JM moi non plus
Avec la fermeture de tous les établissements scolaires, le voici en première ligne dans la réponse au Coronavirus. Trois ans plus tôt, JEAN-MICHEL BLANQUER était arrivé au ministère de l’éducation nationale entouré d’une réputation flatteuse: enfin, l’enseignement était confié à quelqu’un qui s’y connaissait. Aujourd’hui, le ministre fait face à une contestation toujours plus intense de la part du corps enseignant, qui lui reproche pêle-mêle d’être méprisant, démagogue et trop marqué à droite. À raison?
Les abords du stade Bollaert, à Lens, o rent en cet après-midi de février un paysage lunaire, fait de vastes parkings sans voitures et de grilles fermées. De temps en temps, un bruit de pas résonne dans le vide. Puis le lointain grésillement d’un talkie-walkie. Camouflés derrière un virage, des ociers de sécurité font les cent pas, commentant la météo anormalement printanière –un vent chaud soue en rafales, vrombissant à travers l’architecture métallique. L’un d’eux ouvre une porte, laissant s’échapper un joyeux brouhaha de cour d’école. À l’intérieur, un amas confus de centaines d’adolescents qui chuchotent, rigolent, se bousculent. Et puis, au milieu de la salle, une tête qui dépasse, immanquable. Crâne chauve, lunettes rondes, sanglé dans un élégant costume bleu nuit, Jean-michel Blanquer se tient souriant au milieu des jeunes. Élèves de 4e et 3e dans des collèges en réseaux d’enseignement prioritaire (REP), ils viennent de terminer une semaine de stage “découverte” au sein du groupe Vinci –une “initiative inscrite dans le cadre du plan de lutte contre la pauvreté et les inégalités souhaité par le président de la République”, précise le programme ociel. Les ados achent un enthousiasme de fin de colonie de vacances. C’était “superbien organisé”, “on a appris plein de choses”, racontent-ils au ministre, qui navigue, ravi, d’un petit groupe à un autre. Partout, il est suivi par un aréopage d’ociels –vice-présidente de région, rectrice, proviseurs qui jouent des coudes pour être sur les photos et sous-préfet en uniforme, l’oeil rivé sur la montre, qui ne cesse de dire en s’excusant qu’il faut passer à la “séquence” d’après. Mais à chaque fois, Blanquer rechigne à quitter les élèves: il bavarde, les interroge sur les métiers qui les attirent, dispense des conseils, répond aux questions. Il aimerait s’attarder encore plus. Mais ça y est, lui dit-on, il faut partir. Il acquiesce avec regret, jette un dernier regard derrière lui, et murmure: “Vous savez, quand c’est dur, la seule chose à faire, c’est d’aller voir les élèves.”
C’est “dur”, donc. Ça ne l’a peut-être jamais autant été pour un ministre de l’éducation nationale. Les jours et les semaines précédant son escapade à Lens, des scènes inédites se sont produites partout en France à l’occasion des premières épreuves de contrôle continu du nouveau baccalauréat. On a vu des professeurs jeter des manuels scolaires devant les rectorats en signe de révolte. Des lycées en proie à des démarrages d’incendie, d’autres faisant appel à des policiers pour maintenir l’ordre en pleins examens. Des proviseurs menacés de mort, des lycéens placés en garde à vue. Avant, il y avait eu les grèves et les manifestations contre la réforme des retraites, très suivies par les enseignants. Et en juin 2019, déjà, le sabotage du bac, des dizaines de milliers de copies retenues par les correcteurs, d’autres choisissant de mettre 20/20 à tous les élèves, sans distinction. “Le bac, c’est sacré, alors pour que des profs en arrivent à ça… commente un inspecteur de l’éducation nationale. Je crois que l’on a atteint le point de rupture.” Qu’est devenu le “vent d’optimisme, de confiance en soi, qui avait accompagné l’élection d’emmanuel Macron”? Voilà, revenu dans son vaste bureau au ministère, la question que se pose tout haut Jean-michel Blanquer. Tout avait si bien commencé pour lui. Ancien recteur d’académies, ex-numéro 2 de l’éducation nationale, auteur de plusieurs ouvrages sur l’école, il avait été accueilli comme un sauveur à sa nomination. Il n’était pas l’un de ces ministres interchangeables que l’on place ici ou là au gré des petits arrangements. Enfin, se disait-on, arrivait en poste quelqu’un qui promettait de mettre un terme à la grande valse des réformes, qui annonçait la fin des querelles politiciennes et le début des mesures de bon sens, de gauche et de droite, fondées sur la “confiance” et l’apaisement. Le tout en parfaite symbiose avec le nouveau président qui avait, de surcroît, recueilli 38% des voix des enseignants dès le premier tour de la présidentielle. Et puis “quelque chose s’est brisé”, avoue-t-il lui-même, en se servant une tasse de thé.
