Society (France)

Dans l’enfer de Manaus

- PAR JAVIER PRIETO SANTOS, À MANAUS

La ville brésilienn­e, située au coeur de l’amazonie, affronte une deuxième vague de Covid-19 dévastatri­ce, alors que 76% de sa population aurait déjà été infectée lors de la première. Reportage au bout de l’enfer, dans la capitale mondiale de la pandémie.

Ravagée au printemps 2020 par une première vague de Covid-19 qui avait entraîné des milliers de décès et contaminé plus de 70% de la MANAUS population, est, depuis janvier, à nouveau submergée. En cause: le désormais tristement célèbre variant brésilien, mais aussi les mensonges et l’aveuglemen­t du camp Bolsonaro, qui n’a eu de cesse de minimiser la gravité de la pandémie. Voyage au bout de l’enfer, dans une ville qui ne trouve même plus le temps d’enterrer ses morts.

Manaus s’étend sur 11 401 kilomètres carrés, mais Emerson a choisi de vendre ses brochettes aux portes de l’enfer. Ou plutôt, sur le parvis de l’hôpital 28 de Agosto. Le vendeur ambulant aurait pu s’installer sur les rives du río Negro, en bordure de forêt amazonienn­e, sur n’importe quelle grande avenue commerçant­e de la ville, ou même près du théâtre Amazonas, fleuron de l’architectu­re coloniale de celle qui fut surnommée à la fin du xixe siècle “le Paris des tropiques”. Mais non, il s’est posé pile à l’endroit où des centaines de personnes positives au Covid-19 sont venues s’échouer alors qu’une spectacula­ire deuxième vague épidémique frappe la capitale de l’amazonas depuis janvier. Si l’alerte rouge est passée, et que la tente installée à l’entrée de l’hôpital pour enregistre­r les “covidés” n’est plus opérationn­elle, le ballet des ambulances, le nombre de patients qui toussent et les visages inquiets des personnels soignants tirant sur leurs clopes comme si c’étaient les dernières indiquent que la situation sanitaire est, en ce jour de février, loin d’être revenue à la normale. Emmitouflé dans une combinaiso­n blanche qui le couvre de la tête aux pieds, Marcos, médecin urgentiste, donne l’impression de revenir d’un réacteur de Tchernobyl. La couleur de son masque indique qu’il n’en a pas changé de la journée. Son teint blafard et ses cernes trahissent les 17 heures de travail passées aux cotés de patients, pour la plupart en incapacité respiratoi­re. Une routine infernale que ce quadragéna­ire tente d’oublier en se recueillan­t pendant quelques secondes devant une statue de la Vierge mise sous cloche dans la salle d’attente en plein air. “J’implore Dieu tous les jours pour que ce cauchemar s’arrête, lance-t-il, dépité. Ici, on n’a pas connu deux vagues, mais deux tsunamis. Au printemps 2020, on a été débordés car on manquait cruellemen­t de lits en soins intensifs, et lors du second pic épidémique, c’est l’oxygène qui a fait défaut… On ne sait pas encore ce qui nous attend, mais la seule certitude, c’est que c’est loin d’être terminé.” Une situation qui n’a pas l’air d’inquiéter ce bon vieux Emerson. “Il y a beaucoup de passage ici, c’est bon pour les affaires”, explique-t-il, le masque sous le menton. Le vendeur ambulant connaît pourtant bien le bilan tragique de cette deuxième vague, qui a fait 3 500 morts pour le seul mois de janvier selon les autorités de Manaus –soit plus que sur l’ensemble de l’année 2020. Il raconte avoir, lui aussi, attrapé le virus. Et que, de cette expérience, il a tiré une conviction: “Dieu est là pour me protéger.”

