Le grand déplacement
De plus en plus de gens quittent Paris et les grandes villes, et par conséquent, de plus en plus de territoires accueillent de nouveaux arrivants. La tendance, profonde depuis des années, s’est accentuée avec la crise sanitaire. Jusqu’à changer complètement la France?
Paris se vide de ses habitants, certains territoires sont déstabilisés par le nombre de nouveaux arrivants et d’autres tentent, au contraire, de les attirer. Cette révolution démographique que connaît la France, amplifiée par la crise sanitaire et les confinements, contient des enjeux plus profonds que les variations du prix de l’immobilier ou les conflits de voisinage. Pendant huit mois, Society a suivi l’odyssée d’une famille et d’un groupe d’amis lancés dans la quête du bonheur à la campagne, avec ses coups du sort, ses espoirs, ses malentendus…
Cétait il y a presque un an. Le 29 janvier 2021, à 16h03, une femme apparaît dans une fenêtre Facebook Live. “Bonjour à tous, dit-elle. Bienvenue au tirage au sort de l’opération venezvivreencorrèze.fr.” Derrière elle, dans une grande salle du conseil départemental de Corrèze, une affiche verte sur laquelle on peut apercevoir un regard chargé d’émotion et lire ceci: “Ici, on a les yeux qui brillent.” Un peu plus de 1 500 personnes se sont inscrites pour remporter le week-end découverte tous frais payés. Des familles, des couples, des amis, des célibataires de toute la France ont détaillé leur projet et résumé leur situation: “Envie de quitter Paris, on avait une boulangerie dans un tiers-lieu qui a fermé fin septembre. On cherche un nouveau lieu, on a tout le matériel” ; “Infirmière cheffe de service, actuellement en arrêt à la suite d’un burn out, d’où le désir de changement” ; “Ayant plusieurs années d’expérience dans l’électricité industrielle, mon adaptation devrait être rapide” ; “Nous avons été envahis par un tel sentiment de bien-être dans cette nature entre montagnes, lacs et forêts” ; “Besoin de changer de vie”. Veste de costume grise, cravate verte, visage masqué, Pascal Coste, le président du conseil départemental de Corrèze, apparaît à son tour sur le live. Il plonge une main dans l’urne, remue, remue, puis tire un papier. “Le premier qui a les yeux qui brillent est…” Un nom résonne dans la grande salle. Une poignée d’applaudissements. Un deuxième nom, un troisième, un quatrième. Le tirage terminé, il annonce la suite: “Vous allez voir comment ça se passe ici: un peu de saucisson, un peu de jambon, de la convivialité [...], un art de vivre, une nature époustouflante, un immobilier de qualité, de l’emploi [...]. Vous aurez ici tout le loisir de faire une superbe vie.” Ah, et dernière chose: “Dépêchez-vous, il n’y en aura pas pour tout le monde.” Fin du live.
Devant son écran, Philippe donne le goûter à Guillaume, le petit dernier. Il est déçu. Son nom n’est pas tombé. “C’est fichu”, annonce-t-il à sa compagne, Marie, quand elle rentre dans leur appartement, au quatrième étage d’une tour de Maisons-alfort, en banlieue parisienne. Philippe et Marie vivent dans un 107 mètres carrés à 1 100 euros de loyer. Ils ont des enfants, quatre nés de leurs précédents mariages (deux chacun) de 13, 14, 15 et 17 ans, et deux autres qu’ils ont eus ensemble, Augustin, 7 ans, et Guillaume, 1 an. Le premier a été diagnostiqué autiste, il est suivi par un psychologue, une psychomotricienne et un psychiatre. Le parc à jeux du second est dans le salon et son berceau dans la buanderie. Les plus grands ne vivent pas avec eux mais quand ils sont de passage, il faut se serrer dans l’appartement. Marie a 45 ans, les cheveux bruns attachés et les traits fatigués de ceux qui ont plus important à faire que de se reposer. Les journées commencent tôt avec le réveil des enfants, le petit déjeuner, le départ à l’école. Marie enseigne dans le privé, en CE1. Depuis des années, sa meilleure façon de relâcher la pression est de se poster devant Friends. Elle possède un script d’un épisode et a même eu la chance d’assister au tournage de l’épisode 2 de la saison 6, en 1998. Dans la salle à manger, elle a suspendu un panneau “Central Perk”, en souvenir de son pèlerinage à Los Angeles. À part une parenthèse au Canada, elle a toujours vécu à Maisons-alfort. De la fenêtre, on peut même voir le pavillon de ses parents. Philippe, lui, n’est pas parisien: il est originaire de Bitche, une petite ville lorraine nichée à la frontière allemande. Il a 49 ans, travaille dans la restauration collective, il est cuisinier et prépare
4 700 repas par jour pour les écoles et les employés municipaux. C’est bien, mais quand il remue les pâtes avec une rame de canoë, il a surtout l’impression de faire du travail à la chaîne. Avant cela, il était dans l’armée, mais il n’aime pas trop en parler. Cheveux courts et noirs, les ridules marquées derrière ses lunettes à monture en écaille, il parle d’une voix calme et posée, souvent la tête baissée, réfléchi, comme si donner l’impression qu’il a confiance en lui-même demandait un effort particulier. Sa passion à lui, c’est Tintin.