“La Saint-barthélemy des recteurs”
“Je suis en-même-temps-tiste depuis toujours.” Voilà comment Jean-michel Blanquer se définissait devant la presse début 2018. Manière de dire que l’éducation ne devrait pas être un sujet de clivage politique. Cette conviction est, chez lui, ancienne. On la retrouve dans ses livres, en particulier L’école de demain, publié en 2016 alors qu’il était directeur de l’essec, la prestigieuse école de commerce de Cergy. Tout son programme est déjà là. Il y développe une vision rationnelle de l’éducation fondée sur des piliers “objectifs” –l’expérience, la comparaison internationale et la science– censés trancher une bonne fois pour toutes les vieux débats idéologiques. Il y préconise notamment l’imposition de méthodes de lecture basées sur les dernières avancées des neurosciences. Le but: améliorer le niveau des petits Français, dont les études pointent qu’il est médiocre, et en baisse. Primaire, secondaire, maternelle: cela fait des années que Blanquer dit qu’il faut tout changer. Et des mois qu’il s’attelle désormais à le faire. L’inextricable problème des inégalités, que le système français n’arrive pas à résoudre? Le ministre y a répondu par une mesure radicale: le dédoublement des classes de CP et de CE1 dans les réseaux d’éducation prioritaire (REP et REP+). Des classes à douze élèves, donc. Selon lui, ce serait la meilleure façon d’inverser cette statistique de L’OCDE qui dit qu’en France, les jeunes issus de milieux défavorisés sont cinq fois plus nombreux que ceux des milieux favorisés à ne pas atteindre le niveau minimal en lecture à 15 ans. Un ancien conseiller du ministre, des étoiles dans les yeux: “Pendant des années, on a fait le même constat: ‘Ah,
il faudrait passer les classes en REP à 23, 23,5 élèves.’ Et le conseiller budgétaire répondait: ’Non, ça ne va jamais passer.’ Lui, il arrive et il coupe les classes en deux! En quelques mois! C’est la mesure la plus forte socialement depuis 100 ans! La droite et la gauche ne peuvent rien dire face à ça.”
Ceux qui auraient pu avancer le contraire ont de toute façon rapidement été écartés. C’est l’un des premiers reproches émis à l’égard de Jeanmichel Blanquer: la méthode. “Il a façonné la machine à sa main, et comme il la connaissait par coeur, il a fait ça très bien”, résume un député LREM. Proche de Najat Vallaud-belkacem, le président du Conseil supérieur des programmes, Michel Lussault, a démissionné dès septembre 2017, dénonçant le “mépris” du ministre. Dans la foulée, Blanquer a remplacé trois directeurs généraux de l’administration centrale, jouant à fond la stratégie du “spoil system” prônée par Macron, consistant à nommer des hauts fonctionnaires en phase avec la politique menée. Il a aussi annoncé la création du Conseil scientifique de l’éducation nationale, dirigé par un de ses proches, Stanislas Dehaene, grand spécialiste des neurosciences et professeur au Collège de France. Début 2018, un vaste mouvement à la tête des rectorats a suivi. “C’est la Saint-barthélemy des recteurs”, juge alors Le Café pédagogique, un site très lu par les enseignants et critique envers le ministre. La suite: le projet de loi pour une “école de la confiance”, qui prévoit la suppression du Cnesco, le Conseil national d’évaluation du système scolaire, organe indépendant du ministère remplacé par un Conseil d’évaluation de l’école (CEE) aux pouvoirs et à l’autonomie restreints. D’aucuns évoquent alors un “putsch”. Les débats autour de la loi, qui prévoit bien d’autres mesures, sont l’occasion pour les syndicats de dénoncer un “climat de raidissement”. L’article 1, notamment, qui évoque un “devoir d’exemplarité” des enseignants, cristallise les tensions: certains y voient une volonté de les faire taire, de tuer toute possibilité de contestation.
