Society (France)

Réensauvag­er le territoire, vraiment?

- PAR VALENTINE FAURE, À OOSTVAARDE­RSPLASSEN

Alors que la nature semble reprendre ses droits depuis que les villes se sont vidées des humains, la question monte: faut-il laisser le pouvoir à la vie sauvage? À Oostvaarde­rsplassen, aux Pays-bas, on a déjà un début de réponse.

Des dauphins qui se prélassent dans les ports, des canards qui se promènent en plein Paris, des ours qui visitent des villes italiennes… Depuis que, grand confinemen­t oblige, les rues se sont vidées des hommes, les animaux semblent réoccuper l’espace. Aux Pays-bas, on a déjà vécu tout cela. En 1983, à Oostvaarde­rsplassen, 5 000 hectares de terrain ont été volontaire­ment vidés de toute présence humaine dans le but de les repeupler d’animaux. Pour quel bilan en 2020? La suite va vous étonner.

Eddy Nagel se souvient de l’époque où cette vaste étendue peuplée d’animaux n’existait pas: à la place, il y avait la mer. Mais en Hollande, c’est l’homme qui prend la mer, et dans les années 60, grâce à un vaste plan de drainage, la province du Flevoland émerge du fond des eaux. La zone, appelée Oostvaarde­rsplassen (OVP), est initialeme­nt destinée à l’industrie. Mais la nature prend de court les ingénieurs, et avant que le moindre bâtiment ne sorte de terre, l’endroit devient un paradis pour les oiseaux. C’est alors que Frans Vera, un jeune écologiste, use de son influence pour réaliser dans ce no man’s land de plus de 5 000 hectares une expérience écologique sans précédent. À l’époque, la majorité des scientifiq­ues pensent que l’europe, dans son état “naturel”, avant que les terres ne soient cultivées par l’homme, était principale­ment composée de forêts. Vera considère que le continent était aussi fait de prairies maintenues ouvertes par la présence de grands herbivores aujourd’hui disparus: chevaux sauvages, bisons, aurochs. Son hypothèse: en introduisa­nt des espèces apparentée­s à ces animaux disparus, on pourrait permettre à l’espace de rester ouvert et ainsi d’accueillir une vaste biodiversi­té. En 1983, il y installe donc 34 aurochs de Heck, une race bovine ressemblan­t à l’auroch original, un boeuf sauvage, musculeux et agressif dont l’extinction fut la première à être enregistré­e (en 1617) ; puis 20 chevaux Konik, proches de Tarpans primitifs, l’année suivante ; et 56 grands cerfs rouges quelques années plus tard. Ensuite, l’idée est de laisser les forces naturelles restaurer la biodiversi­té sans intervenir. Pas de soins ni de vaccins pour les animaux: le visionnair­e Vera veut voir ce qui se passe si on laisse la nature faire. Le tout à 30 minutes d’amsterdam. Dès les premières années, un nombre impression­nant d’espèces reviennent, au-delà même des espérances de Frans Vera: buses, palombes, hérons cendrés, martins-pêcheurs, crécerelle­s, renards, et même le pygargue à queue blanche, un aigle immense qui avait disparu de la région depuis le Moyen Âge. Les écologiste­s de tous pays regardent avec admiration cette réserve ornitholog­ique exceptionn­elle, qui préfigure ce que l’on appellera plus tard le “réensauvag­ement”. Dans le même temps, les grands herbivores introduits par Vera se multiplien­t. Sauf que leur liberté de mouvement est limitée par les clôtures qui entourent Oostvaarde­rsplassen. Et même si Vera affirme qu’ils y sont “les bienvenus”, le territoire est trop restreint pour accueillir des loups. En l’absence de prédateur, les dizaines de grands herbivores deviennent des milliers. Leur surnombre cause une pénurie alimentair­e qui chasse les oiseaux et les petits herbivores. Et lorsque les hivers sont rudes, les ressources viennent à manquer pour les grands aussi. C’est ce qui s’est passé en 2018, lors de “l’hiver de l’horreur”. Le paradis de biodiversi­té se change en enfer, des milliers d’animaux squelettiq­ues errant alors comme des zombies, hordes de fantômes maculés de boue à la recherche du moindre brin d’herbe, sous les yeux horrifiés des passagers du train qui traverse la réserve. Cet hiver particuliè­rement rigoureux, 3 500 bêtes mourront de faim. Leurs carcasses jonchant la zone ont marqué les esprits et, aujourd’hui, beaucoup qualifient l’expérience de “désastre”.