Onze ans déjà que Marie et Philippe se sont rencontrés. Les deux derniers étés, ils sont partis en vacances du côté de la Corrèze. Ils ont vu Collonges-la-rouge, Ayen, Turenne, Brive-la-gaillarde, le vert des forêts, les grands lacs. Cela a rappelé à Philippe sa jeunesse en Moselle et à Marie ses rêves de Canada. Ils se sont laissés charmer par les maisons à tour carrée, celles à colombages, en granit, les toits en ardoise, et par le prix du mètre carré, 1 500 euros. Une paille quand on sait qu’à Maisons-alfort, les pavillons se vendent aujourd’hui un million. Sur place, ils ont appris que les maires essayaient de faire venir des gens. Ils se sont mis à rêver. Aux plus jeunes, ils voudraient offrir une enfance avec des espaces verts, des animaux, un horizon… L’idée a fait son chemin et début janvier, ils se sont inscrits à l’opération “Venez vivre en Corrèze”, découverte sur Facebook. Sans succès, donc. Mais quand Philippe baisse les bras, Marie le rebooste. Il faut partir, dit-elle, quitter le trop-plein de la région parisienne et de leur appartement, pour eux, pour Augustin, pour être heureux, enfin. Le soir même, elle envoie un e-mail au conseil départemental: tant pis, ils viendront quand même et paieront de leur poche le weekend découverte. Pas la peine, ils sont repêchés. Un signe du destin, pour Philippe. Et les voilà un mois plus tard, le 19 février, à 9h. Mélange d’inquiétude et d’excitation. S’ils partent à 11h, ils seront au domaine des Annouillards à 18h, juste à temps pour le couvre-feu –car oui, tout cela se passe en pleine pandémie mondiale.
1. Venez briller en Corrèze
L’équation est simple: des gens veulent partir et d’autres souhaitent les accueillir. Un désir que politiques, journalistes, sociologues, économistes, urbanistes, géographes, instituts de sondages, agents immobiliers, assureurs, professionnels du mieux-vivre et gourous new age s’épuisent à décortiquer à coups
L’été dernier, Marie et Philippe sont partis en vacances en Corrèze. Ils se sont laissés charmer par les maisons à colombages, les toits en ardoise, le prix du mètre carré. Ils se sont mis à rêver. Aux enfants, ils voudraient offrir des espaces verts, des animaux, un horizon…
de chiffres (avant même le début de la crise sanitaire, six Français sur dix rêvaient de s’installer ailleurs ; parmi eux, 26% y pensaient même “beaucoup” ; 82% observaient la campagne comme un cadre de vie idéal ; 65% souhaitaient tendre vers une autonomie alimentaire ; plus de huit cadres parisiens sur dix souhaitaient quitter la capitale), d’ouvrages aux titres en deux temps (Néoruraux: vivre autrement, La Renaissance des campagnes: enquête dans une France qui se réinvente, L’exode urbain: manifeste pour une ruralité positive) et de slogans publicitaires inondant les réseaux sociaux ou collés sur les murs du métro parisien: “La Roche-sur-yon, Vendée way of life”, “Nouvelle-aquitaine, l’esprit nouvelle vague”, “En Haute-vienne, fais ce qu’il te plaît”, “Ouvrez les yeux en grand… Est”. Alors, pourquoi pas la Corrèze? L’opération s’inscrit dans une campagne marketing régionale visant à capter cette envie d’ailleurs tout en fédérant le territoire. Sur place, il faut imaginer un speed dating entre un département avide de se revivifier et des gens épuisés par le bruit, le stress, la pollution, les épisodes caniculaires à répétition, les confinements dans des espaces étroits, la bulle immobilière et tout ce que la vie dans des grandes métropoles a à offrir. Les quinze gagnants ont été répartis en deux groupes, deux ambiances