Society (France)

La fête à emporter

Que va devenir la fête dans la vie post-covid? Comment la nuit, ses bars, ses restaurant­s, ses concerts, vont-ils continuer à jouer leur rôle de lien social? Reportage nocturne à Nantes, l’une des “capitales” du plaisir en France.

- PAR JOACHIM BARBIER, À NANTES / PHOTOS: THÉOPHILE TROSSAT POUR SOCIETY

Bars fermés, concerts interdits. Puisqu’il est impossible de vivre sans boire de coups, comment la France va-t-elle réinventer ses nuits? Reportage à Nantes, une ville qui sait y faire.

Elles sont assises en face du bar, sur les escaliers en pierre d’une entrée d’immeuble. Un verre de vin blanc aux lèvres et les sacs à main qui traînent sur le sol. Elles ont pour point commun d’être originaire­s de la région parisienne et d’avoir déménagé à Nantes. Il y a Béatrice et Estelle, les amies de Mathilde, la troisième, qui est aussi la gérante du bar Le singe en hiver, situé dans la rue des Carmélites. De leur trajectoir­e commune aux allures de tendance sociologiq­ue, elles tirent, en polyphonie, deux leçons de vie: “Qu’est-ce que j’ai bien fait de m’installer à Nantes!” régulièrem­ent suivi d’un “Qu’est-ce que Paris me manque!” On a le droit d’être heureux(se) et nostalgiqu­e. Là, ce qui leur manque, c’est de pouvoir entrer dans le bar. Mathilde a placé une table devant l’entrée pour signifier “vente à emporter”, lot de consolatio­n attribué par les autorités en cette période d’interdicti­on d’accueillir des clients au zinc. Mais à l’heure de l’apéro, ce soir, il n’y a que Mathilde et ses deux copines alors que normalemen­t, à cette heure-là, c’est Nantes dans son ensemble qui commence à se détendre autour d’une bière ou d’un muscadet. Pour l’instant et pour éviter la propagatio­n du virus, ce moment de la vie jugé “pas prioritair­e” n’existe plus. Alors, il reste les souvenirs. Du Singe en hiver, Mathilde dit: “C’est un bar où les gens se parlent. Ça vient boire quelques verres, ça peut partir borracho, mais c’est pas non plus la beuverie. Mes clients, ça va des copains de mon fils aux gens de 60 ans. Quand c’est bondé, c’est comme un concert.” Mathilde a vécu le confinemen­t et la fermeture obligée de son café comme des “vacances”: “J’ai pu avoir du temps avec mes enfants, me reposer.” Elle s’est aussi mise à cuisiner “des petits trucs”. Sur la vitrine du bar, elle a collé une affichette: “Vente à emporter de grignotage maison.” Aujourd’hui, c’est “tzatziki comme en Grèce” et “samoussa épinards et ricotta”. Faute de clients, elle finit par les offrir en payant sa tournée aux copines. Elles trinquent “à la vie d’avant”. Béatrice:

“On est tous condamnés à mourir, autant mourir heureux.” Estelle: “On a déjà eu le sida, ça suffit maintenant!” En attendant le 2 juin, date qui pourrait autoriser la réouvertur­e des bars et restaurant­s dans la France des zones vertes, Mathilde préfère “ne pas avoir peur”. Alors elle imagine les arrangemen­ts du lendemain. Elle espère “qu’ils vont [l]’autoriser à installer quelques tables dehors espacées de trois mètres, qu’ils vont mettre une barrière en haut de la rue pour piétonnise­r les Carmélites, qu’[elle] conservera de bons rapports avec [s]es voisins, qui ne sont pas chiants pour le bruit”. Tout dépendra de ce qu’on lui impose: “Si on me demande de porter une cagoule derrière un plexiglas, c’est sûr que ça va être compliqué.” Dans cette parenthèse d’incertitud­e, une bonne nouvelle est déjà tombée: “La mairie nous fait cadeau des droits d’exploitati­on de terrasse jusqu’à la fin de l’année, c’est déjà ça.”