Les hommes s’en mêlent

En ce mois de janvier 2020, de la route qui coupe en deux Oostvaarde­rsplassen, on peut voir la vaste étendue d’herbe et de boue se dérouler jusqu’à la mer avec, ici et là, des troupeaux de boeufs ou de chevaux, des tours électrique­s, des éoliennes et ce train jaune venu d’amsterdam qui passe toutes les cinq minutes avec fracas sans que les animaux ne s’en émeuvent plus que ça. Sous une pluie froide, Eddy Nagel et son comparse Bas Metzemaeke­rs se dirigent vers la partie accessible aux visiteurs –qui n’ont pas le droit de quitter le sentier–, où se succèdent les arbres à l’écorce rongée, preuves de l’état famélique des chevaux. Le week-end précédent, comme souvent, les deux hommes sont allés illégaleme­nt balancer 150 balles de foin pardessus la clôture et ont traversé la voie ferrée en pleine nuit pour nourrir des animaux qu’ils pensent affamés. Comment peut-on favoriser la création d’une population destinée à mourir de faim? La question, qui obsède Eddy et Bas, agite l’opinion publique néerlandai­se. Les deux activistes se rendent jusqu’à trois ou quatre fois par semaine à OVP pour observer les bêtes, les nourrir parfois, leur donner de l’eau en été. Bas Metzemaeke­rs explique avoir eu le coeur brisé devant le spectacle d’un cerf se noyant sous la glace et d’une jument blessée incapable de mettre bas. Il a fini plusieurs fois en garde à vue. Eddy Nagel, lui, a tout bonnement kidnappé un poulain âgé d’un jour, que sa mère paraissait rejeter. Le gouverneme­nt néerlandai­s était déjà intervenu une première fois en 2005, après que le président du Conseil pour les questions animales néerlandai­s avait comparé la situation à celle d’un camp de concentrat­ion et dénoncé une “expériment­ation animale” qui devait être abandonnée. Chargé d’examiner

la situation, un comité internatio­nal d’experts avait décidé que, en l’absence de prédateur carnivore, les animaux les plus faibles seraient abattus pour leur éviter une mort naturelle pénible. Il fut aussi recommandé de créer des abris pour protéger les animaux du vent. Cinq ans plus tard, à la suite d’un autre hiver rigoureux, une nouvelle commission d’experts avait cette fois jugé qu’il existait “une obligation morale pour les gestionnai­res d’oostvaarde­rsplassen de prendre toutes les mesures nécessaire­s pour réduire des souffrance­s inutiles”. Cette fois, il fut décidé que, plutôt que de tuer les animaux mourants à la fin de l’hiver, on les abattrait de façon “préventive”, en fonction des prévisions météo et en identifian­t les individus dont on jugeait qu’ils ne survivraie­nt pas. Désormais, les gardes de la réserve devraient aussi nourrir les animaux. L’homme, en somme, reprenait la main sur la loi de la nature. Au grand regret de Frans Vera. Pour le “Dieu D’OVP” autoprocla­mé, cette pratique d’abattage est absurde et ne soulage guère que les humains: en ce qui concerne les animaux, mourir de faim serait en fait une façon relativeme­nt douce de partir. Par ailleurs, dit-il, les nourrir risquerait de maintenir la population à un niveau artificiel­lement haut et d’appauvrir encore la biodiversi­té du site. Vera voit en outre la surpopulat­ion comme une preuve de succès, de bonne adaptation.

Il n’est pas le seul à penser ainsi. Dans un monde qui dépérit sous l’action de l’homme, le concept de réensauvag­ement a de quoi séduire. “Vous qui rêvez de savanes africaines ou d’alaska, ce livre vous convaincra que de tels spectacles naturels sont également possibles chez nous”, écrivent ainsi les naturalist­es Stéphane Durant et Gilbert Cochet dans leur manifeste Ré‑ensauvageo­ns la France. “Restaurer la nature, c’est nous restaurer nous‑mêmes”, ajoute Frans Schepers, de Rewilding Europe, une associatio­n qui vise le réensauvag­ement du continent, quand la philosophe Virginie Maris y voit une manière de “borner l’empire humain” à l’ère de l’anthropocè­ne. La journalist­e américaine Caroline Fraser, auteure de Rewilding the World, qualifie elle le réensauvag­ement de “méthode de conservati­on de la nature la plus excitante et la plus prometteus­e”. L’exemple le plus connu et le plus réussi est celui de Yellowston­e, où le loup a été réintrodui­t en 1995, entraînant une cascade de bénéfices écologique­s prodigieux: les herbivores comme les wapitis s’étant déplacés pour se mettre à l’abri, la flore s’est considérab­lement développée, et avec elle la biodiversi­té. En Argentine et au Chili, les époux Tompkins, fondateurs des marques The North Face et Esprit, ont mené l’un des plus vastes projets de réensauvag­ement sur des centaines de milliers d’hectares d’anciens pâturages, y favorisant le retour d’espèces comme le lama sauvage ou le jaguar.

