Dans l’enfer de Manaus
La ville brésilienne, située au coeur de l’amazonie, affronte une deuxième vague de Covid-19 dévastatrice, alors que 76% de sa population aurait déjà été infectée lors de la première. Reportage au bout de l’enfer, dans la capitale mondiale de la pandémie.
Ravagée au printemps 2020 par une première vague de Covid-19 qui avait entraîné des milliers de décès et contaminé plus de 70% de la MANAUS population, est, depuis janvier, à nouveau submergée. En cause: le désormais tristement célèbre variant brésilien, mais aussi les mensonges et l’aveuglement du camp Bolsonaro, qui n’a eu de cesse de minimiser la gravité de la pandémie. Voyage au bout de l’enfer, dans une ville qui ne trouve même plus le temps d’enterrer ses morts.
Manaus s’étend sur 11 401 kilomètres carrés, mais Emerson a choisi de vendre ses brochettes aux portes de l’enfer. Ou plutôt, sur le parvis de l’hôpital 28 de Agosto. Le vendeur ambulant aurait pu s’installer sur les rives du río Negro, en bordure de forêt amazonienne, sur n’importe quelle grande avenue commerçante de la ville, ou même près du théâtre Amazonas, fleuron de l’architecture coloniale de celle qui fut surnommée à la fin du xixe siècle “le Paris des tropiques”. Mais non, il s’est posé pile à l’endroit où des centaines de personnes positives au Covid-19 sont venues s’échouer alors qu’une spectaculaire deuxième vague épidémique frappe la capitale de l’amazonas depuis janvier. Si l’alerte rouge est passée, et que la tente installée à l’entrée de l’hôpital pour enregistrer les “covidés” n’est plus opérationnelle, le ballet des ambulances, le nombre de patients qui toussent et les visages inquiets des personnels soignants tirant sur leurs clopes comme si c’étaient les dernières indiquent que la situation sanitaire est, en ce jour de février, loin d’être revenue à la normale. Emmitouflé dans une combinaison blanche qui le couvre de la tête aux pieds, Marcos, médecin urgentiste, donne l’impression de revenir d’un réacteur de Tchernobyl. La couleur de son masque indique qu’il n’en a pas changé de la journée. Son teint blafard et ses cernes trahissent les 17 heures de travail passées aux cotés de patients, pour la plupart en incapacité respiratoire. Une routine infernale que ce quadragénaire tente d’oublier en se recueillant pendant quelques secondes devant une statue de la Vierge mise sous cloche dans la salle d’attente en plein air. “J’implore Dieu tous les jours pour que ce cauchemar s’arrête, lance-t-il, dépité. Ici, on n’a pas connu deux vagues, mais deux tsunamis. Au printemps 2020, on a été débordés car on manquait cruellement de lits en soins intensifs, et lors du second pic épidémique, c’est l’oxygène qui a fait défaut… On ne sait pas encore ce qui nous attend, mais la seule certitude, c’est que c’est loin d’être terminé.” Une situation qui n’a pas l’air d’inquiéter ce bon vieux Emerson. “Il y a beaucoup de passage ici, c’est bon pour les affaires”, explique-t-il, le masque sous le menton. Le vendeur ambulant connaît pourtant bien le bilan tragique de cette deuxième vague, qui a fait 3 500 morts pour le seul mois de janvier selon les autorités de Manaus –soit plus que sur l’ensemble de l’année 2020. Il raconte avoir, lui aussi, attrapé le virus. Et que, de cette expérience, il a tiré une conviction: “Dieu est là pour me protéger.”