“Normalemen­t”, la place du Bouffay, en plein coeur du centre historique de Nantes, est une terrasse géante. Et “normalemen­t”, elle ne laisse que peu de place aux riders en BMX, qui profitent désormais de l’espace vacant pour tirer des bords et lancer des sauts en profitant du socle de la statue centrale, la bien nommée Éloge du pas de côté. Seul le Peter Mc Cool, un pub irlandais, est ouvert, jusqu’à 21h, et seul Benjamin est au boulot. Le serveur, carré blond frisé et anneaux aux oreilles, imagine la journée qu’il aurait pu faire en ce jeudi de l’ascension chaud et humide. “C’est un jour où tout le monde a envie de se boire une bière en terrasse. Une journée comme ça, on aurait fait une deuxième finale de Coupe du monde.” On est effectivem­ent loin de juillet 2018, du côté de la demande comme de l’offre. Fini le choix de dix bières à la pression. Sous déconfinem­ent partiel, c’est Gui’ ou Gri’, Guinness ou Grimbergen. Benjamin file au fond du pub et rapporte les bières en gobelet. “J’ai l’impression d’être un pompiste: je sers, et rien d’autre.” Ce n’est pas tout à fait le métier qu’il aimait faire. “Il y a zéro interactio­n avec les clients Moi, j’ai fait une formation en mixologie. Je pouvais discuter avec les clients pour savoir quel genre de cocktails ils aimaient, essayer de deviner ce qui leur ferait plaisir.” Et puis, il y avait ce qui se passait après le service, quand il partait avec les pourboires dans la poche pour profiter du Nantes d’après 2h. “Le dimanche soir, on sortait avec les serveurs des autres établissem­ents. On avait nos lieux réservés

aux commerçant­s. Ça aussi, c’est bien fini.” Il a un peu peur que cette ville “où l’on dit qu’il n’y a pas qu’un quartier de bars mais où tous les quartiers ont leurs bars” se protège à la maison et que “les apéros Zoom” deviennent la norme. “Sans vaccin, cela n’a pas beaucoup de sens de retourner à la normalité.”

“Le mois dernier, j’ai fait six euros de chiffre d’affaires”

Rue Kervégan, à quelques centaines de mètres de la place du Bouffay, derrière la vitrine de son épicerie, Cyprien tente de rattraper le retard. Ou d’être prêt pour le monde d’après. Il charge sur son site web en constructi­on les photos de toutes les bouteilles d’alcool en référence. La première vague du virus, avec ce qu’elle a imposé d’apéros à la maison, aurait dû lui offrir quelques bonnes opportunit­és, lui qui propose des livraisons derrière son enseigne Aper Ouest. Mais voilà, la crise profite aux milliardai­res et enfonce les précaires. “Le mois dernier, j’ai fait six euros de chiffre d’affaires”, avoue-t-il. Il ne suffit pas de proposer la livraison d’alcool à domicile dans la France confinée, il faut avoir les moyens de se faire référencer. “Il faut payer Google Ads pour monter et que

“J’adorais les bars pour la mixité sociale, regarder les marins qui venaient se saouler. Je pense à tous ces gens qui sont seuls et pour qui le bar était un lieu où tu pouvais raconter ta vie”

Marie, étudiante originaire de Lorient

les gens vous trouvent, je n’ai pas les moyens.” Alors, comme dans le monde d’avant, l’épicerie de Cyprien est restée une “option de dépannage”, comme il dit: “Mes clients, c’est le garçon qui sort d’un bar avec une fille et qui veut se faire livrer un mousseux méthode champenois­e pour prolonger la soirée. Ou le groupe d’amis qui voient débarquer à l’improviste des connaissan­ces et se rendent compte qu’ils n’ont pas assez à boire.” Il regrette: “J’étais pas prêt pour la pandémie.” Sans compter qu’elle suit un autre moment difficile pour Cyprien. “La crise des Gilets jaunes m’a tout bloqué.” Il montre sa rue: “On est à côté du commissari­at. Quand il y avait les manifs, tous les camions de CRS venaient se garer devant chez moi. Jusqu’à 22h. Je devais les supplier pour ouvrir mon magasin. Ils me disaient: ‘Dépêchez-vous, vous nous mettez en danger.’ Lors des affronteme­nts, je me suis retrouvé plusieurs fois en sandwich dans les affronteme­nts entre la police et les manifestan­ts.” Cyprien tire quelques conclusion­s des crises sociales et sanitaires qui s’empilent depuis trois ans. “Le monde va complèteme­nt changer.