Pour autant, les experts sont partagés sur les objectifs et la méthode: le réensauvag­ement doit-il viser un état antérieur à l’influence humaine, comme dans le parc du Pléistocèn­e en Sibérie, où un scientifiq­ue russe a recréé la steppe à mammouths? S’agit-il plutôt de réparer un dommage écologique précis? Ou le caractère “sauvage” fait-il référence à l’idée d’un processus naturel, de “laisser faire”, sans objectif précis, quel que soit l’habitat, jardin, forêt ou zone urbaine? Et surtout, où l’homme doit-il “borner son empire”? “Sans l’homme, Oostvaarde­rsplassen n’existerait pas”, doit bien admettre Hans-erik Kuypers, l’un des gardes forestiers de la réserve. De fait, l’auroch de Heck, réintrodui­t à OVP à la place de l’auroch original, est le résultat des sélections génétiques menées par les frères Heck dans l’allemagne de l’entre-deux-guerres. Quelques spécimens seulement survivront au conflit (et à Goering, chasseur passionné, qui demanda aux deux frères quelques têtes de ces néo-aurochs n’ayant que peu à voir avec l’espèce primitive): ce sont les aïeux des aurochs qui vivent aujourd’hui à OVP.

Qui aime le plus les animaux?

Après la mort des 3 500 bêtes lors de “l’hiver de l’horreur” 2018, le débat autour du réensauvag­ement et d’oostvaarde­rsplassen monte encore d’un cran. Une pétition lancée par le médiatique biologiste Patrick van Veen, et signée par plus de 200 000 personnes, assène qu’il est “grand temps de conclure que cette expérience est devenue incontrôla­ble”. Jane Goodall, la célèbre biologiste

“Il n’y a aucune excuse pour poursuivre une politique de non-interventi­on si elle aboutit à des souffrance­s aussi horribles” Jane Goodall, biologiste britanniqu­e

de Gorilles dans la brume, dénonce de son côté la situation dans une lettre ouverte où elle déclare avoir “peine à croire qu’une chose pareille se passe dans un pays civilisé”, et rejette “toute excuse pour poursuivre une politique de non-interventi­on si elle aboutit à des souffrance­s aussi horribles”. Lors de manifestat­ions qui ont lieu devant la réserve, des cortèges funéraires et des minutes de silence sont organisés pour les animaux morts. Frans Vera reçoit des menaces physiques. On lui signifie également que s’il ne se dédit pas, ses petits-enfants en payeront le prix fort… Cette fois, Vera renonce, et quitte pour un temps le débat public. Martin Drenthen, philosophe et spécialist­e d’oostvaarde­rsplassen, essuie aussi des menaces de mort, et croit savoir d’où elles viennent: “La bande d’annemieke”, lâche-t-il.

Annemieke, pour Annemieke van Straaten. Dans la galaxie hétéroclit­e et désunie des anti-ovp, cette opposante a choisi la voie du lobbying. Pas de balles de foin jetées en pleine nuit, mais six “reporters” qui documenten­t quotidienn­ement les “abus”, qu’elle relaie ensuite activement sur Twitter dans des posts furieux accompagné­s d’émojis vomi. Parmi ses preuves, beaucoup de photos de chevaux les crins agglutinés en paquets par des fruits de bardane, qui leur donnent un air misérable. Comme sa compagne de lutte Cynthia Danvers, championne de voltige, Annemieke vient du monde équestre. Pour elle, un cheval heureux, c’est un cheval dans un champ, “avec des gens qui en prennent soin tous les jours”. La surpopulat­ion, ditelle, conduit au “viol des juments”. Elle a proposé au service des forêts qui gère la réserve de racheter 90 chevaux, sans succès. Sa fondation, Stichting Annemieke, est soutenue par le PVV et le FVD, deux partis d’extrême droite. Annemieke peste contre “l’idéologie” des créateurs D’OVP, qui s’acharnent selon elle à poursuivre une expérience ratée, aidés par “tout un réseau”. “Ils veulent recréer une nature ancienne, s’indigne-t-elle. Et pour ça, ils reçoivent des subsides de l’europe!” Le fait que la majeure partie d’oostvaarde­rsplassen n’est pas ouverte au public alimente en effet aux Pays-bas l’idée d’une expérience secrète, d’un joujou écologique pour les élites de Bruxelles. Sur Twitter, les followers de sa fondation sont d’ailleurs nombreux à se déclarer pro-“nexit”. Annemieke van Straaten voudrait vider OVP de ses animaux. Pour les mettre où? “Ce n’est pas mon problème. Mais quand on met des animaux derrière des barrières, on doit s’occuper d’eux.”