Aujourd’hui, justement, le prêtre Fabio de Melo est à l’hôpital pour délivrer des messages d’espoir au nom du Tout-puissant. Le théologien, récompensé en 2016 et 2017 d’un Latin Grammy Award du meilleur album de musique chrétienne, s’exprime via un live Youtube diffusé sur un écran géant coincé entre le hall d’entrée et les toilettes chimiques installées pour les proches des patients admis aux urgences. Enfoncées dans leurs sièges, pétries d’angoisse, ces familles ont été rejointes par des badauds inconscients du danger, mais tout heureux d’écouter le sermon d’un homme d’église dont le principal fait d’arme pendant la pandémie aura été d’apporter son soutien à un confrère accusé d’agression sexuelle. “En ces temps si difficiles, l’important est que son discours soit porteur d’espoir”, relativise bizarrement Marcelo, derrière son masque aux couleurs du club de football de Flamengo. Ce retraité, qui se définit lui aussi comme “un survivant du Covid”, avait juste enfilé ses tongs Havaianas pour acheter du shampoing et du gel hydroalcoolique dans la pharmacie discount, située à 50 mètres de là. Mais plutôt que de rentrer directement chez lui, il a préféré se joindre à une dizaine d’autres fidèles pour enchaîner les “Amen”. Une envie de communier qui ulcère Sandra, infirmière: “Bienvenue dans le tiers-monde! Malgré les épisodes traumatiques qu’on a vécus,
personne ne respecte la distanciation physique ni les mesures sanitaires. C’est à désespérer… À l’intérieur, les gens continuent de mourir. Un médecin m’a même confié qu’une sorte de Covid-20 avait été découvert. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai l’impression qu’on ne va jamais s’en sortir. Franchement, j’ai très peur.” Testée positive mais asymptomatique, Sandra a eu plus de chance que certains de ses collègues, morts au front. “On doit être le personnel soignant le plus exposé du monde, râle-t-elle en pointant du doigt deux rats qui sortent d’un fourré. Tout est crade ici, l’hôpital est dans un piteux état. C’est comme si on n’avait rien appris de ces deux vagues… Rien n’a changé, c’est affligeant.” Elle sort son smartphone et montre une vidéo qu’elle a tournée dans la chambre froide de l’hôpital. Sur les images filmées en janvier, on voit défiler des dizaines de cadavres congelés, enveloppés à la va-vite dans des bâches en plastique et entassés les uns sur les autres. “Quand on a manqué d’oxygène, on a dû décider qui devait vivre ou mourir, sanglote-t-elle.
Ceux à qui on retirait l’oxygène ne se révoltaient même pas.
Ils nous regardaient l’air de dire ‘je ne vous en veux pas, je comprends’, puis ils se muraient dans le silence pour se préparer à la mort…” Native de São Paulo, le poumon économique du pays, Sandra a débarqué à Manaus il y a trois ans. “Pour le reste du Brésil, a-t-elle découvert, l’amazonas est un pays étranger, une sorte de far west qui n’intéresse personne. Face au Covid, on a été livrés à nous-mêmes. Pour la première fois de ma vie, j’ai honte d’être brésilienne.”
Au printemps 2020, alors que la moitié de la planète est confinée et qu’en France, Emmanuel Macron compare la lutte contre le Covid-19 à “une guerre”, son homologue brésilien, Jair Bolsonaro, fanfaronne, lui, sur le système immunitaire de ses compatriotes: “Le Brésilien doit faire l’objet d’études, il n’attrape rien. Il saute dans un égout, en sort, replonge et rien, il ne lui arrive rien.” Pourtant, au même moment, Manaus s’effondre. Les cliniques privées et les hôpitaux publics, pris d’assaut, invitent les infectés à aller mourir chez eux ou à se soigner dans d’autres États. Cette première vague se solde par plus de 2 500 décès, une moyenne de 100,8 décès pour 100 000 habitants. À l’époque, pourtant, ce ne sont pas les chiffres qui donnent le plus froid dans le dos, mais la réaction de Bolsonaro: “C’est la vie. Nous allons tous mourir un jour.” Vient ensuite la démission du ministre de la Santé, Nelson Teich, lassé par le coronascepticisme de son président, pour qui la sortie de crise dépend de la chloroquine, un médicament pourtant jugé inutile par L’OMS. Puis la révélation, en mai 2020, que le milliard de dollars budgété par l’état pour la lutte contre la pandémie n’a pas été versé aux États et aux municipalités. “L’état n’a pas les moyens de s’occuper de tout le monde”, balaie alors Bolsonaro, qui refuse par ailleurs l’affichage de consignes sur les gestes barrières, ainsi que les distributions gratuites de masques. Lui qui n’en met jamais se prononce même contre leur port obligatoire. Au plus fort de la crise sanitaire, le président met également son veto à la distribution d’eau potable,
Emmitouflé dans une combinaison blanche qui le couvre de la tête aux pieds, Marcos, médecin urgentiste, donne l’impression de revenir d’un réacteur de Tchernobyl. La couleur de son masque indique qu’il n’en a pas changé de la journée
de nourriture, de produits d’hygiène, mais aussi de matériel médical à destination des populations autochtones isolées dans la forêt amazonienne.