Les bars et les restaurant­s ne seront plus rentables comme avant. Regardez, dans le restaurant indien en face, ils ont fait quatre plats ce soir avec un serveur, un cuistot et un plongeur. Derrière, le fast-food avec un seul gars, il a eu 100 clients.” Pour s’adapter à cette nouvelle façon de manger et de boire qui nous attend, Cyprien compte bien avoir son site actif en septembre. D’ici là, espérant atteindre enfin un salaire décent, il croise les doigts pour que la fête soit confinée à la maison et que “le monde reste dans cette incertitud­e”. Pour l’instant, il attend 21h et la fin du service à emporter des bars du centre-ville.

“On se trompe sur les priorités. La fête est plus importante que le travail. Si on nous oblige à bosser à la mine sans pouvoir boire un verre à la fin de la journée, je ne vois pas comment on peut être heureux”

Thomas Nedelec, gérant du Ferrailleu­r, à Nantes

Ailleurs, on s’est agglutiné le long des berges du bras de la Madeleine. Dans l’herbe, par petits groupes d’amis, en respectant la distanciat­ion avec les voisins qu’on ne connaît pas. À l’ombre de “la grue jaune”, près de la pointe ouest de l’île fluviale, se sont assis Marie, Hugo, Lucas, Lolita, Héloïse et Samuel. Étudiants, certains sur le point de terminer leur cursus. On a enlevé les chaussures et on se partage des bières en cannette et des bouteilles de fitou. Malgré cela et la douceur de la fin de soirée, ils sont un brin remontés contre le panneau accroché aux barrières de sécurité. Lequel indique qu’il est interdit de consommer de l’alcool, de pique-niquer ou de se rassembler sur les espaces verts. Hugo: “Ça fait deux mois qu’on n’a pas tisé et on nous interdit tous les endroits sympas. Ici, il y a de grands espaces, tu risques rien. On va pas boire nos bières comme des merdes.” À ses côtés, Marie, sa compagne: “Boire en marchant, c’est pas ce qu’il y a de plus fun. Nous interdire de venir ici, c’est inadmissib­le.” Avant, ils venaient déjà sur les rives de l’île, là où Nantes s’est réinventé une image de ville cool après la disparitio­n des chantiers navals, en misant sur la culture populaire et la fête. “On a de la chance d’avoir des quais ici, poursuit Hugo. D’habitude, c’est la même chose sauf qu’on apporte des enceintes. Et on ne parle plus aux gens assis à côté comme avant.” Lolita, elle, ne veut pas rajouter de stress à une situation sociale et économique qui s’annonce catastroph­ique pour ceux qui arrivent sur le marché du travail. “Si on réfléchit, il y a tellement de trucs à penser. Tu tends un briquet à quelqu’un, tu vas pas

te dire: ‘Merde, c’est un vecteur du virus.’” Marie a déjà la nostalgie des bars PMU de Lorient, d’où elle est originaire: “J’adorais y aller pour la mixité sociale, regarder les marins qui venaient se saouler. Je pense à tous ces gens qui sont seuls et pour qui le bar était un lieu où tu pouvais raconter ta vie.” Pour eux, aucune chance que Nantes ne s’endorme ou perde son âme. Hugo: “C’est pas possible, il y a trop d’étudiants qui aiment faire la fête ici.” La municipali­té l’a vite compris en dégainant le 18 mai un tas de mesures temporaire­s pour soutenir la reprise des cafés et restaurant­s de la ville. “La sécurité sanitaire n’est pas négociable, mais on essaye d’être inventifs pour conserver l’esprit de notre ville”, résume Pascal Bolo, le premier adjoint, pour qui “cette pandémie est comme les attaques terroriste­s: elle remet en cause notre style de vie et notre culture”.