Au fil des mois, se dessine alors l’image d’un homme qui avance, certes, mais qui avance seul –ou épaulé par une petite cour. Une administration loyale –“à sa botte”, raillent ses détracteurs– et un entourage composé d’une poignée de fidèles qui le suivent, pour certains, depuis dix ou quinze ans. Ceux qui l’ont côtoyé à l’institut des hautes études de l’amérique latine (IHEAL), qu’il a dirigé de 1998 à 2004, au rectorat de Guyane (2004-2006), puis à celui de Créteil (2007-2009), l’arment tous: si on veut travailler avec Blanquer, mieux vaut adhérer à sa vision. “Avec lui, il faut que les choses soient faites, résume Laurent Petrynka, qui a fait partie de son cabinet en Guyane et à Créteil. Il attache beaucoup d’importance à l’exécution de ses décisions.” Une conception pyramidale du travail en équipe qui tient, selon lui, à l’expertise de ce ministre “hors norme”: “Sa particularité, c’est qu’il connaît le système mieux que ses collaborateurs, c’est une machine à idées. Dans un cabinet, normalement, ce sont les conseillers qui nourrissent le ministre avec des éléments techniques. Là, c’est le contraire.” Ses conseillers vantent son goût du débat, mettant notamment en avant les six mois de consultations sur la réforme du bac. Les syndicats, eux, lui reprochent une incapacité à prendre en compte des points de vue divergents. “Blanquer pense avoir raison tout seul, il croit avoir susamment réfléchi
“Dans un cabinet, normalement, ce sont les conseillers qui nourrissent le ministre avec des éléments techniques. Là, c’est le contraire”
Laurent Petrynka, qui a fait partie du cabinet de JM Blanquer
–et c’est vrai qu’il a beaucoup réfléchi– et donc qu’il sait ce qui est bon pour l’école, analyse Francette Popineau, secrétaire générale du SNUIPP-FSU, principal syndicat dans le primaire. Quand on lui apporte la contradiction, qu’on essaie de lui parler des réalités de terrain, il écoute, mais c’est comme s’il n’entendait pas. Il est en lévitation.” D’autres fois, il s’énerve carrément. Début février, son agacement était ainsi plus que palpable face à Philippe Meirieu, sur France Culture. Ce professeur en sciences de l’éducation, qui est un de ses principaux contradicteurs, dénonce ce jour-là “un ensemble de brutalisations institutionnelles”, “des injonctions permanentes”, une profession “précarisée”, le risque de se retrouver avec “une majorité de contractuels”. Excédé, Blanquer déplore “des mensonges”, un “réquisitoire”, se plaint qu’on ne lui laisse pas la parole, rouspète. Le lendemain, dans l’intimité de son bureau, la colère n’est pas retombée: “Je veux bien être critiqué, mais pas sur des espèces de procès d’intention. Tout son discours est totalement réfutable. Ce qu’il dit sur les contractuels, c’est n’importe quoi! Je l’ai souvent dit, on a besoin de titulaires. Ces gens-là vous tirent vers le bas, ils sont partisans, idéologues.”