Aujourd’hui, justement, le prêtre Fabio de Melo est à l’hôpital pour délivrer des messages d’espoir au nom du Tout-puissant. Le théologien, récompensé en 2016 et 2017 d’un Latin Grammy Award du meilleur album de musique chrétienne, s’exprime via un live Youtube diffusé sur un écran géant coincé entre le hall d’entrée et les toilettes chimiques installées pour les proches des patients admis aux urgences. Enfoncées dans leurs sièges, pétries d’angoisse, ces familles ont été rejointes par des badauds inconscien­ts du danger, mais tout heureux d’écouter le sermon d’un homme d’église dont le principal fait d’arme pendant la pandémie aura été d’apporter son soutien à un confrère accusé d’agression sexuelle. “En ces temps si difficiles, l’important est que son discours soit porteur d’espoir”, relativise bizarremen­t Marcelo, derrière son masque aux couleurs du club de football de Flamengo. Ce retraité, qui se définit lui aussi comme “un survivant du Covid”, avait juste enfilé ses tongs Havaianas pour acheter du shampoing et du gel hydroalcoo­lique dans la pharmacie discount, située à 50 mètres de là. Mais plutôt que de rentrer directemen­t chez lui, il a préféré se joindre à une dizaine d’autres fidèles pour enchaîner les “Amen”. Une envie de communier qui ulcère Sandra, infirmière: “Bienvenue dans le tiers-monde! Malgré les épisodes traumatiqu­es qu’on a vécus,

personne ne respecte la distanciat­ion physique ni les mesures sanitaires. C’est à désespérer… À l’intérieur, les gens continuent de mourir. Un médecin m’a même confié qu’une sorte de Covid-20 avait été découvert. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai l’impression qu’on ne va jamais s’en sortir. Franchemen­t, j’ai très peur.” Testée positive mais asymptomat­ique, Sandra a eu plus de chance que certains de ses collègues, morts au front. “On doit être le personnel soignant le plus exposé du monde, râle-t-elle en pointant du doigt deux rats qui sortent d’un fourré. Tout est crade ici, l’hôpital est dans un piteux état. C’est comme si on n’avait rien appris de ces deux vagues… Rien n’a changé, c’est affligeant.” Elle sort son smartphone et montre une vidéo qu’elle a tournée dans la chambre froide de l’hôpital. Sur les images filmées en janvier, on voit défiler des dizaines de cadavres congelés, enveloppés à la va-vite dans des bâches en plastique et entassés les uns sur les autres. “Quand on a manqué d’oxygène, on a dû décider qui devait vivre ou mourir, sanglote-t-elle.

Ceux à qui on retirait l’oxygène ne se révoltaien­t même pas.

Ils nous regardaien­t l’air de dire ‘je ne vous en veux pas, je comprends’, puis ils se muraient dans le silence pour se préparer à la mort…” Native de São Paulo, le poumon économique du pays, Sandra a débarqué à Manaus il y a trois ans. “Pour le reste du Brésil, a-t-elle découvert, l’amazonas est un pays étranger, une sorte de far west qui n’intéresse personne. Face au Covid, on a été livrés à nous-mêmes. Pour la première fois de ma vie, j’ai honte d’être brésilienn­e.”

Au printemps 2020, alors que la moitié de la planète est confinée et qu’en France, Emmanuel Macron compare la lutte contre le Covid-19 à “une guerre”, son homologue brésilien, Jair Bolsonaro, fanfaronne, lui, sur le système immunitair­e de ses compatriot­es: “Le Brésilien doit faire l’objet d’études, il n’attrape rien. Il saute dans un égout, en sort, replonge et rien, il ne lui arrive rien.” Pourtant, au même moment, Manaus s’effondre. Les cliniques privées et les hôpitaux publics, pris d’assaut, invitent les infectés à aller mourir chez eux ou à se soigner dans d’autres États. Cette première vague se solde par plus de 2 500 décès, une moyenne de 100,8 décès pour 100 000 habitants. À l’époque, pourtant, ce ne sont pas les chiffres qui donnent le plus froid dans le dos, mais la réaction de Bolsonaro: “C’est la vie. Nous allons tous mourir un jour.” Vient ensuite la démission du ministre de la Santé, Nelson Teich, lassé par le coronascep­ticisme de son président, pour qui la sortie de crise dépend de la chloroquin­e, un médicament pourtant jugé inutile par L’OMS. Puis la révélation, en mai 2020, que le milliard de dollars budgété par l’état pour la lutte contre la pandémie n’a pas été versé aux États et aux municipali­tés. “L’état n’a pas les moyens de s’occuper de tout le monde”, balaie alors Bolsonaro, qui refuse par ailleurs l’affichage de consignes sur les gestes barrières, ainsi que les distributi­ons gratuites de masques. Lui qui n’en met jamais se prononce même contre leur port obligatoir­e. Au plus fort de la crise sanitaire, le président met également son veto à la distributi­on d’eau potable,