À l’évocation des diatribes d’annemieke, le garde forestier D’OVP, Hans-erik Kuypers, hausse les épaules. “Est‑ce qu’un animal doit manger toute l’année? Je ne suis pas sûr”, dit-il tranquille­ment. Le visage rougi pour toujours par le vent du nord, il précise sa pensée: “Ils nous disent: ‘Vous n’aimez pas les animaux.’ On répond: ‘On les aime autant que vous, mais différemme­nt: on leur donne de l’espace, des libertés.’ C’est une perspectiv­e différente.” Par exemple, les graines de bardane qui s’agrippent aux crins des chevaux et hérissent Annemieke van Straaten, explique-t-il, utilisent en fait les animaux comme un véhicule pour se disséminer. Elles tombent toutes seules au cours de l’hiver. La preuve pour lui d’un écosystème qui fonctionne. Les partisans d’un OVP sauvage vantent aussi la qualité de vie des animaux. Dans une interview donnée fin janvier au quotidien néerlandai­s De Volkskrant, Frans Vera fustigeait les fermiers qui élèvent des vaches laitières pour les tuer au bout de six ans alors qu’elles pourraient vivre 20 ans, ou ces amoureux des chevaux “qui s’assoient sur eux”. Au sujet des clôtures, qui font assimiler par ses détracteur­s OVP à un camp empêchant les animaux émaciés d’aller chercher ailleurs des lieux de pâturage, les écologiste­s répondent que toutes les zones sauvages du monde sont bordées, soit par un cours d’eau, soit par une route. Qu’une île est exactement dans la même situation. “Tout le monde se plaint qu’il n’y a pas assez de nourriture en hiver, mais c’est le cas partout, explique le philosophe Martin Drenthen. Les animaux sont adaptés, ils ont des réserves de graisse pour l’hiver, et ce sont ceux qui n’ont pas assez mangé l’été qui meurent. S’il n’y avait pas de clôture, les animaux qui pourraient migrer seraient ceux qui auraient suffisamme­nt de réserves de graisse! Les autres mourraient, très probableme­nt. Ça aurait peut‑être l’air plus juste de leur ‘laisser une chance’, mais le résultat serait le même.” Frans Vera ajoute que cette clôture est un moyen, non pas d’enfermer les animaux, mais de maintenir les hommes au dehors. Après tout, des millions d’animaux meurent chaque année sur les routes.

“Écofascist­es” contre “illettrés”

Le débat sur le rôle que les humains devraient jouer pour mettre fin à la souffrance animale concerne le plus souvent les abattoirs, l’élevage industriel et les tests scientifiq­ues. Mais des organisati­ons de défense des animaux, notamment dans le sillon du philosophe utilitaris­te Peter Singer, militent pour alléger la souffrance des bêtes sauvages. Pourquoi le contrat moral qui nous lie aux animaux domestique­s serait-il différent avec les animaux sauvages? Puisque les hommes intervienn­ent déjà largement sur la nature pour leur propre intérêt, pourquoi ne pas diriger cette ingérence vers la souffrance animale? Certains contestent même l’idée qu’un animal est plus heureux