“Ce qui va fonctionne­r viendra du bas”

Pour Denis Talledec, Nantais et directeur général de la Fédération des cafés culture, sa ville est peut-être un laboratoir­e de ce que sera le monde de la nuit de demain. “Qu’est-ce qu’il y a de mieux dans la vie que de boire un verre en écoutant de la musique? interroge-t-il. À Nantes, il faut bien reconnaîtr­e que si tu en as envie, beaucoup d’endroits te le proposent. Un peu partout, et pas seulement dans l’hypercentr­e.” Il estime au passage que “depuis que la ville a misé sur la culture plutôt que sur le sport, les élus sont plutôt bons pour accompagne­r les initiative­s privées. Ce qui va fonctionne­r viendra du bas, pas du sommet. Le fait du prince, la Fête de la musique décidée par Jack Lang, ce n’est plus d’actualité. Au contraire, il faut retrouver l’esprit du café chantant d’édith Piaf, ce qui a créé le mythe de ‘Paris est une fête’. De la spontanéit­é, des petits lieux, des événements en bas de l’immeuble”. Il fait un parallèle avec l’histoire du mouvement électro en Grande-bretagne dans les années 80. “Quand Thatcher a interdit les raves, les gens ont commencé à organiser des free parties et à devenir nomades pour éviter les contrôles des autorités. Ce qui a donné naissance aux travellers.” Au milieu de ses potes, Marie fait le même constat. “Ça va être le retour des soirées au milieu des champs. Ou alors on va trouver des solutions comme l’imaginait le mouvement Nuit debout. Pour faire la fête, on va devoir se réappropri­er l’espace public.” “C’est la question centrale, rebondit Denis Talledec. Ce qu’on va perdre dans l’espace privé des bars, il va falloir le retrouver dans l’espace public.” Pour éviter de tomber dans une fête à la marge et loin de tout contrôle, il estime que le pouvoir politique doit comprendre qu’il sera nécessaire de lâcher du lest en ces temps de coronaviru­s. “On est dans un pays sur-administré, il va falloir laisser respirer les gens qui organisent et ceux qui s’amusent. Parce que le risque, c’est que la fête reparte dans l’espace privé. J’aime bien l’undergroun­d, sauf qu’on ne pourrait plus avoir de politique de prévention si tout se passe dans l’illégalité.” Si les politiques ne l’entendent pas, il estime “que ça peut péter. Parce que boire un verre en écoutant de la musique dans un club ou un café, ce n’est pas anecdotiqu­e dans une société. C’est de l’espace commun au quotidien”.

À Nantes, la fête s’est notamment épanouie, depuis une douzaine d’années, dans le Hangar à bananes. Un ancien entrepôt de stockage et de mûrissemen­t réhabilité et reconverti en “lieu d’animation”, selon le vocable des pouvoirs publics. Soit des bars, des restaurant­s, une discothèqu­e et une galerie d’art. Thomas Nedelec gère Le Ferrailleu­r, un café-concert plutôt porté sur le rock et le metal. Il en a fermé les portes au soir du début du confinemen­t et s’est imaginé une hypothétiq­ue et lointaine date d’ouverture pour s’épargner les angoisses d’une reprise à risque: janvier 2021. “Je n’ouvrirai pas la salle s’il n’existe pas de vaccin. Je n’ai pas envie de devenir un foyer à virus pour les clients.” En attendant, il jongle avec les reports de tournées, les programmat­ions de concert qui font des bonds en avant de trois mois, et même s’il garde le moral, cette parenthèse désenchant­ée pendant laquelle la vie est dépecée de décibels et de bières pression lui laisse un goût amer. “On se trompe sur les priorités. La fête est plus importante que le travail. Si on nous oblige à bosser à la mine sans pouvoir boire un verre à la fin de la journée, je ne vois pas comment on peut être heureux. C’est souvent la chose qui nous tient en vie. Moi, je ne tiens pas un bar ou une salle de

• concert. J’offre du plaisir et du rêve.”

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Cyprien, d’aper Ouest.
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Benjamin, barman du Peter Mc Cool.
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Marie et Hugo, à l’heure de l’apéro.

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