“On arrose là où c’est déjà mouillé”
Ou alors, tout simplement, de gauche? Blanquer a beau s’être toujours présenté en pragmatique, ses opposants, liés à la majorité précédente ou syndicalistes, rétorquent qu’il est juste… “de droite”. Ils en veulent pour preuve son entourage. Rappellent son amitié avec François Baroin, rencontré sur les bancs de Stanislas, une prestigieuse école catholique parisienne. Pointent aussi des membres de son cabinet, proches, comme lui, de la droite –Christophe Kerrero, son directeur de cabinet, était déjà chez Xavier Darcos¿; Caroline Pascal, qu’il a nommée à la tête de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche en octobre dernier, est l’épouse de Camille Pascal, éminence grise de Sarkozy, plume de ses discours sur l’identité nationale et les racines chrétiennes de la France. Il s’en o usque, rappelle régulièrement qu’il a voté Chevènement en 2002, mais les faits sont là: Jean-michel Blanquer a e ectivement construit sa carrière sous des gouvernements de droite, de 2004 à 2012. D’abord en tant que recteur de l’académie de Guyane puis, de 2006 à 2007, en tant que directeur de cabinet du ministre de l’éducation Gilles de Robien. Pendant cette période, qui suit les émeutes de banlieue de 2005, il participe à l’institution, dans le cadre d’une loi sur l’égalité des chances, de l’apprentissage junior dès 14 ans. À l’époque, la gauche hurle “à la fin de la scolarisation obligatoire à 16 ans” et au renforcement de la “discrimination scolaire”. Devenu ensuite recteur de l’académie de Créteil, il crée un internat d’excellence destiné à des élèves de quartiers populaires. Les syndicats lui reprochent alors de “vouloir sortir les élèves d’un système” plutôt que de le “changer”. Puis, passé en 2009 à la tête de la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), il propose des évaluations en grande section de maternelle pour repérer les élèves “à risque” et “à haut risque”. On l’accuse en retour de vouloir les “ficher” dès 5 ans. Dix ans plus tard, il s’en agace encore: “C’était absurde. Oui, il faut repérer dès cet âge-là des dicultés qui se vérifieront en CM2, en troisième, etc. Donc soit on fait semblant de ne pas voir ce genre de sujets, en jouant les belles âmes, soit on regarde les choses en face. On voit que les di¢érences de vocabulaire entre un enfant d’un milieu défavorisé et un autre d’un milieu favorisé sont déjà énormes en maternelle, et on agit en conséquence. Pour moi, c’est ça le vrai progrès social.”
Blanquer pense qu’il est victime de mauvais procès en série. “On me qualifie de libéral, de réactionnaire, alors même que je mène des actions vraiment sociales”, se défend-il. Qu’est-il, alors? “Quand on me demande de me définir sur le plan politique, je dis ‘républicain social’. Je pense que un, il faut de la République, et deux, de l’action sociale pour plus d’égalité.” Le dédoublement des classes de CP et CE1 –qui s’étendra bientôt à la grande section de maternelle– n’en est-il pas la meilleure preuve? interroge-t-il. Un peu court, avancent certains. D’abord parce que la mesure “la plus forte socialement depuis 100 ans” ne concerne pas, à ce jour, les 70% d’enfants de familles modestes n’habitant pas les zones d’éducation prioritaire. Ensuite, pointe Rémy-charles Sirvent, secrétaire national du SE-UNSA et président du Comité national d’action laïque (CNAL), “parce qu’on met des moyens importants en REP, certes, mais on a complètement oublié l’objectif de mixité sociale”. Or, si l’école française est championne des inégalités, elle l’est aussi de la ségrégation sociale. Selon le Cnesco, 12% des élèves fréquentent un établissement qui accueille deux tiers d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés (ouvriers, chômeurs ou inactifs). À l’inverse, 5% d’entre eux fréquentent des collèges ayant deux tiers de CSP très favorisées. En 2015, des expérimentations avaient été engagées en faveur de plus de mixité dans les collèges. “Le fait qu’elles soient aujourd’hui pratiquement au point mort n’est pas anodin”, abonde Jean-paul Delahaye. Cet ancien directeur de la DGESCO sous Hollande pointe un biais idéologique: “La façon dont on pense l’école préfigure une vision, un choix de société.” Comme beaucoup, il s’interroge aussi à propos du choix qui a été fait d’abaisser l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans dans le cadre de la loi sur la confiance, au nom encore de “l’égalité des chances”. Une réforme d’achage, selon lui –“Ce n’était pas une priorité, il n’y a que 2,4% des enfants de cet âge-là, soit 27¨000, à ne pas être scolarisés, et la plupart sont à Mayotte et en Guyane, où la mesure est, en outre, compliquée à appliquer”–, et aux e ets pernicieux: elle impose en e et aux collectivités publiques de contribuer financièrement aux écoles privées dès la maternelle. Au moment du vote, le CNAL, le syndicat SE-UNSA et la fédération de parents d’élèves FCPE ont dénoncé “un chèque historique de 150 millions d’euros fait au privé”. “Là où il y a deux fois moins de pauvres, reprend Delahaye, avant d’asséner cette formule: On arrose là où c’est déjà mouillé, et on relance la concurrence public-privé.”