À Manaus, l’épidémiologiste Jesem Orellana parle d’un scandale d’état. “Il suffit d’analyser la politique mise en place depuis le début de la crise pour comprendre qu’on fait face à une stratégie institutionnelle de propagation du virus”, lâche ce spécialiste de la fondation Oswaldo-cruz (Fiocruz), l’institut scientifique le plus réputé d’amérique latine. Contrairement à beaucoup d’autres habitants de Manaus, Orellana n’a jamais été testé positif au Covid-19. En revanche, il semble présenter tous les symptômes du burn out: “J’ai l’impression d’être Don Quichotte à bord d’un American Airlines sans commandant de bord. Je bosse 19 heures par jour depuis des mois pour éviter qu’on se crashe, mais personne ne veut entendre. Je suis épuisé, mentalement et physiquement.” Il pointe du doigt le manque de volonté des politiciens, incapables d’imposer un confinement strict à la population et de mettre en place une campagne de vaccination sérieuse, mais aussi la politique de l’autruche de la Fundação de Vigilância em Saúde do Amazonas (FVS-AM), chargée de publier les bulletins épidémiologiques. Fin juin 2020, cet organisme local, affilié au secrétariat d’état à la Santé, annonce que l’état de l’amazonas ne compte plus aucune mort liée au Covid-19. Une première depuis des mois. Suffisant pour que Luis Alberto Nicolau, président du groupe Samel, la chaîne de cliniques privées la plus répandue dans la région, et directeur de l’hôpital de campagne créé durant la crise, laisse tomber tous ses principes de prudence: “Vu les données dont nous disposons, je peux affirmer qu’il n’y aura pas de seconde vague ; aussi, je déclare officiellement la fin de la pandémie.” Pour fêter ça, le gouverneur de l’amazonas, le bolsonariste Wilson Lima, élu sur la base de sa popularité acquise en tant que journaliste à la télévision, fait ce qu’il sait faire de mieux: des V de la victoire avec les doigts et des grands sourires face caméra. Triomphant, il décide de remballer l’hôpital de campagne et de supprimer 85% des lits en soins intensifs. Problème: les chiffres optimistes révélés par la FVS-AM sont faux. Interrogée sur le sujet par le ministère public, Rosemary Pinto, la directrice de la fondation, admet “des erreurs de calcul”. Wilhelm Alexander Steinmetz, professeur de mathématiques à l’université fédérale d’amazonas: “Ce sont des calculs politiques, plus que mathématiques. Toutes ces erreurs dépeignent une image artificiellement positive de la pandémie et me font m’interroger sur toutes les autres analyses de la FVS-AM.” Critiquée pour avoir minimisé le nombre de morts liées au Covid-19 et perdue dans ses propres statistiques, la FVS se limitera finalement à mettre en valeur le nombre de patients guéris du virus. Une stratégie faisant écho à celle du ministère de la Santé brésilien, baptisée “placar da vida” (“tableau de la vie”, en français). Le but de ce générateur de bonnes nouvelles incroyables, mais biaisées? Mettre l’accent sur le nombre de Brésiliens ayant recouvré le goût et l’odorat, plutôt que sur ceux ayant succombé. L’épidémiologiste Jesem Orellana secoue la tête: “Manaus est l’une des capitales d’état les plus pauvres du pays. Ici, les inégalités sociales sont plus marquées qu’ailleurs, une grande majorité de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et on lui a laissé croire que tout allait bien.”
