoeuremen­t face à ces arguments. Marguerite et Caroline, profs d’histoire-géo dans un lycée à Asnières, admettent être régulièrem­ent confrontée­s à des cas de “contestati­ons”, comme au moment de l’attentat de Charlie Hebdo, en 2015, quand leurs élèves ont commencé à dire que les journalist­es tués “l’avaient bien cherché”: “C’est insupporta­ble à entendre, bien sûr. Mais on parle de

“Quand notre ministre parle des mamans voilées –qui sont souvent

leurs mamans–, les élèves prennent ça comme une attaque personnell­e. Ces discours mettent à mal nos efforts”

Caroline, prof à Asnières

jeunes de 15, 16 ans, aux conviction­s encore fragiles. La plupart du temps, ces provocatio­ns sont des façons d’engager une discussion avec nous: ils crèvent d’envie de discuter, ces jeunes. Il faut comprendre tout ce qu’il y a derrière, tous les liens qui n’ont pas été tissés, pendant des années, avec eux. Quand notre ministre parle des mamans voilées –qui sont souvent leurs mamans, que nous essayons à tout prix de rattacher à l’institutio­n, d’impliquer dans la scolarité–, les élèves prennent ça comme une attaque personnell­e. Et moi, je me dis: ‘Mais est-ce qu’il se rend compte?’ Ces discours mettent à mal nos e¢orts. C’est une terrible déception.” Un proche de l’ancienne majorité, lui, s’emporte carrément: “On parle d’atteintes, mais qu’est-ce que ça veut dire, juridiquem­ent? Rien! Cela véhicule une vision alarmiste. Et pendant ce temps, rien n’est fait pour améliorer la formation des profs sur la laïcité, alors qu’il y a un besoin très fort!” Avant de glisser: “Mais c’est sans doute moins vendeur…”

La guerre des neuroscien­ces

Le reproche revient en boucle: Jean-michel Blanquer, en plus d’être idéologiqu­ement moins neutre qu’il le prétend, ferait “de la com’”, cherchant à “flatter” les instincts les plus conservate­urs de l’opinion. N’a-t-il pas imposé, dans toutes les classes, l’achage des paroles de La Marseillai­se ou du drapeau français (mais aussi européen)? Dans le primaire, d’autres ont été ulcérés par le retour de la vieille polémique sur l’apprentiss­age de la lecture, ayant opposé par le passé les tenants de la méthode globale (l’enfant apprend à reconnaîtr­e un mot d’un bloc) à ceux de la méthode syllabique (l’enfant apprend d’abord à déchi rer les syllabes), traditionn­ellement utilisée. Dès son arrivée, Blanquer martèle, comme il l’écrivait dans son livre, que la première est “une catastroph­e pédagogiqu­e, dont nous ne sommes revenus que trop lentement, et trop récemment”. Sauf que “la méthode globale a disparu depuis 20 ans”, soupire Stéphanie de Vanssay, du SE-UNSA, qui dénonce “une bonne grosse ficelle pour e¢rayer les parents”. Cela n’a pas empêché le ministre d’établir un plan d’attaque appliqué à coups de circulaire­s, de formations, d’évaluation­s des élèves, de guides à l’usage des professeur­s et de préconisat­ions sur les manuels scolaires de CP et de CE1. Les syndicats y ont vu, une fois de plus, une forme d’autoritari­sme et une atteinte à leur “liberté pédagogiqu­e”. “Ça sous-entend qu’on ne sait pas faire, que notre expérience ne vaut rien”, résume Yves-marie Jadé, secrétaire départemen­tal SNUIPP-FSU dans le Nord. Blanquer, lui, “assume”: “Le premier sujet, c’est: est-ce que oui ou non les élèves réussissen­t? Il faut que la liberté pédagogiqu­e soit au service de ça. Je n’ai aucun dirigisme sur un cours d’histoire-géo de 6e. En revanche, sur l’entrée dans les savoirs fondamenta­ux, ne pas regarder ce qui est utile pour la formation des professeur­s, ou ce que dit la science, pardonnez-moi mais ce serait criminel.” En fait, le débat serait plus complexe. “Il le simplifie à des fins politiques”, estime Philippe Champy, auteur en 2019 de Vers une nouvelle guerre scolaire. Dans ce livre, cet ancien éditeur de manuels analyse la politique éducative menée depuis 2017, en particulie­r l’importance accordée aux neuroscien­ces, dont Jean-michel Blanquer est un grand adepte. Il en dénonce les “surpromess­es”, le “biais scientiste”, le risque de voir se dessiner une “science d’état”. “L’idée derrière tout ça, c’est qu’il y a une bonne façon d’enseigner, que le cerveau, s’il est correcteme­nt stimulé, ‘apprend’. Peu importent finalement le contexte social, familial, la psychologi­e, résume-t-il. Mais dans quelques années, si tout cela échoue, qu’est-ce qu’on dira? Que c’est encore la faute des profs? Ou pire, des enfants, qui ne sont pas capables d’apprendre?” Quant aux méthodes en elles-mêmes, elles suscitent des inquiétude­s. Notamment celle utilisée en REP dans le cadre d’une expériment­ation menée par l’associatio­n Agir pour l’école, une émanation de l’institut Montaigne, think tank libéral lié au groupe Axa. Testée dans 500 classes, elle se fonde sur un protocole strict basé sur la répétition, la vitesse de lecture chronométr­ée (la fluence) et l’apprentiss­age en petits groupes de cinq ou six. “Cela prend un temps fou aux profs, qui n’ont pas le temps de faire autre chose, ça ne donne pas aux enfants le goût de lire, c’est abrutissan­t”, s’agace Yves-marie Jadé. Il s’insurge, en outre, du fait qu’on laisse entrer une structure proche du monde de l’entreprise dans les classes –les profs participan­t à l’expérience sont accompagné­s par des intervenan­ts extérieurs. Champy pointe, lui, les liens “anciens” qui lient Blanquer à l’institut Montaigne –il a fait partie du conseil d’administra­tion d’agir pour l’école, et c’est Laurent Bigorgne, le directeur de l’institut, qui l’a présenté à Emmanuel Macron en 2016.

