Society (France)

Le fugitif d’ebola

Alors que le 18 mai, la République démocratiq­ue du Congo annonçait 1 537 cas et 61 décès liés au Covid-19, elle s’inquiétait d’un autre drame potentiel: la résurgence du virus Ebola dans la région de Beni, au nord-est du pays. Dans cette zone en proie aux

- PAR RAPHAËL MALKIN / PHOTOS: HUGH KINSELLA CUNNINGHAM

En pleine pandémie, la République démocratiq­ue du Congo s’inquiète d’un autre drame potentiel: la résurgence du virus Ebola dans le Nord-est du pays.

Une fatigue soudaine qui fait tanguer le corps. Des nausées qui donneraien­t envie de vomir son propre coeur. Et puis des douleurs comparable­s à des coups de poing, allant et venant dans la poitrine. Lorsque le dénommé Grâce Muyisa se présente sur le seuil d’une infirmerie de Beni, en République démocratiq­ue du Congo (RDC), tout le personnel connaît déjà le nom du mal qui arrive: Ebola. Les résultats de la prise de sang de cet homme de 28 ans, mécano sur un parking fréquenté par les motos-taxis, le confirment le jeudi 16 avril, tard dans la soirée. Dès les premières lueurs du vendredi 17 avril, il est décidé de l’hospitalis­er à l’autre bout de la ville, dans le fameux CTE, ou Centre de traitement d’ebola, un long bâtiment en tôle et en crépi où des patients sont alités derrière de hautes bâches translucid­es. “Il fallait à tout prix le soigner, sinon il allait mourir”, remet Aaron Kyatenga. Ce même jour, ce syndicalis­te respecté parmi la communauté des taximen se rend en urgence au chevet du malade, tandis que d’autres hommes préparent à la hâte l’ambulance qui doit le transporte­r jusqu’à son nouveau lit d’hôpital. Brancard, couverture de survie, respirateu­r artificiel et tout le reste de l’attirail de catastroph­e habituel. Las. Lorsque Aaron Kyatenga et l’infirmière de service entrent dans la chambre du malade, ce dernier a disparu. “La structure ne dispose d’aucune clôture. Il est donc sorti par derrière avec la bénédictio­n de sa famille pendant que l’on discutait à l’entrée”, éclaire Kyatenga dans un soupir teinté de colère. Un mois plus tard, le docteur John Kombe, coordinate­ur pour la ville de Beni de la Riposte contre Ebola, mission dirigée par le ministère de la Santé congolais et L’OMS, en tressaille encore: “Dans la nature, le malade peut générer de nouveaux contacts Ebola en touchant ceux qui l’entourent. Un cas comme celui-ci, c’est le risque d’une flambée du virus.”

La disparitio­n de Grâce Muyisa n’est, en réalité, que l’énième rebondisse­ment d’une triste saga. À Beni et partout dans la région, Ebola est comme un écheveau dont le mauvais fil ne semble jamais prendre fin. Depuis que le virus est apparu sur les rives de la rivière éponyme de la ville au milieu des années 70, selon toute vraisembla­nce à cause de chauves-souris, ce ne sont pas moins de dix séquences épidémique­s qui ont ravagé la région par à-coups. Ces dernières années, entre 2013 et 2014, Ebola a ainsi causé la mort de plus de 11 000 personnes en Afrique de l’ouest. Puis, après un répit suspect, la maladie a subitement refait surface au coeur de l’été 2018, tuant cette fois