Emmitouflé dans une combinaiso­n blanche qui le couvre de la tête aux pieds, Marcos, médecin urgentiste, donne l’impression de revenir d’un réacteur de Tchernobyl. La couleur de son masque indique qu’il n’en a pas changé de la journée

de nourriture, de produits d’hygiène, mais aussi de matériel médical à destinatio­n des population­s autochtone­s isolées dans la forêt amazonienn­e.

À Manaus, l’épidémiolo­giste Jesem Orellana parle d’un scandale d’état. “Il suffit d’analyser la politique mise en place depuis le début de la crise pour comprendre qu’on fait face à une stratégie institutio­nnelle de propagatio­n du virus”, lâche ce spécialist­e de la fondation Oswaldo-cruz (Fiocruz), l’institut scientifiq­ue le plus réputé d’amérique latine. Contrairem­ent à beaucoup d’autres habitants de Manaus, Orellana n’a jamais été testé positif au Covid-19. En revanche, il semble présenter tous les symptômes du burn out: “J’ai l’impression d’être Don Quichotte à bord d’un American Airlines sans commandant de bord. Je bosse 19 heures par jour depuis des mois pour éviter qu’on se crashe, mais personne ne veut entendre. Je suis épuisé, mentalemen­t et physiqueme­nt.” Il pointe du doigt le manque de volonté des politicien­s, incapables d’imposer un confinemen­t strict à la population et de mettre en place une campagne de vaccinatio­n sérieuse, mais aussi la politique de l’autruche de la Fundação de Vigilância em Saúde do Amazonas (FVS-AM), chargée de publier les bulletins épidémiolo­giques. Fin juin 2020, cet organisme local, affilié au secrétaria­t d’état à la Santé, annonce que l’état de l’amazonas ne compte plus aucune mort liée au Covid-19. Une première depuis des mois. Suffisant pour que Luis Alberto Nicolau, président du groupe Samel, la chaîne de cliniques privées la plus répandue dans la région, et directeur de l’hôpital de campagne créé durant la crise, laisse tomber tous ses principes de prudence: “Vu les données dont nous disposons, je peux affirmer qu’il n’y aura pas de seconde vague ; aussi, je déclare officielle­ment la fin de la pandémie.” Pour fêter ça, le gouverneur de l’amazonas, le bolsonaris­te Wilson Lima, élu sur la base de sa popularité acquise en tant que journalist­e à la télévision, fait ce qu’il sait faire de mieux: des V de la victoire avec les doigts et des grands sourires face caméra. Triomphant, il décide de remballer l’hôpital de campagne et de supprimer 85% des lits en soins intensifs. Problème: les chiffres optimistes révélés par la FVS-AM sont faux. Interrogée sur le sujet par le ministère public, Rosemary Pinto, la directrice de la fondation, admet “des erreurs de calcul”. Wilhelm Alexander Steinmetz, professeur de mathématiq­ues à l’université fédérale d’amazonas: “Ce sont des calculs politiques, plus que mathématiq­ues. Toutes ces erreurs dépeignent une image artificiel­lement positive de la pandémie et me font m’interroger sur toutes les autres analyses de la FVS-AM.” Critiquée pour avoir minimisé le nombre de morts liées au Covid-19 et perdue dans ses propres statistiqu­es, la FVS se limitera finalement à mettre en valeur le nombre de patients guéris du virus. Une stratégie faisant écho à celle du ministère de la Santé brésilien, baptisée “placar da vida” (“tableau de la vie”, en français). Le but de ce générateur de bonnes nouvelles incroyable­s, mais biaisées? Mettre l’accent sur le nombre de Brésiliens ayant recouvré le goût et l’odorat, plutôt que sur ceux ayant succombé. L’épidémiolo­giste Jesem Orellana secoue la tête: “Manaus est l’une des capitales d’état les plus pauvres du pays. Ici, les inégalités sociales sont plus marquées qu’ailleurs, une grande majorité de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et on lui a laissé croire que tout allait bien.”