accordées aux ambitions des uns et des autres. Le premier, le groupe “ville”, commencera par un stop au lac des Bariousses avant de passer au Comptoir des plantes, d’enchaîner avec un piquenique, une visite de la cité médiévale, une autre du musée du Chocolat. C’est le groupe de Marie, Philippe, Augustin et Guillaume. Le second, dit “campagne”, se retrouve à 8h30, le samedi 20 février, sur le parking d’une résidence classée Écolabel européen. Il fait doux et chaud, surtout pour un mois de février. Eux commenceront par une visite du marché de Brive-la-gaillarde. Dans le bus, Aurore Thibaud, la femme du Facebook Live, cofondatrice de Laou, une start-up accompagnant “les Français qui veulent un meilleur cadre de vie vers les territoires les plus sympas en région” (dixit son profil Linkedin), prend le micro. “Félicitations à vous d’avoir été tirés au sort. Qui connaît déjà Brive?” Trois personnes lèvent la main.
À la descente, les gagnants sont accueillis par des Corréziens souriants. “Félicitations”, répètent-ils en tendant des sacs en papier remplis de terrine de magret aux châtaignes, de pâté de foie et de soupe au cou d’oie. Ils ne sont pas tous nés ici et sont la preuve vivante que c’est bel et bien possible. “Je devais rester trois ans et ça fait finalement 25 ans que la Corrèze m’a adopté”, dit l’un. “Quarante ans que je vis ici et je n’ai pas encore tout découvert”, surenchérit un autre. Ils vantent ce département “très dynamique”, son paysage “multifacettes” et cette terre “ouverte à d’autres personnes et d’autres idées”.
Les présentations faites, le speed dating peut commencer. Lilith Pittman, conseillère départementale du canton de Brive 2, s’élance vers un couple de jeunes trentenaires.
“Qu’est-ce qui vous amène en Corrèze?
– Un peu plus de nature...
– Alors ici, vous en avez de la nature!
– J’aime bien quand c’est un peu vallonné.
– Ici, c’est très vallonné.
– Et puis l’espace.
– Il y a beaucoup d’espace. Qu’est-ce que vous faites dans la vie?
– Médecin généraliste.
– Alors là, on vous attend!
– Ce qui m’inquiète, c’est les transports.
– Ah, il faut une voiture!”
Elle leur souhaite de trouver leur bonheur en Corrèze. Next.
De retour à la résidence Écolabel européen, des repas sont distribués dans des boîtes en carton. De la viande limousine, du pâté en croûte, du foie gras. Répartis sur plusieurs tables: une famille de l’essonne, avec deux garçons et un molosse ; un couple de passionnés de théâtre qui rêve d’ouvrir une salle pour les compagnies en tournée ; un ancien élu et sa jeune compagne ; une équipe de TF1 venue filmer la famille de l’essonne ; un autre couple de trentenaires descendu de Reims –lui a vu son restaurant fermer pendant le confinement, elle souhaite ouvrir un espace d’éveil spirituel. Et surtout, un groupe à l’intérieur du groupe: Marine, Léa, Claire, Paul et Victoire. Ils sont tous en début de trentaine. Marine et Léa sont en couple et vivent ensemble en Ariège. Claire et Paul sont en couple
et vivent ensemble en Ardèche. Victoire est seule et vit sur un voilier amarré à Gruissan, dans l’aude. Pour augmenter leurs chances d’être tirés au sort, ils ont candidaté individuellement. Leur projet ne ressemble pas à ceux des autres: Marine, Léa, Victoire, Paul et Claire souhaitent créer un collectif. Plus précisément, plusieurs foyers habitation avec des règles de vie commune, une activité agricole, et pourquoi pas quelques animaux. Surtout, une microsociété fondée sur la déconstruction des rapports de domination, quels qu’ils soient. Gros chantier.