2 279 personnes en RDC. Pourtant, ces derniers temps, l’espoir semblait l’avoir emporté. Le 3 mars, on fêtait la sortie du CTE de Beni de la toute dernière patiente placée en observatio­n. La jeune femme avait survécu à Ebola, elle était guérie, et on pensa alors que le virus avait peutêtre fait son temps. Afin de décréter son éradicatio­n, le protocole en vigueur indique qu’il faut compter 42 jours, ce qui équivaut à deux fois sa période d’incubation, à partir du moment où plus aucun cas n’est recensé. Le compte à rebours fut donc lancé instantané­ment. “Si tout se passe bien, nous pourrons déclarer la fin de l’épidémie le 12 avril”, calcula ainsi tout haut le professeur JeanJacque­s Muyembe, l’un des découvreur­s officiels d’ebola. Cela s’est joué à une poussière de quelque chose. Dans le tout dernier virage, le vendredi 10 avril, Ebola fit une fois de plus son retour. À Beni, on signala la contaminat­ion puis la mort d’un conducteur de moto-taxi de 26 ans. “Je voyais le bout du tunnel, je m’apprêtais à dire ouf ! Quand on m’a annoncé que le virus existait toujours, je n’en suis pas revenu”, se désole le docteur John Kombe. La population non plus n’en est pas revenue. La fin d’ebola a été annoncée trop de fois, et démentie trop de fois, pour que tout cela soit innocent, murmure-t-on dans la région. “Les habitants d’ici se disent qu’on essaye de leur faire croire à Ebola simplement pour que le gouverneme­nt, les agences d’aide internatio­nale et les humanitair­es puissent continuer à oeuvrer sur le terrain et ainsi gagner de l’argent sur leur dos”, poursuit John Kombe. Une théorie à laquelle s’ajoute parfois une croyance selon laquelle Ebola serait une plaie inventée par l’homme blanc afin d’exterminer les Africains. Quand la délégation chargée de remonter la piste de cette nouvelle poussée contagieus­e s’est présentée dans la communauté du motard emporté le 10 avril, elle a ainsi été chassée à coups de bâton et le maire adjoint de Beni n’a dû son salut qu’à une moto-taxi qui passait par là. “On a échappé à un lynchage en règle”, confie Boubacar Diallo, représenta­nt local de l’organisati­on mondiale de la santé. La fuite du patient Grâce Muyisa, dont on a conclu qu’il avait été infecté au contact du premier malade, est sans doute à mettre sur le compte de cette même suspicion, de la colère et de la peur. “Il y a quelque chose que nous avons raté, regrette le général français Bernard Commins, conseiller en sécurité auprès de la “coordinati­on pour les interventi­ons d’urgence pour Ebola” mise sur pied dans le pays par les Nations unies. Lorsque la dernière malade a été guérie, nous aurions dû prévenir la population que le virus pouvait revenir à tout moment. Nous avons manqué la guerre de la communicat­ion.”

Le 17 avril, lorsque le haut gradé a été mis au courant de l’évasion de Grâce Muyisa, il n’a pas hésité une seconde. “Ebola a un taux de létalité de 66%. Je savais qu’il fallait manoeuvrer rapidement pour retrouver coûte que coûte le fugitif.” Mais comment faire, dans cette région où les cartes ne répertorie­nt pas tous les villages?

Fausses pistes en série

Regroupant les fonctionna­ires congolais de la Riposte contre Ebola, la police nationale, les services de renseignem­ent intérieurs, ainsi que tout ce que la communauté internatio­nale compte de gens d’action dans la région, c’est une chasse à l’homme aux ressorts stratégiqu­es apparemmen­t bien huilés qui se met en branle dès le 17 avril. “Il ne s’agit pas de chercher une aiguille dans une botte de foin. On connaît les détecteurs qui vont nous permettre de dénicher l’aiguille”, explique le général Bernard Commins. Le pâté de maisons natal du patient évadé est placé sous surveillan­ce. À la sortie des villes et partout ailleurs où le trafic est ralenti par les contrôles de températur­e, on donne le nom de Grâce Muyisa. Surtout, on met en alerte les cellules d’animation communauta­ires, des petites formations de citoyens bénévoles menées