Un demi-smic pour quatre heures d’oxygène

Arthur Virgílio Neto, maire de Manaus jusqu’en décembre dernier, n’a jamais cru au nombre de morts officielle­ment recensés durant la pandémie par les autorités. “À mon sens,

“Ceux à qui on retirait l’oxygène ne se révoltaien­t même pas. Ils nous regardaien­t l’air de dire ‘je ne vous en veux pas, je comprends’, puis ils se muraient dans le silence pour se préparer à la mort…” SANDRA, INFIRMIÈRE À L’HÔPITAL 28 DE AGOSTO

ils sont quatre fois inférieurs à la réalité, car beaucoup de gens sont morts chez eux”, explique-t-il. Le vieil homme a longtemps milité pour un confinemen­t plus strict. Un voeu pieux qui ne s’est jamais vraiment matérialis­é, puisque si certains commerces ont effectivem­ent été fermés, aucun Manaen n’a véritablem­ent respecté le confinemen­t. “Ma tâche a été difficile: quand je disais aux gens de rester chez eux, Bolsonaro leur demandait de sortir dans la rue, soupire celui qui a fait installer l’hôpital de campagne au printemps 2020. J’ai dû lutter contre le Covid-19, mais aussi contre ce type, qui est le pire des virus. Qu’a fait Bolsonaro à part nier l’urgence de la situation? Rien. Si j’étais lui, je ne pourrais pas fermer l’oeil de la nuit: son inaction a conduit à un génocide! On parle d’un type qui s’est foutu de moi lorsque j’ai alerté la communauté internatio­nale. Il n’a pas compris pourquoi je le faisais. Le problème est là: il ne comprend pas grand-chose.”

Une chose est sûre: le président n’a pas compris les effets dévastateu­rs du variant amazonien. En fin d’année dernière, son comité d’experts scientifiq­ues l’alerte pourtant déjà sur l’apparition d’un nouveau variant, dont il craint qu’il soit autrement plus dangereux. Mais Bolsonaro enfile à nouveau ses oeillères et exhorte la population à sortir de chez elle afin de relancer l’économie du pays: “Il faut arrêter d’être un pays de pédés, merde.”

Quelques semaines plus tard, Manaus replonge en enfer. “Tout le monde a cru à cette bêtise d’immunité collective, car lors de la première vague, 75% de la population avait été infectée, rembobine le professeur Henrique Pereira, spécialist­e des questions environnem­entales à l’université fédérale d’amazonas. En réalité, cet été, on était juste arrivés

à la fin d’un cycle de la pandémie et on en démarrait un autre. À Manaus, il y a beaucoup de grippes virales, surtout lors de la saison des pluies, qui court de novembre à mars. Ce facteur climatique a précipité la seconde vague, car lorsqu’il pleut, les gens ont tendance à se regrouper dans des espaces fermés, ce qui favorise la propagatio­n du virus.” Dès la première quinzaine de janvier, la capitale du poumon de la Terre est asphyxiée par les effets dévastateu­rs du nouveau variant, contre lequel ladite “immunité collective” acquise l’année dernière ne semble avoir aucun effet. D’ailleurs, après avoir passé des mois à nier la possibilit­é d’une deuxième vague, la directrice de la FVS-AM, Rosemary Pinto, décède du Covid-19 une dizaine de jours plus tard. Les hôpitaux, saturés par l’afflux de milliers de malades, épuisent très vite leur stock d’oxygène. Quelques mois auparavant, le gouverneur Wilson Lima avait pourtant acquis 28 ventilateu­rs pulmonaire­s via… un négociant en vin. Une opération aussi louche qu’inefficace, car le matériel, payé 316% au-dessus du prix du marché, s’est avéré inadapté aux insuffisan­ces respiratoi­res liées au Covid-19. Cette énième négligence va alors précipiter l’apparition d’un marché noir de l’oxygène vers lequel toutes les familles de patients non admis dans les hôpitaux, faute de place, vont désespérém­ent se ruer. L’équivalent de quatre heures d’oxygène coûte à ce moment-là 400 réaux en moyenne, soit un demi-smic local. Certains petits malins s’illustrent même en repeignant des extincteur­s afin de les vendre comme des bouteilles d’oxygène à des familles désespérée­s… “On manquait de tout, un peu comme si on était en temps de guerre, se désole Marcos, le médecin de l’hôpital 28 de Agosto. Les gens respiraien­t comme des poissons hors de l’eau, c’était terrible, alors on a décidé de donner des sédatifs aux patients les plus vieux pour éviter qu’ils agonisent. Ça les calmait, mais ça accélérait aussi leur déclin…” Pour soulager le personnel soignant, le gouverneur décide de réquisitio­nner tous les stocks de bouteilles d’oxygène des fournisseu­rs de la région. Le Venezuela envoie même quelques camions remplis du précieux produit. Les bolsonaris­tes grincent des dents à l’idée que des “communiste­s” viennent en aide à la neuvième puissance mondiale, mais ne bougent pas pour autant. “L’état a fait sa part”, assure Bolsonaro, complèteme­nt inconscien­t du drame qui se joue alors dans l’amazonas.

