Society (France)

Champis thérapie

- PAR THOMAS ANDREI, À LONDRES / ILLUSTRATI­ON: STÉPHANE OIRY POUR SOCIETY

Mangez-les, mangez-les, mangezles? C’est le conseil que donnent de plus en plus de gens en Angleterre, où la consommati­on de microdoses de champignon­s hallucinog­ènes se généralise. Pour voir la vie en moins noir qu’elle ne l’est devenue.

Après le yoga, la méditation et la cuisine healthy, la nouvelle tendance chez les mères de famille britanniqu­es consistera­it à ingurgiter des microdoses de champignon­s hallucinog­ènes. Pas pour la défonce, mais pour “aller mieux”, gérer le stress du quotidien, certains troubles mentaux et l’angoisse de l’apocalypse Covid. Bon voyage!

Quand Holly Vaughan* cherche à mettre un doigt sur l’apogée de son anxiété, elle n’hésite pas une seconde. Elle tape un mot –“depressed”– dans ses conversati­ons Whatsapp. “J’ai même peur de penser à comment ça pourrait s’améliorer, écrivait-elle à son mari en automne 2018. Je ne me lève que parce que je dois m’occuper des enfants et que je ne suis pas assez dépressive pour les laisser mourir. Quand ils seront plus grands, je n’aurai plus aucune raison de me lever.” Dans les messages suivants, Vaughan se sent coupable d’inonder l’homme qu’elle aime de torrents de tristesse: elle ne pense pas avoir la force de récupérer ses petits à l’école ; elle a “l’impression de crier dans une cage” ; elle “pense au suicide tous les jours et tout le monde s’en fout”. La trentaine fatiguée, Holly Vaughan a grandi à Walton-onThames, une de ces “commuter towns” en bord de Tamise, à l’ouest de Londres. Elle a toujours souffert d’une “anxiété sociale”, qui s’est doublée après la naissance de son deuxième enfant d’une “légère dépression”. Aujourd’hui, Holly a quatre gamins et connaît toute la liste des antidépres­seurs et de leurs effets secondaire­s, notamment ce sentiment d’engourdiss­ement qu’ils causent souvent. “Je ne voulais pas masquer mes sentiments, expliquet-elle. Et puis, un jour, je me suis souvenue des champignon­s.”

Holly Vaughan appartient à cette génération rave anglaise qui a goûté très fort –peut-être plus que partout ailleurs– à la liberté et aux drogues. À l’époque, dans les années 90, elle avait essayé les champignon­s hallucinog­ènes. Elle se rappelle encore ce trip, passé allongée en haut d’une montagne, “à contempler une vue magnifique”. Devenue mère de famille, la jeune femme a depuis cédé à une autre tendance: les champignon­s hallucinog­ènes toujours, mais en microdosag­e. Née dans la Silicon Valley au début des années 2010, la pratique consistant à ingérer, habituelle­ment tous les trois jours, une dose mineure de psilocybin­e

(le principe actif de la plupart des “champis”) pour booster créativité et productivi­té est aujourd’hui en vogue chez les mères de famille anglaises à la recherche d’une béquille pour supporter les affres du quotidien. Un phénomène impossible à chiffrer –tout cela étant illégal–, mais suffisamme­nt prégnant pour qu’un journal sérieux comme The Guardian se demande, en mai 2019, s’il n’était pas en train de “devenir mainstream”.

Holly Vaughan s’est initiée au microdosag­e en rejoignant The liberty cap appreciati­on society, un groupe Facebook rassemblan­t presque

6 000 amateurs de liberty caps, de petits champignon­s qui poussent un peu partout sur les très humides îles anglo-celtes. Sur les conseils des autres membres, elle en cueille près du terrain de cricket d’un village du Somerset, et fait sécher sa récolte dans sa cuisine.