Voilà le voile
Et puis, il y a son obsession pour le “communautarisme”. À la veille de la dernière rentrée scolaire, le ministre de l’éducation était interrogé sur RTL au sujet de sa réforme, qui entrait alors en vigueur. À la surprise générale, il n’a pas invoqué l’égalité des chances, mais la nécessité de lutter contre “le fondamentalisme islamiste” qui, “appelons un chat un chat (…), dans certains territoires a fait que certaines petites filles vont à l’école le plus tard possible, ou avec une assiduité plus faible”. Les médias ont pointé une “erreur”: les chi res ociels montrent en e et que la proportion de filles non scolarisées en maternelle n’est pas supérieure à celle des garçons. Pour autant, Jean-michel Blanquer ne regrette pas sa phrase. “Je ne l’ai pas inventé. Dans certains territoires, ça existe!”
“Je n’ai jamais eu aucun mépris. Le premier avocat des professeurs, c’est moi”
Jean-michel Blanquer
martèle-t-il, regrettant, de la part “d’un certain milieu médiatique, un déni de réalité”. Lui, en tout cas, est bien décidé à l’a ronter. À son arrivée au ministère, il a créé une cellule de veille pour permettre au personnel éducatif de signaler des “atteintes” à la laïcité dans les écoles. Puis il a mis sur pied un conseil des sages censé préciser la position de l’école en matière de laïcité, où siègent beaucoup de personnalités marquées par une ligne “dure” sur ces questions. Certains y voient une manière de contourner l’observatoire de la laïcité déjà existant, régulièrement taxé de laxisme par des organisations comme le Printemps républicain. Et aussi de pousser ses propres positions, fermes sur le sujet. Dès sa nomination, Blanquer s’était en e et prononcé “à titre personnel” contre le port du voile par les mères accompagnant les sorties scolaires. Peu après, il déplorait le fait que, quelquefois, on “ne fa[sse] pas respecter la loi de 2004” sur l’interdiction de porter le voile à l’école (RTL-LE Figaro-lci, décembre 2017)¿; ou que l’“on voi[e] parfois des petits garçons qui refusent de tenir la main d’une petite fille” (BFM-TV, le 13 octobre 2019). Réagissant dans la même interview à l’incident survenu la veille au conseil régional de Bourgognefranche-comté, quand une mère voilée avait été prise à partie par un élu d’extrême droite, il avait tranché: “Le voile n’est pas souhaitable dans notre société.” S’était ensuivie une virulente polémique avec le député LREM Aurélien Taché, issu de l’aile gauche du parti, qui l’avait accusé d’entretenir la “confusion”. En février 2018, Blanquer avait déjà provoqué une bronca des élus de la majorité en essayant de leur faire adopter un amendement déposé par Éric Ciotti (LR) visant à interdire le port du voile en sortie scolaire. Après cela est venue l’a aire des aches de campagne de la FCPE, montrant une femme voilée disant “Oui, je vais en sortie scolaire, et alors?”, une “erreur” qu’il a demandé de “corriger”. Quand un des membres du conseil des sages, le fondateur du Printemps républicain, Laurent Bouvet, s’est amusé à partager sur Twitter les mêmes aches détournées avec, à la place de la maman voilée, deux djihadistes barbus et armés de kalachnikovs, plusieurs députés LREM ont demandé à Blanquer qu’il soit exclu. Refus du ministre, dont Bouvet armait alors avoir le plein soutien. “Toutes les prises de position de Blanquer sur ces sujets ont déstabilisé le parti et la majorité, analyse aujourd’hui un député En marche! du “pôle gauche”. Évidemment qu’il y a un problème avec le communautarisme dans certains territoires, et nous travaillons dessus. Mais est-il vraiment nécessaire d’en faire tout un battage? Et d’introduire là-dedans la question des mères accompagnatrices, qui n’a rien à voir avec le fondamentalisme?”