16h30. Après une petite heure de randonnée, les deux groupes se retrouvent dans un amphithéâtre de Tulle pour une conférence “éco-immo”. Pascal Coste, le président du conseil départemental, ouvre le bal: “Vous êtes un rayon de soleil sur notre belle Corrèze.” Il livre son diagnostic: le modèle de La Défense, avec ses sièges sociaux verticaux et, à leurs pieds, ses cadres en costume ou en tailleur pullulant comme des insectes, a vécu ; dans le monde d’après, les humains travailleront là où ils ont envie de vivre. Son remède, développé sur Powerpoint: “Sept bonnes raisons de venir vivre en Corrèze.” Et même un peu plus que ça: une économie très dynamique avec 3 600 emplois liés au tourisme, d’autres dans le BTP, la logistique ou la cosmétique ; des entreprises agroalimentaires très connues ; 45% de surface forestière avec des châtaigniers, des épineux, des feuillus et même de la truffe ; de la diversité architecturale ; 4 800 exploitations agricoles ; la dernière manufacture d’accordéons en France ; un pôle universitaire fort ; un plan de transition écologique ; des manifestations autour de la gastronomie ; des festivals connus ; des espaces de coworking “hypersympas” ; la fibre sur tout le département d’ici la fin du printemps 2021 ; l’air ; le train pour Paris, le train pour Toulouse ; Londres à deux heures en avion, Porto à une heure et demie ; l’a89… Le président se laisse aller à un trait d’humour: “Chez nous, les bouchons, ils sont sur la bouteille!” Quelques rires. Un panneau “Venez vivre en Corrèze” penche et finit par tomber. Le week-end est fini.
2. On ne change pas de vie comme ça
Une Dacia blanche roule dans les Cévennes. Dans le coffre, un étendoir à linge, des courses faites à Biocoop et des Tupperware avec des inscriptions au marqueur blanc pour chaque repas. Victoire est au volant. Sur la banquette arrière, Léa et Marine feuillettent un ouvrage sur l’habitat collectif. À l’issue du week-end tous frais payés, leur bande a visité une maison en Corrèze, mais ça n’allait pas: la propriétaire vendait mais ses parents restaient dans un lotissement implanté sur le terrain agricole, pas possible. Tant pis pour les yeux qui brillent, la Corrèze n’était qu’une éventualité parmi d’autres. La prospection continue. Une visite est prévue demain matin, mais ces trois jours sont surtout l’occasion de se retrouver et de faire des réunions dédiées à l’avancement du collectif. Il reste beaucoup, beaucoup de points à aborder, de questions à poser et de dilemmes à élucider. Car on ne change pas de vie comme ça, sans en discuter un peu. Cap sur la Lozère.
La voiture avance sur les lacets à travers les collines. Les routes sont de plus en plus étroites, les virages de plus en plus serrés. Il faut appeler quinze minutes avant l’arrivée au gîte de Saint-andéolde-clerguemort, entre la Lozère et le
Gard, pour prévenir, car ensuite, plus de réseau. Une fois sur place, Victoire met du bois dans le poêle, Léa lance le thé, Victoire et Marine font des blagues sur leurs premiers copains. Elles ressortent des noms qu’elles croyaient disparus de leurs souvenirs. Les parents de Marine, un ingénieur nucléaire et une opticienne, et ceux de Victoire, enseignants, sont voisins dans la Drôme.
Elles se connaissent depuis la petite enfance. Maternelle, collège, lycée, Marine et Victoire ont tout fait ensemble. Quand elles rentraient de l’école avec leurs amoureux, elles s’arrêtaient de marcher au même moment pour les embrasser au même moment. Puis, après le bac, Victoire est partie étudier l’histoire de l’art à Lyon, en Espagne en Erasmus, avant d’enchaîner sur une année de muséologie à l’école du Louvre. Pour Marine, le parcours a été moins linéaire. Elle a failli devenir championne de triathlon, a abandonné, repris des études, abandonné, multiplié les petits boulots et a finalement rencontré Léa, une Parisienne avec qui elle a emménagé dans une petite
Pascal Coste, le président du conseil départemental, ouvre le bal: “Vous êtes un rayon de soleil sur notre belle Corrèze.” Il livre son diagnostic: le modèle de La Défense, avec ses sièges sociaux verticaux et ses cadres en costume ou en tailleur pullulant comme des insectes, a vécu
maison à Foix, en Ariège. Ensemble, elles ont fait un long voyage, avancé sur le chemin de la quête de sens, avant de se poser la question: pourquoi ne pas vivre autrement?