Un demi-smic pour quatre heures d’oxygène
Arthur Virgílio Neto, maire de Manaus jusqu’en décembre dernier, n’a jamais cru au nombre de morts officiellement recensés durant la pandémie par les autorités. “À mon sens,
“Ceux à qui on retirait l’oxygène ne se révoltaient même pas. Ils nous regardaient l’air de dire ‘je ne vous en veux pas, je comprends’, puis ils se muraient dans le silence pour se préparer à la mort…” SANDRA, INFIRMIÈRE À L’HÔPITAL 28 DE AGOSTO
ils sont quatre fois inférieurs à la réalité, car beaucoup de gens sont morts chez eux”, explique-t-il. Le vieil homme a longtemps milité pour un confinement plus strict. Un voeu pieux qui ne s’est jamais vraiment matérialisé, puisque si certains commerces ont effectivement été fermés, aucun Manaen n’a véritablement respecté le confinement. “Ma tâche a été difficile: quand je disais aux gens de rester chez eux, Bolsonaro leur demandait de sortir dans la rue, soupire celui qui a fait installer l’hôpital de campagne au printemps 2020. J’ai dû lutter contre le Covid-19, mais aussi contre ce type, qui est le pire des virus. Qu’a fait Bolsonaro à part nier l’urgence de la situation? Rien. Si j’étais lui, je ne pourrais pas fermer l’oeil de la nuit: son inaction a conduit à un génocide! On parle d’un type qui s’est foutu de moi lorsque j’ai alerté la communauté internationale. Il n’a pas compris pourquoi je le faisais. Le problème est là: il ne comprend pas grand-chose.”
Une chose est sûre: le président n’a pas compris les effets dévastateurs du variant amazonien. En fin d’année dernière, son comité d’experts scientifiques l’alerte pourtant déjà sur l’apparition d’un nouveau variant, dont il craint qu’il soit autrement plus dangereux. Mais Bolsonaro enfile à nouveau ses oeillères et exhorte la population à sortir de chez elle afin de relancer l’économie du pays: “Il faut arrêter d’être un pays de pédés, merde.”
Quelques semaines plus tard, Manaus replonge en enfer. “Tout le monde a cru à cette bêtise d’immunité collective, car lors de la première vague, 75% de la population avait été infectée, rembobine le professeur Henrique Pereira, spécialiste des questions environnementales à l’université fédérale d’amazonas. En réalité, cet été, on était juste arrivés
à la fin d’un cycle de la pandémie et on en démarrait un autre. À Manaus, il y a beaucoup de grippes virales, surtout lors de la saison des pluies, qui court de novembre à mars. Ce facteur climatique a précipité la seconde vague, car lorsqu’il pleut, les gens ont tendance à se regrouper dans des espaces fermés, ce qui favorise la propagation du virus.” Dès la première quinzaine de janvier, la capitale du poumon de la Terre est asphyxiée par les effets dévastateurs du nouveau variant, contre lequel ladite “immunité collective” acquise l’année dernière ne semble avoir aucun effet. D’ailleurs, après avoir passé des mois à nier la possibilité d’une deuxième vague, la directrice de la FVS-AM, Rosemary Pinto, décède du Covid-19 une dizaine de jours plus tard. Les hôpitaux, saturés par l’afflux de milliers de malades, épuisent très vite leur stock d’oxygène. Quelques mois auparavant, le gouverneur Wilson Lima avait pourtant acquis 28 ventilateurs pulmonaires via… un négociant en vin. Une opération aussi louche qu’inefficace, car le matériel, payé 316% au-dessus du prix du marché, s’est avéré inadapté aux insuffisances respiratoires liées au Covid-19. Cette énième négligence va alors précipiter l’apparition d’un marché noir de l’oxygène vers lequel toutes les familles de patients non admis dans les hôpitaux, faute de place, vont désespérément se ruer. L’équivalent de quatre heures d’oxygène coûte à ce moment-là 400 réaux en moyenne, soit un demi-smic local. Certains petits malins s’illustrent même en repeignant des extincteurs afin de les vendre comme des bouteilles d’oxygène à des familles désespérées… “On manquait de tout, un peu comme si on était en temps de guerre, se désole Marcos, le médecin de l’hôpital 28 de Agosto. Les gens respiraient comme des poissons hors de l’eau, c’était terrible, alors on a décidé de donner des sédatifs aux patients les plus vieux pour éviter qu’ils agonisent. Ça les calmait, mais ça accélérait aussi leur déclin…” Pour soulager le personnel soignant, le gouverneur décide de réquisitionner tous les stocks de bouteilles d’oxygène des fournisseurs de la région. Le Venezuela envoie même quelques camions remplis du précieux produit. Les bolsonaristes grincent des dents à l’idée que des “communistes” viennent en aide à la neuvième puissance mondiale, mais ne bougent pas pour autant. “L’état a fait sa part”, assure Bolsonaro, complètement inconscient du drame qui se joue alors dans l’amazonas.