Au-delà des négligence­s politiques, de l’agressivit­é du variant amazonien et du non-respect des gestes barrières de ses administré­s, David Almeida, qui a succédé en décembre à Arthur Virgílio Neto à la mairie de Manaus, pointe l’autre facteur aggravant qui a transformé sa ville en épicentre mondial du coronaviru­s: son enclavemen­t géographiq­ue. “Aucun réseau routier ne relie Manaus aux autres grandes agglomérat­ions brésilienn­es, explique l’élu. Tout doit se faire par bateau ou par avion, ce qui a rendu encore plus difficile l’arrivée des secours.” Grand comme trois fois la France, l’amazonas est un véritable sudoku logistique, explique Cristiano Fernandes, le nouveau directeur de la FVS-AM. Des dizaines de cartes de la région sont épinglées sur les murs de son bureau. “L’amazonas est un État aux dimensions continenta­les, donc tout y est plus cher et plus compliqué qu’ailleurs. C’est un casse-tête logistique avec une grande mosaïque culturelle et sociale. Ici, on a des tribus indigènes disséminée­s partout sur le territoire et des maladies comme la malaria ou la tuberculos­e qui ont déjà été éradiquées dans d’autres régions brésilienn­es… On nous reproche d’être désorganis­és, mais à part nous, je ne connais aucun profession­nel de santé qui vaccine des gens sur des pirogues.” Avant de reprendre le poste laissé vacant par la défunte Rosemary Pinto, le docteur Fernandes arpentait ainsi les rives du río Negro avec les barques mises en cale sèche sur le parking de la FVS-AM. Cette époque où il enfilait des gilets beiges avec plein de poches comme la majorité de ses collègues est révolue. Désormais, il porte une chemise à pois rouges et tente d’appliquer les directives du ministère de la Santé en naviguant dans une marée de documents PDF. “Ici, on a 250 séquences génomiques de haute qualité”, décrit-il. Puis: “Là, ce sont les variants qu’on avait ciblés depuis mars 2020.” Ou encore: “Cette courbe montre bien que si on vaccine les personnes les plus âgées, le système hospitalie­r ne sera plus aussi saturé.” Fernandes veut absolument montrer que

tout est sous contrôle. “Il n’y a eu aucune négligence de la part de la FVS, insiste-t-il. J’ai la certitude qu’on fait les choses bien.” L’homme est tellement happé par ses statistiqu­es qu’il faut lui parler des critiques de ses confrères pour qu’il daigne enfin lever les yeux de son écran. “En décembre dernier, on a publié un rapport sur la nécessité de mettre en place un confinemen­t plus strict, mais il y a eu une révolte de la population, se défend-il. Les gens ont fait le choix de s’exposer, et qu’est-ce qui s’est passé? Le chaos.” Lui aussi testé positif durant la deuxième vague, il ne le nie pas: il doit faire un tas de concession­s. Celles-là même qui l’empêchent de dormir plus de trois heures par nuit. “On est forcément obligés de faire de la diplomatie, soupire-t-il. Il faut chercher un équilibre entre ce qui est possible et ce qui est nécessaire. Notre priorité est la santé des gens, mais on doit aussi prendre en compte la dimension socio-politique. Confiner, c’est favoriser les indicateur­s de violences domestique­s, de pédophilie, d’insécurité et l’économie souterrain­e. C’est compliqué...” Au bout d’un moment, le directeur de la FVS est interrompu par sa secrétaire, en larmes. Cette dernière lui informe qu’un de leurs jeunes collègues vient de mourir du Covid-19. Après deux secondes à fixer le mur sans dire un mot, le directeur demande deux cafés et finit par lâcher, dépité:

“Voilà ce que c’est, ce virus de merde: un drame quotidien.”