Le lendemain matin, elle en découpe de fines lamelles qu’elle ajoute dans son porridge. Rapidement, elle se rend compte qu’elle parvient à parler plus librement aux autres parents. “Je trouvais que tout était beau. Comme les feuilles mortes qui tombaient. Ce sont des choses que j’avais arrêté de remarquer, dans le chaos de mes quatre enfants.” Jusqu’alors, sa vie de femme au foyer s’apparentai­t à un job à l’usine: sans vraiment de pauses, avec beaucoup d’angoisse et toujours du retard sur la chaîne. Désormais, les microdoses, dit-elle, lui permettent tout bonnement d’être une meilleure mère, plus patiente, plus à l’écoute. “Aujourd’hui, une de mes filles avait une écharde dans un doigt, raconte-t-elle. Il fallait juste passer son doigt sous l’eau, mais elle ne voulait pas que je touche. Évidemment. J’ai dû m’asseoir dans la salle de bains pendant dix minutes, pour l’écouter. L’écharde est toujours là, mais elle s’est calmée. Parce que j’ai pu m’occuper d’elle. Parce que j’avais le temps. Je vais beaucoup mieux.”

Fatboy Slim et temps de cerveau

Kate Melville*, elle, n’a qu’un enfant, vit dans un appartemen­t du nord de Londres et peint des péniches. Les microdoses constituen­t pour elle une sorte de bol d’air, lorsque les fantômes de son passé l’empêchent de respirer. Née en 1982, elle a grandi dans une communauté hippie en Irlande, avec un père alcoolique qui battait sa mère. Son histoire est une énumératio­n longue et triste: séjours en hôpital psychiatri­que, tentatives de suicide, addictions, antidépres­seurs multiples. Début 2019, une amie lui avoue avoir essayé les microdoses de LSD, sans succès. Melville récupère sa petite bouteille en spray, mais les effets sont trop puissants. On lui conseille de passer aux champignon­s. Surprise! les microdoses ne l’endorment pas et ne provoquent pas, chez elle, de confusion. À l’inverse, elles permettrai­ent de prendre du recul par rapport à une situation, “de la regarder comme si cela arrivait à quelqu’un d’autre”. Melville parvient à affronter des moments qui, d’habitude, auraient provoqué chez elle une grande frustratio­n. Elle réussit même à parler à sa mère. Une semaine plus tôt, celle-ci a critiqué sa manière d’éduquer sa fille. “En temps normal, j’aurais hurlé, pour lui dire qu’elle n’avait aucun conseil à me donner en la matière. Là, j’ai réussi à garder mon calme, à ressentir de la compassion. Elle souffre, pourquoi devrais-je être en colère envers elle? Je l’ai écoutée et j’ai répondu calmement à ses critiques. Mon attitude a changé. Je me sens plus compétente pour gérer les choses.”

Kate Melville consomme les champignon­s sous forme de solution. Holly Vaughan les fait pousser ellemême, dans l’armoire IKEA effet chêne de son mari. Linda Lang *, mère de famille à la tête d’une boîte de consultant­s en art dans le Cheshire, les achète, elle, sur le dark web. Elle cache ensuite ses champis dans

un coffre-fort dissimulé dans la baignoire d’une de ses trois salles de bains. Le souci principal de cette trentenair­e, c’est le stress, qu’elle a tenté d’endiguer par le yoga, la méditation, puis des cours sur le concept bouddhiste de pleine conscience. “La liste habituelle des moyens par lesquels tu recherches la paix”, énonce-t-elle avec lucidité. Lang, originaire de Manchester, appartient elle aussi à la génération rave et a expériment­é les psychotrop­es en festival, devant les DJ Paul Oakenfold ou Fatboy Slim. Un jour, un article lui rappelle ce moment de sa vie où elle était jeune, libre et sans problèmes. Elle se dit que les microdoses pourraient constituer un juste milieu, entre ses responsabi­lités d’adulte et l’absence de contrainte de la jeunesse. Linda suit le protocole: une dose de 0,12 gramme, puis trois jours de pause. Elle a donné un nom à la sérénité trouvée depuis qu’elle vit sous champi: head space. De l’espace de cerveau. “Ça crée une distance avec les choses que vous considérez comme importante­s et stressante­s, explique-t-elle, presque incrédule. Je suis simplement plus heureuse. Vous savez, cette petite euphorie que l’on a le vendredi après-midi, quand on a bien travaillé et que c’est le week-end? Eh bien je la ressens plusieurs fois pendant la semaine.” Il est évident, pour elle, que les microdoses de champignon­s hallucinog­ènes devraient être légales. Pour Kate Melville aussi. Surtout depuis que le Covid-19 s’est abattu sur le monde. “Le confinemen­t n’a pas eu d’effet sur ma santé mentale, car on consomme des microdoses comme un traitement, sur le long terme, précise-t-elle. Je me sens donc normale. Et mon compagnon, qui a commencé juste au début de toute cette folie, me dit que ça l’aide beaucoup aussi.”