Au-delà des négligences politiques, de l’agressivité du variant amazonien et du non-respect des gestes barrières de ses administrés, David Almeida, qui a succédé en décembre à Arthur Virgílio Neto à la mairie de Manaus, pointe l’autre facteur aggravant qui a transformé sa ville en épicentre mondial du coronavirus: son enclavement géographique. “Aucun réseau routier ne relie Manaus aux autres grandes agglomérations brésiliennes, explique l’élu. Tout doit se faire par bateau ou par avion, ce qui a rendu encore plus difficile l’arrivée des secours.” Grand comme trois fois la France, l’amazonas est un véritable sudoku logistique, explique Cristiano Fernandes, le nouveau directeur de la FVS-AM. Des dizaines de cartes de la région sont épinglées sur les murs de son bureau. “L’amazonas est un État aux dimensions continentales, donc tout y est plus cher et plus compliqué qu’ailleurs. C’est un casse-tête logistique avec une grande mosaïque culturelle et sociale. Ici, on a des tribus indigènes disséminées partout sur le territoire et des maladies comme la malaria ou la tuberculose qui ont déjà été éradiquées dans d’autres régions brésiliennes… On nous reproche d’être désorganisés, mais à part nous, je ne connais aucun professionnel de santé qui vaccine des gens sur des pirogues.” Avant de reprendre le poste laissé vacant par la défunte Rosemary Pinto, le docteur Fernandes arpentait ainsi les rives du río Negro avec les barques mises en cale sèche sur le parking de la FVS-AM. Cette époque où il enfilait des gilets beiges avec plein de poches comme la majorité de ses collègues est révolue. Désormais, il porte une chemise à pois rouges et tente d’appliquer les directives du ministère de la Santé en naviguant dans une marée de documents PDF. “Ici, on a 250 séquences génomiques de haute qualité”, décrit-il. Puis: “Là, ce sont les variants qu’on avait ciblés depuis mars 2020.” Ou encore: “Cette courbe montre bien que si on vaccine les personnes les plus âgées, le système hospitalier ne sera plus aussi saturé.” Fernandes veut absolument montrer que
tout est sous contrôle. “Il n’y a eu aucune négligence de la part de la FVS, insiste-t-il. J’ai la certitude qu’on fait les choses bien.” L’homme est tellement happé par ses statistiques qu’il faut lui parler des critiques de ses confrères pour qu’il daigne enfin lever les yeux de son écran. “En décembre dernier, on a publié un rapport sur la nécessité de mettre en place un confinement plus strict, mais il y a eu une révolte de la population, se défend-il. Les gens ont fait le choix de s’exposer, et qu’est-ce qui s’est passé? Le chaos.” Lui aussi testé positif durant la deuxième vague, il ne le nie pas: il doit faire un tas de concessions. Celles-là même qui l’empêchent de dormir plus de trois heures par nuit. “On est forcément obligés de faire de la diplomatie, soupire-t-il. Il faut chercher un équilibre entre ce qui est possible et ce qui est nécessaire. Notre priorité est la santé des gens, mais on doit aussi prendre en compte la dimension socio-politique. Confiner, c’est favoriser les indicateurs de violences domestiques, de pédophilie, d’insécurité et l’économie souterraine. C’est compliqué...” Au bout d’un moment, le directeur de la FVS est interrompu par sa secrétaire, en larmes. Cette dernière lui informe qu’un de leurs jeunes collègues vient de mourir du Covid-19. Après deux secondes à fixer le mur sans dire un mot, le directeur demande deux cafés et finit par lâcher, dépité:
“Voilà ce que c’est, ce virus de merde: un drame quotidien.”