Elles ont essayé. “Tu veux dire ou je dis?” demande Léa à Marine. “Je veux bien dire.” La première tentative, c’était avec deux couples d’amis. Pendant quelques mois, ils ont voulu faire des habitats en terre et en paille, puis ont rénové des bâtiments. Mais assez rapidement, des conflits sont apparus et elles ont quitté l’aventure. La deuxième fois, le collectif s’appelait Terr’azïl. Il s’agissait d’un “écolieu multigénérationnel pour réapprendre à grandir ensemble, dans le respect des rythmes du vivant”, en Ariège. Marine et Léa n’y ont passé que quatre jours. Le temps de constater qu’une personne avait fini par s’imposer comme le leader du groupe, contrairement au contrat de départ. Alors, elles se sont mis en tête de créer leur propre communauté. “Mais on a appris qu’il fallait dire collectif et pas communauté, explique Léa, ça fait moins flipper.”
Débarquent Claire et Paul avec leur chien, Occo, qui traîne la patte à cause d’une mauvaise plaie. Ils arrivent d’ardèche. Les deux couples se sont rencontrés sur couchsurfing.com. Cela faisait un moment que Claire et Paul songeaient eux aussi à vivre en collectif. Après une prépa bio et une école d’ingénieur forestier, Paul a travaillé à l’office national des forêts et passé des semaines à faire des inventaires d’oiseaux. Il y a un an et demi, il s’est mis au wwoofing (concept consistant à être nourri(e) et logé(e) au sein d’une exploitation agricole en échange de travail) et depuis, il se forme pour devenir agriculteur. Claire est assistante sociale auprès de mineurs non accompagnés. À elle d’évaluer si ses interlocuteurs sont mineurs, auquel cas ils sont accueillis à l’aide sociale à l’enfance ; sinon, ils sont remis à la rue. Sentiment d’effectuer un boulot de flic envers des jeunes gens désespérés. “J’ai l’impression de faire un bullshit job, dit-elle. Mais bon, je m’y suis faite, on ne peut pas sauver tout le monde...” Le lendemain matin, c’est l’heure de partir visiter la maison repérée sur Leboncoin. Le groupe arrive devant une vieille demeure en pierre, une ancienne forge du xvie siècle avec terrain de trois hectares, à 340 000 euros. L’agente immobilière les accueille. Elle les fait entrer dans la grande pièce de vie où un Mac repose sur un bureau au milieu des poutres apparentes, des voûtains et des odeurs d’encens. Ensuite, le labo, qui a jadis servi d’abattoir de volaille. Paul dit qu’il voudrait faire de l’élevage, un peu de cochons. “Ah ça va être compliqué, se fige l’agent, ça va polluer la source, c’est hyper-réglementé ici, vous ne pourrez pas avoir beaucoup de cochons. – Qu’est-ce que vous entendez par ‘beaucoup de cochons’?” Silence glacé. Passons au séchoir à saucissons et aux autres pièces, remplies de toiles d’araignée et de laine de verre. Des infiltrations rongent les combles. “Énorme potentiel”, commente l’agent. “Vous pensez qu’on pourrait voir la
parcelle?” demande Léa. “Oui, par contre on va faire chaque chose en son temps sinon on ne va jamais s’en sortir.” Une fois dehors, alerte mitoyenneté. Les terrains des voisins s’imbriquent les uns dans les autres, comme dans une partie de Tetris. Plus personne n’ose vraiment poser de questions. Le téléphone de l’agente immobilière sonne, on entend la mélodie du Loup, le renard et la belette. Elle décroche et s’excuse, c’est un appel de Nouvelle-calédonie. Merci, au revoir. Le groupe débriefe en pique-niquant au bord d’un cours d’eau. L’agente immobilière, d’abord. “Elle nous a pris pour des guignols”, constate
Léa. La maison, ensuite. Victoire commence: coup de coeur, mieux que la Corrèze et la mitoyenneté ne la dérange pas forcément. Léa fait mine d’attraper quelque chose dans l’air pour signifier qu’elle prend la parole. “J’aime beaucoup le lieu, c’est très beau, silencieux, avec une super vue sur la forêt, mais il y a beaucoup de travaux…” Paul passe sa main sur le sol, dit que la dalle de schiste lui paraissait peu profonde et que le sol devait être pauvre en nutriments. “J’aime la maison, résume-t-il, mais c’est une histoire d’amour impossible.” Marine prend la parole à son tour. “Le terrain est ensoleillé et j’imagine notre vie ensoleillée, dit-elle. Mais c’est trop cher, et avec les voisins, il y a trop de risques: si c’étaient des jeunes qui voulaient ouvrir un café associatif, ce serait cool…” Une certitude, formulée par Victoire: “Plus on avance, plus le projet se précise, plus ça va être compliqué de visiter.”