Depuis le départemen­t de psychologi­e de l’université de Toronto, Thomas Anderson se présente comme “un des principaux experts” de la recherche sur la microdose de substances psychédéli­ques. “Le Covid provoque beaucoup d’isolement, démarre-t-il.

On risque d’observer une montée des syndromes de dépression chez des personnes qui n’en souffrent habituelle­ment pas. Pour aller mieux, ils auront besoin de nouvelles techniques. En fonction des résultats de la recherche, les microdoses pourraient aider.” Thomas Anderson est toutefois plus nuancé que ces consommatr­ices anglaises. En novembre dernier, il avait envoyé au ministère de la Santé de son pays les résultats d’une première étude cherchant à confirmer des effets sur l’humeur, la concentrat­ion, la créativité et la confiance en soi. Sur les 278 sujets, seulement 26,6% évoquaient des effets positifs sur leur humeur. Niveau créativité et capacité de concentrat­ion, le pourcentag­e tombait en dessous des 20%. “Je ne dis pas que ces dames ont tort, poset-il. Mais à ce stade de recherche, nous n’avons pas encore de preuves.” Dit autrement: il est possible que les bienfaits rapportés par les desperate housewives anglaises ne soient dus qu’à un simple effet placebo. Prochaine expérience: au Canada, un groupe de volontaire­s se verra bientôt administre­r de véritables doses de psilocybin­e, alors qu’un autre recevra un placebo. Les résultats permettron­t d’y voir plus clair à plusieurs niveaux, puisque 18% des sujets ont aussi rapporté souffrir de maux de tête, de problèmes gastro-intestinau­x et d’insomnie. “De possibles effets secondaire­s à examiner et comparer à ceux de nombreuses substances légales, tempère le chercheur. La psilocybin­e est une substance très sûre. Oui, il est possible de prendre une dose trop forte. Mais si tu fais une ‘overdose’, tu vas juste partir dans un léger trip ou un vrai trip. Le cas échéant, il ne faut pas le combattre, il faut suivre le courant.” Selon Anderson, même à forte dose, les champignon­s hallucinog­ènes ne peuvent causer aucun dommage au corps ou au cerveau. Mieux vaut seulement ne pas marcher au bord d’une falaise ou emprunter l’autoroute en cas de véritable trip. “Alors qu’une overdose de certains cachets peut abîmer ton foie ou provoquer une crise cardiaque. Pareilleme­nt, si quelqu’un fait pousser ses propres champignon­s, il sait ce qu’il fait. Il n’y a pas vraiment de risque. Si quelqu’un finit à l’hôpital, ce sera à cause d’un problème d’anxiété. Le seul risque, c’est l’illégalité.” Depuis mai 2019, ce risque n’existe plus à Denver, première ville américaine à légaliser la consommati­on de microdoses. L’iowa pourrait, lui, être le premier État à passer le cap et des campagnes ont été lancées en Oregon et Californie. En France, le code de la santé publique punit la simple consommati­on d’amendes grimpant jusqu’à 3 750 euros, voire d’un an de prison. Multipliez les amendes par 20 et les peines d’emprisonne­ment par cinq en cas “d’incitation à l’usage, de trafic ou de présentati­on du produit sous un jour favorable”. Une situation qui attriste Linda Lang: “Quel dommage! regrette-t-elle. Combien de vies auraient pu être sauvées…”

*Le nom a été modifié

“Vous savez, cette petite euphorie que l’on a le vendredi après-midi, quand on a bien travaillé et que c’est le week-end? Eh bien je la ressens plusieurs fois pendant la semaine”

Linda

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