Enterrements en cinq minutes top chrono
L’ambiance dans le centre-ville historique de Manaus est tout aussi sinistre. D’habitude bondé, le quartier chaud ressemble à un décor de The Walking Dead. Tous les magasins sont fermés, exceptés ceux qui proposent des denrées de première nécessité –depuis janvier, un nouveau confinement a été imposé. Mais beaucoup de gens sont dehors. Sur le parvis de l’église Matriz, face au port municipal, des dizaines de personnes dorment sur des bancs en pierre. Il faut braver l’humidité ambiante, croiser quelques zombies sans masque, longer des immeubles de style colonial décrépis, passer devant des prostituées en manque de clients pour arriver sur le parvis du théâtre Amazonas, le bijou architectural le mieux entretenu de la ville. Inauguré en 1896, l’édifice peint en rose accueille ce jour-là une manifestation d’intermittents du spectacle. Habillés intégralement en noir, les techniciens –ils sont une soixantaine– disposent chacun leur flight case à terre pour mettre en scène la mort de la culture. Voilà bientôt un an qu’ils ne travaillent plus. “Notre situation est devenue intenable, on ne perçoit aucune aide, on n’a plus rien pour vivre: le show doit reprendre, il faut tout rouvrir”, râle José Alexandre Da Silva, spécialiste en pyrotechnie et à l’initiative de ce rassemblement. Sympathisant de Bolsonaro, il espère que son président “fera entendre raison” aux politiciens locaux au sujet du confinement en vigueur. À côté de lui, son collègue, Vagner, acquiesce. Ce spécialiste en son et lumière a lui aussi une envie pressante de dérouler à nouveau des câbles sur une scène: “J’ai une famille à nourrir.” L’homme ne s’en cache pas: depuis qu’il est au chômage technique, il a été contraint de faire des choses pas très catholiques. “J’ai enfreint la loi à plusieurs reprises… J’ai… Dieu m’en est témoin: les mauvais choses que j’ai faites, ce n’était pas par choix, mais par nécessité.” L’épidémiologiste Jesem Orellana a beau avoir milité pour un confinement strict, il n’est pas insensible à la sinistrose ambiante. Mais il avertit: “La situation n’est toujours pas sous contrôle aujourd’hui. Or, si les politiciens privilégient l’économie, il y aura plus de morts. Et s’il y a une troisième vague, cette ville sera détruite. Il n’y aura plus d’économie, plus de travailleurs, plus rien…” Autrement dit: il y aura bientôt plus de tombes que d’habitants à Manaus.