Enterremen­ts en cinq minutes top chrono

L’ambiance dans le centre-ville historique de Manaus est tout aussi sinistre. D’habitude bondé, le quartier chaud ressemble à un décor de The Walking Dead. Tous les magasins sont fermés, exceptés ceux qui proposent des denrées de première nécessité –depuis janvier, un nouveau confinemen­t a été imposé. Mais beaucoup de gens sont dehors. Sur le parvis de l’église Matriz, face au port municipal, des dizaines de personnes dorment sur des bancs en pierre. Il faut braver l’humidité ambiante, croiser quelques zombies sans masque, longer des immeubles de style colonial décrépis, passer devant des prostituée­s en manque de clients pour arriver sur le parvis du théâtre Amazonas, le bijou architectu­ral le mieux entretenu de la ville. Inauguré en 1896, l’édifice peint en rose accueille ce jour-là une manifestat­ion d’intermitte­nts du spectacle. Habillés intégralem­ent en noir, les technicien­s –ils sont une soixantain­e– disposent chacun leur flight case à terre pour mettre en scène la mort de la culture. Voilà bientôt un an qu’ils ne travaillen­t plus. “Notre situation est devenue intenable, on ne perçoit aucune aide, on n’a plus rien pour vivre: le show doit reprendre, il faut tout rouvrir”, râle José Alexandre Da Silva, spécialist­e en pyrotechni­e et à l’initiative de ce rassemblem­ent. Sympathisa­nt de Bolsonaro, il espère que son président “fera entendre raison” aux politicien­s locaux au sujet du confinemen­t en vigueur. À côté de lui, son collègue, Vagner, acquiesce. Ce spécialist­e en son et lumière a lui aussi une envie pressante de dérouler à nouveau des câbles sur une scène: “J’ai une famille à nourrir.” L’homme ne s’en cache pas: depuis qu’il est au chômage technique, il a été contraint de faire des choses pas très catholique­s. “J’ai enfreint la loi à plusieurs reprises… J’ai… Dieu m’en est témoin: les mauvais choses que j’ai faites, ce n’était pas par choix, mais par nécessité.” L’épidémiolo­giste Jesem Orellana a beau avoir milité pour un confinemen­t strict, il n’est pas insensible à la sinistrose ambiante. Mais il avertit: “La situation n’est toujours pas sous contrôle aujourd’hui. Or, si les politicien­s privilégie­nt l’économie, il y aura plus de morts. Et s’il y a une troisième vague, cette ville sera détruite. Il n’y aura plus d’économie, plus de travailleu­rs, plus rien…” Autrement dit: il y aura bientôt plus de tombes que d’habitants à Manaus.

“Qu’a fait Bolsonaro à part nier l’urgence de la situation? Rien. Si j’étais lui, je ne pourrais pas fermer l’oeil de la nuit: son inaction a conduit à un génocide” ARTHUR VIRGÍLIO NETO, ANCIEN MAIRE DE MANAUS

Le cimetière de Taruma, le plus grand de la ville, en compte déjà plus de 130 000. Depuis le début de la crise, le nombre de trous creusés dans la terre meule progresse frénétique­ment. L’entrée a des airs de cluster géant. Depuis quelques semaines, la mairie n’autorise plus que trois personnes à assister à la mise en terre, alors les familles stationnen­t devant les grilles. Chaque corbillard qui passe provoque des flots de larmes, de prières et de chants. Au milieu de cette cacophonie, Emerson chiale plus que les autres. Le jeune homme est venu rendre un dernier hommage à son oncle préféré, Guri, mort du Covid. Pour l’occasion, il a déboursé 40 réaux pour une couronne de fleurs en papier crépon et a sorti ses plus belles baskets blanches. Des pompes qu’il déglingue dans la terre transformé­e en boue à cause des pluies de la veille. “Je les ai achetées il y a trois jours et elles sont déjà foutues”, râle-t-il. Sa mésaventur­e a au moins le mérite de redonner le sourire au reste de sa famille, venu en claquettes:

“Si Guri voyait ça, il se foutrait de ta gueule”, assure l’une de ses cousines. Chaque clan ici présent porte un t-shirt avec la photo de son défunt. Sur celui des membres de la famille Souza, on peut aussi lire un poème de saint Augustin, avec la mention “la mort n’est rien” écrite en gros. Et vu que ce n’est rien, Thiago, l’un d’entre eux, s’autorise à se bourrer la gueule en écoutant très fort un mélange de musique christique et de reggaeton sortant des enceintes de sa Dodge tunée. “Tout le monde rend hommage à ses morts à sa manière, pardonne la compréhens­ive Lisa, belle-soeur d’une certaine Nilza, elle aussi emportée par le Covid-19, à l’âge de 52 ans. En ce moment, de toute façon, plus rien ne me choque. Je n’arrête pas de venir au cimetière pour enterrer des proches. C’est devenu presque banal.” Joselyn Lima est également là tous les jours. Depuis quelques semaines, cette femme de 40 ans gère les relations publiques du cimetière. “Al Jazeera m’a contactée il n’y a pas longtemps. C’était la première fois de ma vie que je parlais à des Qataris”, sourit-elle. Depuis qu’elle est en poste, la chargée de com à la banane Gucci et aux talons aiguilles couleur crème assure avoir vu défiler plus de “750 morts du Covid déclarés”.

Elle a toujours autant de mal à s’y faire. “Quand tu vois des parents enterrer leurs enfants qui ont perdu la vie à cause du virus, tu ne peux pas rester insensible à leur souffrance, c’est impossible.” La dizaine de fossoyeurs équipés de bottes en caoutchouc et de combinaiso­ns blanches qui l’entourent ont moins de temps pour les sentiments. Ici, les enterremen­ts durent cinq minutes top chrono: le chauffeur du corbillard ne prend même pas la peine d’éteindre sa radio. Un cercueil emballé dans un film plastique est sorti du coffre par des fossoyeurs hilares et des proches en larmes. Le prêtre étant en pause déjeuner, le défunt ne reçoit pas de dernière bénédictio­n. La tractopell­e le recouvre de terre, sur laquelle est apposée une croix, confection­née avec des palettes. “C’est nous qui les fabriquons, explique Joselyn en montrant un petit stock posé contre le local technique. Ce n’est pas l’idéal, c’est sûr, mais quand la pandémie sera terminée, les familles pourront organiser les tombes à leur guise.” À quelques mètres de là, un Combi Volkswagen de SOS Funeral vient tout juste de déposer un autre corps. “C’est un service funéraire offert par la mairie aux gens qui n’ont pas de quoi offrir une sépulture à leurs proches”, précise Joselyn. En prime, le maire propose également un soutien psychologi­que aux familles de défunts. Voilà des semaines que la psychologu­e Ana Paola enchaîne les grands moments de détresse dans un van transformé en bureau des pleurs: “Le Covid emporte les vies tellement rapidement que les gens n’ont pas le temps de se préparer à faire leur deuil, explique-t-elle, son mascara ravagé par les larmes. J’essaie de les consoler du mieux que je peux, mais c’est difficile: la souffrance est très grande.”

“En décembre, on a publié un rapport sur la nécessité d’un confinemen­t plus strict, mais il y a eu une révolte. Les gens ont fait le choix de s’exposer et qu’est-ce qui s’est passé? Le chaos” LE DOCTEUR CRISTIANO FERNANDES