Et que dire des “atteintes” à la laïcité repérées dans les établissements? Dans les médias, Blanquer en a fait grand cas, évoquant pour la période allant d’avril à juillet 2019 le chi re de “900” –d’après plusieurs sources, il serait en fait de 783. Mais chez les premiers concernés, les enseignants des quartiers populaires, on sent pointer une lassitude, voire un écoeurement face à ces arguments. Marguerite et Caroline, profs d’histoire-géo dans un lycée à Asnières, admettent être régulièrement confrontées à des cas de “contestations”, comme au moment de l’attentat de Charlie Hebdo, en 2015, quand leurs élèves ont commencé à dire que les journalistes tués “l’avaient bien cherché”: “C’est insupportable à entendre, bien sûr. Mais on parle de
“Quand notre ministre parle des mamans voilées –qui sont souvent
leurs mamans–, les élèves prennent ça comme une attaque personnelle. Ces discours mettent à mal nos efforts”
Caroline, prof à Asnières
jeunes de 15, 16 ans, aux convictions encore fragiles. La plupart du temps, ces provocations sont des façons d’engager une discussion avec nous: ils crèvent d’envie de discuter, ces jeunes. Il faut comprendre tout ce qu’il y a derrière, tous les liens qui n’ont pas été tissés, pendant des années, avec eux. Quand notre ministre parle des mamans voilées –qui sont souvent leurs mamans, que nous essayons à tout prix de rattacher à l’institution, d’impliquer dans la scolarité–, les élèves prennent ça comme une attaque personnelle. Et moi, je me dis: ‘Mais est-ce qu’il se rend compte?’ Ces discours mettent à mal nos e¢orts. C’est une terrible déception.” Un proche de l’ancienne majorité, lui, s’emporte carrément: “On parle d’atteintes, mais qu’est-ce que ça veut dire, juridiquement? Rien! Cela véhicule une vision alarmiste. Et pendant ce temps, rien n’est fait pour améliorer la formation des profs sur la laïcité, alors qu’il y a un besoin très fort!” Avant de glisser: “Mais c’est sans doute moins vendeur…”
La guerre des neurosciences
Le reproche revient en boucle: Jean-michel Blanquer, en plus d’être idéologiquement moins neutre qu’il le prétend, ferait “de la com’”, cherchant à “flatter” les instincts les plus conservateurs de l’opinion. N’a-t-il pas imposé, dans toutes les classes, l’achage des paroles de La Marseillaise ou du drapeau français (mais aussi européen)? Dans le primaire, d’autres ont été ulcérés par le retour de la vieille polémique sur l’apprentissage de la lecture, ayant opposé par le passé les tenants de la méthode globale (l’enfant apprend à reconnaître un mot d’un bloc) à ceux de la méthode syllabique (l’enfant apprend d’abord à déchi rer les syllabes), traditionnellement utilisée. Dès son arrivée, Blanquer martèle, comme il l’écrivait dans son livre, que la première est “une catastrophe pédagogique, dont nous ne sommes revenus que trop lentement, et trop récemment”. Sauf que “la méthode globale a disparu depuis 20 ans”, soupire Stéphanie de Vanssay, du SE-UNSA, qui dénonce “une bonne grosse ficelle pour e¢rayer les parents”. Cela n’a pas empêché le ministre d’établir un plan d’attaque appliqué à coups de circulaires, de formations, d’évaluations des élèves, de guides à l’usage des professeurs et de préconisations sur les manuels scolaires de CP et de CE1. Les syndicats y ont vu, une fois de plus, une forme d’autoritarisme et une atteinte à leur “liberté pédagogique”. “Ça sous-entend qu’on ne sait pas faire, que notre expérience ne vaut rien”, résume Yves-marie Jadé, secrétaire départemental SNUIPP-FSU dans le Nord. Blanquer, lui, “assume”: “Le premier sujet, c’est: est-ce que oui ou non les élèves réussissent? Il faut que la liberté pédagogique soit au service de ça. Je n’ai aucun dirigisme sur un cours d’histoire-géo de 6e. En revanche, sur l’entrée dans les savoirs fondamentaux, ne pas regarder ce qui est utile pour la formation des professeurs, ou ce que dit la science, pardonnez-moi mais