“Qu’a fait Bolsonaro à part nier l’urgence de la situation? Rien. Si j’étais lui, je ne pourrais pas fermer l’oeil de la nuit: son inaction a conduit à un génocide” ARTHUR VIRGÍLIO NETO, ANCIEN MAIRE DE MANAUS
Le cimetière de Taruma, le plus grand de la ville, en compte déjà plus de 130 000. Depuis le début de la crise, le nombre de trous creusés dans la terre meule progresse frénétiquement. L’entrée a des airs de cluster géant. Depuis quelques semaines, la mairie n’autorise plus que trois personnes à assister à la mise en terre, alors les familles stationnent devant les grilles. Chaque corbillard qui passe provoque des flots de larmes, de prières et de chants. Au milieu de cette cacophonie, Emerson chiale plus que les autres. Le jeune homme est venu rendre un dernier hommage à son oncle préféré, Guri, mort du Covid. Pour l’occasion, il a déboursé 40 réaux pour une couronne de fleurs en papier crépon et a sorti ses plus belles baskets blanches. Des pompes qu’il déglingue dans la terre transformée en boue à cause des pluies de la veille. “Je les ai achetées il y a trois jours et elles sont déjà foutues”, râle-t-il. Sa mésaventure a au moins le mérite de redonner le sourire au reste de sa famille, venu en claquettes:
“Si Guri voyait ça, il se foutrait de ta gueule”, assure l’une de ses cousines. Chaque clan ici présent porte un t-shirt avec la photo de son défunt. Sur celui des membres de la famille Souza, on peut aussi lire un poème de saint Augustin, avec la mention “la mort n’est rien” écrite en gros. Et vu que ce n’est rien, Thiago, l’un d’entre eux, s’autorise à se bourrer la gueule en écoutant très fort un mélange de musique christique et de reggaeton sortant des enceintes de sa Dodge tunée. “Tout le monde rend hommage à ses morts à sa manière, pardonne la compréhensive Lisa, belle-soeur d’une certaine Nilza, elle aussi emportée par le Covid-19, à l’âge de 52 ans. En ce moment, de toute façon, plus rien ne me choque. Je n’arrête pas de venir au cimetière pour enterrer des proches. C’est devenu presque banal.” Joselyn Lima est également là tous les jours. Depuis quelques semaines, cette femme de 40 ans gère les relations publiques du cimetière. “Al Jazeera m’a contactée il n’y a pas longtemps. C’était la première fois de ma vie que je parlais à des Qataris”, sourit-elle. Depuis qu’elle est en poste, la chargée de com à la banane Gucci et aux talons aiguilles couleur crème assure avoir vu défiler plus de “750 morts du Covid déclarés”.
Elle a toujours autant de mal à s’y faire. “Quand tu vois des parents enterrer leurs enfants qui ont perdu la vie à cause du virus, tu ne peux pas rester insensible à leur souffrance, c’est impossible.” La dizaine de fossoyeurs équipés de bottes en caoutchouc et de combinaisons blanches qui l’entourent ont moins de temps pour les sentiments. Ici, les enterrements durent cinq minutes top chrono: le chauffeur du corbillard ne prend même pas la peine d’éteindre sa radio. Un cercueil emballé dans un film plastique est sorti du coffre par des fossoyeurs hilares et des proches en larmes. Le prêtre étant en pause déjeuner, le défunt ne reçoit pas de dernière bénédiction. La tractopelle le recouvre de terre, sur laquelle est apposée une croix, confectionnée avec des palettes. “C’est nous qui les fabriquons, explique Joselyn en montrant un petit stock posé contre le local technique. Ce n’est pas l’idéal, c’est sûr, mais quand la pandémie sera terminée, les familles pourront organiser les tombes à leur guise.” À quelques mètres de là, un Combi Volkswagen de SOS Funeral vient tout juste de déposer un autre corps. “C’est un service funéraire offert par la mairie aux gens qui n’ont pas de quoi offrir une sépulture à leurs proches”, précise Joselyn. En prime, le maire propose également un soutien psychologique aux familles de défunts. Voilà des semaines que la psychologue Ana Paola enchaîne les grands moments de détresse dans un van transformé en bureau des pleurs: “Le Covid emporte les vies tellement rapidement que les gens n’ont pas le temps de se préparer à faire leur deuil, explique-t-elle, son mascara ravagé par les larmes. J’essaie de les consoler du mieux que je peux, mais c’est difficile: la souffrance est très grande.”