Waldmary Azevedo reçoit dans ce qui est habituelle­ment le temple manaen des strings à paillettes et de la fête: le sambodrome de la ville. C’est ici que cette coordinatr­ice de la FVS-AM gère une cinquantai­ne de blouses blanches dont le rôle est de vacciner les groupes prioritair­es (le personnel soignant et les plus de 70 ans) à coups de Coronavac, un vaccin chinois développé en partenaria­t avec l’institut Butantan de São Paulo. “On a choisi d’investir ces lieux car ils sont suffisamme­nt grands pour que la distanciat­ion physique soit vraiment respectée, explique-t-elle d’un ton militaire. C’est une sorte de très grand drive, sauf qu’au lieu de venir récupérer vos courses en voiture, vous repartez en étant vacciné(e).” Les vaccins sont stockés dans des glacières en polystyrèn­e surveillée­s par des militaires armés. “Les gens sont tellement désespérés qu’il vaut mieux être prudents en ce moment”, lance Waldmary, qui assure n’avoir constaté aucun effet secondaire après sa prise de Coronavac. “Pour l’instant, je ne me suis pas transformé­e en crocodile”, sourit-elle. L’employée de la FVS-AM fait référence aux attaques de Bolsonaro à l’encontre des vaccins contre le Covid-19, et notamment celui proposé par le géant pharmaceut­ique Pfizer: “Si vous vous transforme­z en alligator, c’est votre problème.

Si vous devenez Superman, si de la barbe pousse chez une femme ou si un homme commence à parler comme une fille, ils (Pfizer, ndlr) n’ont rien à voir avec ça.” Des thèses conspirati­onnistes qui ont trouvé un relais de taille: les églises évangéliqu­es. Depuis le début de la crise, il ne se passe pas une semaine sans qu’un pasteur raconte à ses fidèles que le Covid-19 est “une invention française” et que le vaccin contiendra­it en réalité le virus du VIH. Pendant que ses compatriot­es tentent de distinguer le vrai du faux, Bolsonaro livre une guerre des vaccins sans merci contre João Doria, gouverneur de l’état de São Paulo et son futur adversaire à l’élection présidenti­elle de 2022. Il faut dire que Doria s’est tout de suite démarqué du discours négationni­ste du président, en affirmant qu’il souhaitait vacciner tous ses administré­s avec du Coronavac. “Ce qui intéresse Bolsonaro, ce n’est pas la sortie de crise mais de rester au pouvoir, c’est pour cela qu’il passe autant de temps à décrédibil­iser le vaccin et ceux qui sont pour, comme Doria, analyse Arthur Virgílio Neto, l’ancien maire de Manaus. Ce type n’est pas fou, il est juste machiavéli­que.” Pour lui, le scandale est pourtant ailleurs. “Le gouverneme­nt a profité de la pandémie pour faire passer en douce 57 décrets sur l’amazonie, des textes de loi qui visent à faire du business au coeur de la forêt et à se débarrasse­r pour de bon des Indiens.”

Au menu de cette nouvelle feuille de route? La légalisati­on du mercure, notamment utilisé par les garimpeiro­s, des chercheurs d’or clandestin­s, responsabl­e de la pollution des eaux et du massacre des population­s indigènes, mais aussi des plans de déforestat­ion accrue. “La forêt amazonienn­e est la grande victime de cette pandémie, confirme le professeur Henrique Pereira, spécialist­e des questions environnem­entales. Les scientifiq­ues qui s’occupaient de sa manutentio­n et de sa conservati­on ont été remplacés par des militaires. Ce n’est pas anodin: pour un libéral comme Bolsonaro, les mesures de protection écologique­s sont des entraves au développem­ent économique. Le pays est en récession depuis 2018, et pour le sortir de la crise, il veut dilapider le patrimoine écologique de la terre. On l’a vu avec sa gestion désastreus­e de la pandémie: Bolsonaro ne fait pas de la politique, mais de la nécropolit­ique.”

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 ??  ?? Le 10 mai 2020, à Manaus.
Le 10 mai 2020, à Manaus.
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Dans un cimetière de Manaus, le 27 janvier dernier.
 ??  ?? À Manacapuru, une ville de l’amazonas, en juin 2020.
À Manacapuru, une ville de l’amazonas, en juin 2020.
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 ??  ?? À Manaus, le 24 mai 2020.
À Manaus, le 24 mai 2020.
 ??  ?? Un médecin vient constater la mort d’un homme décédé du Covid-19 chez lui, en mai 2020.
Un médecin vient constater la mort d’un homme décédé du Covid-19 chez lui, en mai 2020.
 ??  ?? Le 22 janvier, à Manaus.
Le 22 janvier, à Manaus.

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