3. Au milieu des papiers peints fleuris
Le générique de Tintin retentit à Maisonsalfort. L’infirmière arrive pour changer le pansement de Marie, blessée au pied. Guillaume pleure dans son parc. Augustin joue aux Lego. Le week-end en Corrèze a épuisé la famille. Dans le gîte, ils ont eu froid, problème de chauffage. Le premier soir, Marie s’est mise à douter. Elle n’arrivait pas à profiter. “Est-ce qu’on en est capables? Est-ce qu’on va y arriver?” a-t-elle demandé à Philippe pendant qu’il fumait sous les étoiles. Puis, le lendemain, ils ont découvert Meymac, l’un des plus beaux villages de France, et se sont mis à rêver à nouveau. Les élus leur ont fait cette promesse: ils feraient tout leur possible pour les faire venir. Mais à peine le temps de profiter qu’il fallait déjà repartir à Paris. Ils sont arrivés à 17h58, in extremis pour le couvre-feu. Quand ils ont retrouvé leur appartement, une évidence les a cueillis: ils ne peuvent pas rester là, il faut partir.
La vie a repris et Philippe est resté confiné. Sa santé est fragile depuis ses quelques rounds remportés contre le cancer, alors impossible pour lui d’aller travailler d’ici la vaccination, trop risqué. Seul dans l’appartement, depuis, il se projette. Il se voit déjà ouvrir une table d’hôtes pour sublimer les produits corréziens. “Tout ça, dit-il d’une voix faible mais déterminée, on le fait pour notre famille, et surtout pour Augustin, les confinements l’ont fragilisé, je ne veux pas lui imposer une vie en appartement, ce n’est pas possible.” D’ici là, ils ont de quoi faire. “C’est un combat de tous les jours”, assure Philippe. Il parle de la jalousie de certains de ses collègues vis-à-vis de son projet. Du côté de Marie, problématique mutation: elle est classée B5, soit le niveau le plus bas sur l’échelle des priorités. Mais si Philippe trouve un emploi avant le 24 avril, date des premières commissions relatives aux affectations, elle passera en catégorie B4 et remontera en tête de liste. Il faut faire vite. Dans quelques semaines, Philippe partira en Corrèze pour chercher du travail et faire des visites car, au passage, il faut acheter une maison avant le 14 mai pour être sûrs d’être installés à la rentrée. Ce qui veut dire, pour Marie, signer pour une maison qu’elle n’aura peut-être pas visitée.
Dix jours plus tard, Philippe fume une cigarette seul devant la gare d’austerlitz. “Des semaines que j’attends des réponses et d’un coup, bim! tout se précipite”, dit-il. Au programme: cinq visites et un entretien d’embauche à la mairie de Meymac. La pression est énorme. Entre ses mains, sa vie et celle de sa famille. Comme pour se donner du courage, il prend une photo du train, qu’il envoie à Marie, pour Augustin. Arrivé à Clermontferrand, il récupère une Twingo noire louée sur Getaround et prend la route. Direction la Haute-corrèze.
Une heure et 30 minutes plus tard, le voilà à Ussel, à 17 kilomètres de Meymac. Il fait gris, sombre, pas bien chaud, un temps idéal pour imaginer à quoi ressemblera la vie d’octobre à avril. Philippe arrive devant une maison à trois étages, à 200 mètres de l’école où travaillerait Marie, un peu à l’écart de la ville, mais pas trop non plus. Il cherche la sonnette, pousse un portail en bois, dit bonjour dans le vent. La propriétaire apparaît. Passé l’entrée, Philippe découvre une grande pièce ouverte. “Oh là, quelle belle pièce!” Peu de lumière. Sur les murs bleu givré, des stickers pour harmoniser ses chakras: “La vie est faite de petits bonheurs”, “Savoir se contenter de ce qu’on a, c’est déjà être riche”.