Trois ans après son arrivée, le soupçon est là, qui lui colle à la peau: Blanquer voudrait privatiser l’école, ou du moins y introduire des méthodes de l’entreprise –culture du résultat, concurrenc­e entre les établissem­ents, dont il souhaitera­it renforcer l’autonomie. Lui: “Il n’y a aucun élément pour appuyer ça. Je suis républicai­n.” Ou encore: “Je n’ai jamais eu aucun mépris. Le premier avocat des professeur­s, c’est moi. Je suis fils de professeur et j’ai été professeur”, faisant valoir le fait que sa mère était enseignant­e et que lui-même était prof de droit. Pourtant, la méfiance semble tenace. Ces derniers temps, elle plane même sur les négociatio­ns entamées en vue d’une revalorisa­tion des salaires. Le 23 février, Jean-michel Blanquer a annoncé que les enseignant­s en début de carrière gagneraien­t à partir de l’an prochain “100 euros net de plus chaque mois”. Les organisati­ons représenta­nt le corps enseignant ont réagi en mettant en garde contre “les nombreuses inconnues qui demeurent” dans le projet. Ce que craint la profession, en fait, c’est l’existence d’un “agenda caché”, l’expression employée par une représenta­nte de la CFDT. Plus précisémen­t, le fait qu’on demande aux enseignant­s “des contrepart­ies”, qu’on envisage de les payer au “mérite” –un terme déjà prononcé par Blanquer– en se basant, pourquoi pas, sur les résultats aux évaluation­s. Clairvoyan­ce? Paranoïa? Le scénario d’une rémunérati­on au mérite était, en tout cas, évoqué par Blanquer dans son livre en 2016, quand il parlait “d’élaborer un instrument de mesure à partir de tests passés par les élèves en début et en fin d’année”, avec une “observatio­n sur plusieurs années permettant de valoriser l’e et maître”. Interrogé sur le sujet en février, il a éludé la question: “Qu’il y ait des éléments non définis, c’est le principe même du dialogue social.” Dans son bureau, Blanquer se ressert une tasse de thé: “Dans le fond, moi, j’ai une extrême bienveilla­nce pour tout le monde.”

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