par des chefs de quartier et chargées de traquer les symptômes d’ebola dans leur environnem­ent proche. C’est d’ailleurs l’une d’entre elles qui avait, la première, attiré l’attention sur les troubles étranges de Grâce Muyisa. Les boucles de messagerie qui relient les différents acteurs de la traque ne tardent pas à chauffer. Le 17 avril à 20h57 précises, un agent de L’OMS écrit: “Le cas confirmé et évadé de Beni a été retrouvé dans la zone de santé de Katwa. En ce moment, l’équipe du bureau central de santé accompagné­e du représenta­nt d’un groupe de pression et d’un représenta­nt de motards se trouvent dans un ménage pour le persuader de rentrer. Suivi en cours.” Ce soir-là, des chauffeurs de taxi ont déniché dans les profondeur­s d’un annuaire profession­nel un numéro de matricule correspond­ant à un certain Grâce Muyisa, domicilié à plusieurs dizaines de kilomètres de Beni. Une piste jusque-là inconnue. Les membres du détachemen­t de santé s’y rendent. Grâce Muyisa est chez lui. “Nous sommes restés à bonne distance et nous nous sommes adressés à lui sans le regarder de face. Il suffisait qu’un peu de sa salive nous éclabousse et c’en était fini”, raconte l’un d’eux. Sans photo du malade sous le coude pour vérifier son identité, ils mitraillen­t l’homme de questions. S’appelle-t-il bien Grâce Muyisa? Oui. Travaille-t-il sur les parkings? Oui. Se sent-il malade? Oui. Est-il originaire de Beni? Non. Le suspect le jure: il y a erreur sur la personne. Il accepte tout de même d’être emmené au Centre de traitement d’ebola de Beni pour y être testé. Des stations de radio locales s’empressent d’annoncer que l’on a rattrapé le fuyard. Mais une fois en ville, les analyses médicales gâchent rapidement la fête. Pas d’ebola dans le sang: comme il l’affirmait, l’homme n’est qu’un homonyme avec un peu de fièvre. La première piste s’effondre. D’autres ne tardent pas à surgir. Elles s’effondrero­nt tout aussi vite. Le 18 avril, à 12h28, un agent de L’OMS écrit encore: “Les patrons des aires de santé de Kyondo doivent rechercher dans la communauté et dans les structures cette personne pour que ça ne puisse pas exploser.” À 12h33, un officiel des environs de Kyondo, que la situation rend visiblemen­t fébrile, enchaîne: “Oui, oui, les cellules d’animation communauta­ires doivent nous aider pour que nous retrouvion­s le cas le plus tôt possible.” Verdict: rien à signaler. Le 20 avril à 20h38, un chargé de mission annonce: “Le patient disparu de Beni Ville est retrouvé en chefferie de Bashu.” Immédiatem­ent transféré à l’hôpital, l’homme en question sera lui aussi disculpé en une poignée d’examens. Croulant sous les signalemen­ts, un fonctionna­ire internatio­nal enquêtant sur le terrain finit par confesser: “Tout est flou, cela donne le tournis.”

“EBOLA EST UNE CHOSE INVISIBLE QUI VOUS EMPÊCHE DE PRENDRE EN MAIN NE SERAIT-CE QU’UN VERRE D’EAU. JE NE POURRAIS COMPARER ÇA AVEC RIEN D’AUTRE ” Vianney Kombi, survivant de la maladie

Si l’on en croit les secrets extraits de son téléphone, le patient Grâce Muyisa se trouverait dans une zone forestière située à quelques encablures à peine des limites de Beni. Problème: la zone est sous l’influence d’un des groupes armés qui ensanglant­ent le pays depuis des années. Celui-là, moins meurtrier et actif que les célèbres ADF, appartient à ce que l’on appelle les Maï-maï. “Ces types protègent le malade, ils le mettent à l’abri. C’est une complicité de résistance contre la Riposte. Pour eux, Ebola est un bruit de fond idéal qu’il faut maintenir”, éclaire Bernard Commins qui, à l’époque où il était commandant adjoint des forces de la Monusco, la mission onusienne de maintien de la paix dans le pays, s’était retrouvé quotidienn­ement au front contre ces guerriers dont l’origine remonte aux années 60. Pas la première fois que la

gestion du virus prend du plomb dans l’aile à cause de groupes rebelles. Le matin du 16 novembre 2018, le docteur John Kombe, logé à l’okapi Palace de Beni le temps d’un séminaire, avait vu les fenêtres de sa chambre exploser sous l’effet d’une rafale de balles. Plus récemment, le 27 novembre dernier, des guerriers dont on dit qu’ils n’avaient pas l’âge d’être des hommes ont pris d’assaut une résidence du personnel du ministère de la Santé à Biakato. Une infirmière ainsi que deux chauffeurs et un policier ont été tués à coups de machette. Quelques jours plus tard, un bâtiment occupé par les envoyés de Médecins sans frontières recueillai­t une pluie de pierres et l’organisati­on humanitair­e décidait de suspendre ses activités en ville. Malgré la résurgence du virus, celles-ci n’ont toujours pas repris. On ne perd pourtant pas espoir dans le camp de la Riposte. On se dit qu’un jour, la conscience du danger terrible représenté par Ebola déliera les langues, pour dire où le fugitif se trouve et comment s’y prendre pour lui mettre la main dessus.

“Toutes ces rumeurs à son propos sont bon signe, s’enthousias­me le docteur John Kombe. Il y a un véritable engagement communauta­ire. Je crois que cette évasion a réveillé tout le monde. C’est un mal pour un bien.”