ce serait criminel.” En fait, le débat serait plus complexe. “Il le simplifie à des fins politiques”, estime Philippe Champy, auteur en 2019 de Vers une nouvelle guerre scolaire. Dans ce livre, cet ancien éditeur de manuels analyse la politique éducative menée depuis 2017, en particulier l’importance accordée aux neurosciences, dont Jean-michel Blanquer est un grand adepte. Il en dénonce les “surpromesses”, le “biais scientiste”, le risque de voir se dessiner une “science d’état”. “L’idée derrière tout ça, c’est qu’il y a une bonne façon d’enseigner, que le cerveau, s’il est correctement stimulé, ‘apprend’. Peu importent finalement le contexte social, familial, la psychologie, résume-t-il. Mais dans quelques années, si tout cela échoue, qu’est-ce qu’on dira? Que c’est encore la faute des profs? Ou pire, des enfants, qui ne sont pas capables d’apprendre?” Quant aux méthodes en elles-mêmes, elles suscitent des inquiétudes. Notamment celle utilisée en REP dans le cadre d’une expérimentation menée par l’association Agir pour l’école, une émanation de l’institut Montaigne, think tank libéral lié au groupe Axa. Testée dans 500 classes, elle se fonde sur un protocole strict basé sur la répétition, la vitesse de lecture chronométrée (la fluence) et l’apprentissage en petits groupes de cinq ou six. “Cela prend un temps fou aux profs, qui n’ont pas le temps de faire autre chose, ça ne donne pas aux enfants le goût de lire, c’est abrutissant”, s’agace Yves-marie Jadé. Il s’insurge, en outre, du fait qu’on laisse entrer une structure proche du monde de l’entreprise dans les classes –les profs participant à l’expérience sont accompagnés par des intervenants extérieurs. Champy pointe, lui, les liens “anciens” qui lient Blanquer à l’institut Montaigne –il a fait partie du conseil d’administration d’agir pour l’école, et c’est Laurent Bigorgne, le directeur de l’institut, qui l’a présenté à Emmanuel Macron en 2016.
Trois ans après son arrivée, le soupçon est là, qui lui colle à la peau: Blanquer voudrait privatiser l’école, ou du moins y introduire des méthodes de l’entreprise –culture du résultat, concurrence entre les établissements, dont il souhaiterait renforcer l’autonomie. Lui: “Il n’y a aucun élément pour appuyer ça. Je suis républicain.” Ou encore: “Je n’ai jamais eu aucun mépris. Le premier avocat des professeurs, c’est moi. Je suis fils de professeur et j’ai été professeur”, faisant valoir le fait que sa mère était enseignante et que lui-même était prof de droit. Pourtant, la méfiance semble tenace. Ces derniers temps, elle plane même sur les négociations entamées en vue d’une revalorisation des salaires. Le 23 février, Jean-michel Blanquer a annoncé que les enseignants en début de carrière gagneraient à partir de l’an prochain “100 euros net de plus chaque mois”. Les organisations représentant le corps enseignant ont réagi en mettant en garde contre “les nombreuses inconnues qui demeurent” dans le projet. Ce que craint la profession, en fait, c’est l’existence d’un “agenda caché”, l’expression employée par une représentante de la CFDT. Plus précisément, le fait qu’on demande aux enseignants “des contreparties”, qu’on envisage de les payer au “mérite” –un terme déjà prononcé par Blanquer– en se basant, pourquoi pas, sur les résultats aux évaluations. Clairvoyance? Paranoïa? Le scénario d’une rémunération au mérite était, en tout cas, évoqué par Blanquer dans son livre en 2016, quand il parlait “d’élaborer un instrument de mesure à partir de tests passés par les élèves en début et en fin d’année”, avec une “observation sur plusieurs années permettant de valoriser l’e et maître”. Interrogé sur le sujet en février, il a éludé la question: “Qu’il y ait des éléments non définis, c’est le principe même du dialogue social.” Dans son bureau, Blanquer se ressert une tasse de thé: “Dans le fond, moi, j’ai une extrême bienveillance pour tout le monde.”