“En décembre, on a publié un rapport sur la nécessité d’un confinement plus strict, mais il y a eu une révolte. Les gens ont fait le choix de s’exposer et qu’est-ce qui s’est passé? Le chaos” LE DOCTEUR CRISTIANO FERNANDES
Waldmary Azevedo reçoit dans ce qui est habituellement le temple manaen des strings à paillettes et de la fête: le sambodrome de la ville. C’est ici que cette coordinatrice de la FVS-AM gère une cinquantaine de blouses blanches dont le rôle est de vacciner les groupes prioritaires (le personnel soignant et les plus de 70 ans) à coups de Coronavac, un vaccin chinois développé en partenariat avec l’institut Butantan de São Paulo. “On a choisi d’investir ces lieux car ils sont suffisamment grands pour que la distanciation physique soit vraiment respectée, explique-t-elle d’un ton militaire. C’est une sorte de très grand drive, sauf qu’au lieu de venir récupérer vos courses en voiture, vous repartez en étant vacciné(e).” Les vaccins sont stockés dans des glacières en polystyrène surveillées par des militaires armés. “Les gens sont tellement désespérés qu’il vaut mieux être prudents en ce moment”, lance Waldmary, qui assure n’avoir constaté aucun effet secondaire après sa prise de Coronavac. “Pour l’instant, je ne me suis pas transformée en crocodile”, sourit-elle. L’employée de la FVS-AM fait référence aux attaques de Bolsonaro à l’encontre des vaccins contre le Covid-19, et notamment celui proposé par le géant pharmaceutique Pfizer: “Si vous vous transformez en alligator, c’est votre problème.
Si vous devenez Superman, si de la barbe pousse chez une femme ou si un homme commence à parler comme une fille, ils (Pfizer, ndlr) n’ont rien à voir avec ça.” Des thèses conspirationnistes qui ont trouvé un relais de taille: les églises évangéliques. Depuis le début de la crise, il ne se passe pas une semaine sans qu’un pasteur raconte à ses fidèles que le Covid-19 est “une invention française” et que le vaccin contiendrait en réalité le virus du VIH. Pendant que ses compatriotes tentent de distinguer le vrai du faux, Bolsonaro livre une guerre des vaccins sans merci contre João Doria, gouverneur de l’état de São Paulo et son futur adversaire à l’élection présidentielle de 2022. Il faut dire que Doria s’est tout de suite démarqué du discours négationniste du président, en affirmant qu’il souhaitait vacciner tous ses administrés avec du Coronavac. “Ce qui intéresse Bolsonaro, ce n’est pas la sortie de crise mais de rester au pouvoir, c’est pour cela qu’il passe autant de temps à décrédibiliser le vaccin et ceux qui sont pour, comme Doria, analyse Arthur Virgílio Neto, l’ancien maire de Manaus. Ce type n’est pas fou, il est juste machiavélique.” Pour lui, le scandale est pourtant ailleurs. “Le gouvernement a profité de la pandémie pour faire passer en douce 57 décrets sur l’amazonie, des textes de loi qui visent à faire du business au coeur de la forêt et à se débarrasser pour de bon des Indiens.”
Au menu de cette nouvelle feuille de route? La légalisation du mercure, notamment utilisé par les garimpeiros, des chercheurs d’or clandestins, responsable de la pollution des eaux et du massacre des populations indigènes, mais aussi des plans de déforestation accrue. “La forêt amazonienne est la grande victime de cette pandémie, confirme le professeur Henrique Pereira, spécialiste des questions environnementales. Les scientifiques qui s’occupaient de sa manutention et de sa conservation ont été remplacés par des militaires. Ce n’est pas anodin: pour un libéral comme Bolsonaro, les mesures de protection écologiques sont des entraves au développement économique. Le pays est en récession depuis 2018, et pour le sortir de la crise, il veut dilapider le patrimoine écologique de la terre. On l’a vu avec sa gestion désastreuse de la pandémie: Bolsonaro ne fait pas de la politique, mais de la nécropolitique.”