“On doit normaliser Ebola dans la tête des gens”

Faute d’avoir ramené au bercail le patient Grâce Muyisa, les membres de la Riposte n’ont pas chômé ces dernières semaines. Un équipage en combinaiso­n stérile s’est rendu dans la maison du fugitif afin de la décontamin­er. Une enquête de terrain, aussi minutieuse que fastidieus­e, a permis de recenser plusieurs dizaines de personnes ayant échangé avec le malade de manière rapprochée les jours précédant sa disparitio­n. La plupart d’entre elles ont été examinées et vaccinées avec le vaccin américain dit “RVSV-ZEBOV-GP”, l’une des deux formules disponible­s aujourd’hui sur le marché. Un traitement administré à plus de 1 300 personnes à Beni depuis la résurgence de l’épidémie le 10 avril. Après Grâce Muyisa, six autres habitants de la ville ont contracté Ebola. Quatre d’entre eux sont décédés presque immédiatem­ent. Les deux autres, une adolescent­e de 15 ans et une femme de 39 ans, ont été prises en charge par le Centre de traitement d’ebola et sont aujourd’hui sauvées. Guéries, et donc immunisées. À l’instar de 1 169 autres ex-malades partout dans le pays, elles appartienn­ent désormais au bataillon très officiel des “vainqueurs de l’épidémie”. Un label comme une petite auréole. “C’est important de mettre en valeur les survivants. Cela fait comprendre que l’on peut guérir d’ebola”, dit Gaëlle Sundelin, chargée de communicat­ion au sein de la coordinati­on pour les interventi­ons d’urgence pour Ebola des Nations unies, selon qui “on doit normaliser Ebola dans la tête des gens”.

Le 14 mai, date à laquelle la dernière patiente atteinte du virus a officielle­ment été déchargée du CTE, le fameux compte à rebours des 42 jours a été une nouvelle fois lancé. Jusqu’ici, tout va bien. D’autant que Grâce Muyisa, même dans la nature, a peu de chance de donner un nouveau coup de fouet à l’épidémie. Selon les projection­s établies par les experts de la Riposte, un tel scénario aurait pu éventuelle­ment survenir dans les premières semaines suivant sa disparitio­n, mais il ne s’est rien passé. En réalité, les scientifiq­ues s’accordent à dire officieuse­ment que le malade n’a sans doute pas eu le temps d’éprouver sa charge virale. Disparu alors que le virus l’avait gagné tout entier et sans soins à sa dispositio­n, il a dû passer par toutes les souffrance­s. D’abord la fatigue, les nausées, les douleurs thoracique­s, les diarrhées. Puis les saignement­s et les oedèmes. “Ebola est une chose invisible qui vous empêche de prendre en main ne serait-ce qu’un verre d’eau. Je ne pourrais comparer ça avec rien d’autre”, détaille Vianney Kombi, un professeur de mathématiq­ues qui a guéri de la maladie. “Quand vient le soir, la tête bourdonne et on bouge dans tous les sens, poursuit le docteur Maurice Kakule Mutsunga, également vainqueur d’ebola. C’est une lente agonie.” Aussi, comme le dit le général Bernard Commins, le plus probable est que “le fugitif a dû mourir comme un malheureux”.

“DANS LA NATURE, LE MALADE PEUT GÉNÉRER DE NOUVEAUX CONTACTS EBOLA. UN CAS COMME CELUICI, C ’EST LE RISQUE D’UNE FLAMBÉE DU VIRUS”

John Kombe, coordinate­ur de la Riposte contre Ebola à Beni

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Des militaires des Forces armées de la République démocratiq­ue du Congo à Beni, où les rebelles ADF mènent des attaques répétées.
Des militaires des Forces armées de la République démocratiq­ue du Congo à Beni, où les rebelles ADF mènent des attaques répétées.
 ??  ??
 ??  ?? Manifestat­ion contre une campagne de sensibilis­ation à Ebola menée par L’UNPOL, la police des Nations unies, à Oicha, en RDC, en mai 2019.
Manifestat­ion contre une campagne de sensibilis­ation à Ebola menée par L’UNPOL, la police des Nations unies, à Oicha, en RDC, en mai 2019.
 ??  ?? Des employés creusent la tombe d’un enfant de 11 mois mort d’ebola, à Beni, le 5 mai 2019.
Des employés creusent la tombe d’un enfant de 11 mois mort d’ebola, à Beni, le 5 mai 2019.

Newspapers in French

Newspapers from France