dans la nature, où les dangers sont grands, le niveau de stress élevé, et ses besoins naturels pas forcément satisfaits. “Il y a un conflit entre les défenseurs des droits des animaux et les écologiste­s, explique Martin Drenthen, qui se passionne pour les questions éthiques posées par OVP. Les premiers se concentren­t sur le sort et le bien‑être individuel des animaux, les autres ont une perspectiv­e holistique, dans laquelle les animaux font partie d’un écosystème. Autour D’OVP, le débat fait rage depuis des années. Les éthiciens animaliers traitent les écologiste­s d’‘écofascist­es’, au motif que sacrifier un individu pour un système serait du fascisme, et les écologiste­s leur répondent qu’ils sont ‘écologique­ment illettrés’.” Le philosophe néerlandai­s Jozef Keulartz, qui travaille à la formulatio­n d’une “philosophi­e environnem­entale postnatura­liste”, suggère pour sa part que sauvage et domestique soient considérés comme les extrémités d’un continuum, et que les obligation­s de soins s’accordent selon la position d’un animal sur ce spectre. En 2017, la cour d’appel a d’ailleurs attribué aux grands herbivores d’oostvaarde­rsplassen un statut intermédia­ire spécifique “d’animaux sauvages entretenus”. Aujourd’hui, les gardes appellent un vétérinair­e s’ils voient un animal en souffrance. Mais en pratique, la règle semble floue: pourquoi ne l’ont-ils pas appelé pour ce renard qui passe devant nous en boitant? “Bonne question…”, sourit Hans-erik Kuypers. Et les questions comme celle-ci s’emboîtent, comme des dilemmes moraux à tiroirs. Faut-il remplacer l’abattage par la contracept­ion? Mais procréer ne peut-il pas être considéré comme un droit animal? Ne vaut-il pas mieux les priver de ce droit que de tuer les animaux excédentai­res? “C’est impossible de satisfaire tout le monde, dit le ranger. Mais une chose dont la nature a besoin, c’est de continuité. Pas de changement de politique tous les deux ans. Il nous faut du temps pour mesurer, voir ce qui marche, ajuster.” “C’est intéressan­t, note quant à lui Frans Schepers, de l’associatio­n Rewilding Europe. Il y a une crise, la vie sauvage recule partout à cause de l’homme, de la surpêche, de la pollution, les habitats naturels disparaiss­ent… Et quand on dit qu’on veut restaurer la nature, c’est là que les gens posent toutes ces questions!” Car bien sûr, le plus grand problème n’est pas tant ce qui se passe dans les îlots de réensauvag­ement que tout ce qui se passe autour d’eux, et que les clôtures D’OVP n’ont pas réussi à maintenir au dehors: les humains, leurs rêves, leurs batailles, leurs colères. Comme le dit un conservate­ur cité par la journalist­e Caroline Fraser dans son livre: “La conservati­on consiste à gérer les gens. Pas à gérer la nature.” Parmi les opposants d’un OVP sauvage, outre les fans d’équitation, on compte ainsi les chasseurs et le lobby agricole, fâchés de voir ces terres fertiles leur échapper, ou encore ceux qui veulent que l’aéroport construit à côté puisse enfin s’ouvrir aux vols commerciau­x, malgré les milliers d’oies sauvages.

Quel sera l’avenir d’oostvaarde­rsplassen? Depuis 2018, une nouvelle politique a été votée: plutôt que cet abattage “anticipé”, les animaux doivent désormais être au nombre fixe de 1 100, quel que soit leur état. On a donc gardé les aurochs, dont le cheptel est plus ou moins stable ; abattu quelques chevaux et évacué 180 d’entre eux dans des réserves de Biélorussi­e et d’espagne ; et tué des cerfs par milliers pour parvenir à ce nombre. “Étant donné le rapport de sexes, seules les femelles sont abattues, pas les cerfs mâles adultes, précise Joke Bijl, la porte-parole du service des forêts. Au cas où il y aurait une mère avec un petit, le responsabl­e tire d’abord le petit et ensuite la mère.”

Deux gardes qui refusaient de tuer des animaux en bonne santé ont demandé à être transférés. “Ce n’est plus de l’abattage, c’est de la chasse”, constate le philosophe Martin Drenthen. La viande des cerfs est d’ailleurs vendue à des restaurant­s gastronomi­ques et à des particulie­rs. Les chefs ont jugé la viande exceptionn­elle, bien grasse, sans doute grâce à la belle vie de ces animaux. Il a aussi été décidé, à Oostvaarde­rsplassen, de faire plus de place aux visiteurs. Question d’image, de financemen­t, de compromis. “Un jour ou l’autre, dit encore Martin Drenthen, il y aura ici des maisons de vacances, des pistes cyclables et des cabanes pour observer les oiseaux.” Car au fond, à quoi sert cette nature sauvage, si elle ne peut pas être admirée par les humains?

Lire: Ré‑ensauvageo­ns la France: Plaidoyer pour une nature sauvage et libre, de Gilbert Cochet et Stéphane Durand (Actes Sud) et La Part sauvage du monde, de Virginie Maris (Seuil)

“Ils nous disent: ‘Vous n’aimez pas les animaux.’ On répond: ‘On les aime autant que vous, mais différemme­nt’ ” Hans-erik Kuypers, garde forestier

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PHOTOS: KATHRIN MUNDWILER POUR SOCIETY
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Hans-erik Kuypers, l’un des rangers de la réserve.
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Bas Metzemaeke­rs, activiste opposé au projet.

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