Il pose des questions. Sur la chaudière, la hauteur sous plafond, les volets en bois. Mince, la maison est mitoyenne, détail qui n’était pas précisé dans l’annonce et critère rédhibitoire. Philippe s’était promis de ne plus jamais vivre dans la mitoyenneté. Dehors, un grand terrain avec une piscine hors sol, un trampoline, une balançoire défraîchie, un abri pour les poules et une terrasse avec cuisine ouverte. Une surprise: il y a aussi un atelier qui, une fois retapé, ferait une superbe chambre d’hôtes. Philippe se voit déjà faire “une cuisine qui prend son temps, qui suit le rythme des saisons, en circuit court, dans un restaurant à [sa] dimension, pas grand, avec peu de couverts”. Le rêve. La visite se termine là où elle a commencé. “C’est une belle maison, résume-t-il. Beaucoup de charme, la cuisine est magnifique.”
Un silence. “Parce que je suis du métier, reprend Philippe, je travaille dans la restauration collective. Avant ça, j’étais dans la police nationale, mais j’ai aussi été militaire…” Les bras ballants, seul au milieu des phrases de Lao Tseu, Philippe résume: “Dans ma vie, j’ai fait beaucoup, beaucoup de choses.”
La Twingo noire s’enfonce au milieu des sapins de Douglas. Les yeux rivés sur la route qui monte et descend, Philippe essaye de relier tous les points qui l’ont
Passons au séchoir à saucissons et aux autres pièces, remplies de toiles d’araignée et de laine de verre. Des infiltrations rongent les combles. “Énorme potentiel”, commente l’agente immobilière
mené jusqu’ici. Vingt ans qu’il vit en Île-de-france mais il ne s’est jamais senti parisien. Il a d’abord aimé la philosophie, puis a fait des petits boulots, quelques piges pour la presse régionale, un peu de communication pour le FC Metz, un emploi de petite main pour un club de handball de deuxième division, un job de vendeur d’imac du côté de la frontière luxembourgeoise. “Mais vendre, ce n’est pas moi.” Alors, ce fils de militaire s’est engagé dans l’armée. Cinq ans qui lui ont laissé des regrets et quelques fantômes. Cinq ans plus tard encore, sa femme l’a quitté. Périodes de chômage, pension alimentaire, fins de mois difficiles. Heureux coup du sort à l’aube de la quarantaine: il rencontre Marie, une femme pleine de rire et d’esprit, et entame une nouvelle vie. Alors que la Twingo arrive à l’hôtel, il revient à la philosophie: “À un moment donné, on a tellement de choix qu’on n’a plus le choix.”
Le lendemain matin, Philippe sort de sa chambre en veste noire et chemise mauve, prêt pour son entretien d’embauche à la mairie de Meymac. Pour la couleur de la chemise, il n’est pas sûr, mais c’est un cadeau de Marie, il espère qu’elle lui portera bonheur. Il est 10h quand il se présente, s’assied et attend, attend, attend, les mains jointes. La femme de l’accueil entend une voix dans son oreillette: “Oui? Je le fais monter.” Le coeur battant, Philippe disparaît dans un bureau. Quarante minutes plus tard, silence, il n’ose rien dire. Oui, le contact est bien passé, oui, ça sent bon, très bon même, mais restons prudents. “Je n’ai pas confiance en moi, jure-t-il. Quand je fais de la pâtisserie, j’attends toujours l’avis des autres pour savoir si j’ai réussi.” Une nouvelle cigarette, puis il sort son téléphone pour écrire à Marie: “Fini. –Alors? –Euh… Euh… Réponse demain.” Puis, les doigts tremblants, il tapote: “Je crois que j’ai le poste.” Quelques minutes plus tard, la Twingo passe devant une scierie quand le générique de Tintin retentit à nouveau. C’est la mairie: si c’est bon pour lui, c’est bon pour eux. Bientôt, il sera agent administratif d’accueil et d’état civil à Meymac. Voilà, c’est fait. Philippe sourit en regardant le paysage. Il s’arrête devant le Mcdonald’s d’ussel, commande un menu Best Of Royal Deluxe et mange sur le parking sans s’arrêter de sourire, rêveur. Musique de Tintin. Marie est en Facetime. Il décroche, le bras à moitié tendu, en contre-plongée. Il annonce la nouvelle. “Fais tes valises…” Pendant quelques secondes, ils se regardent sans rien dire. “Eh beh, lâche Marie au bout d’un moment. Je crois que je ne réalise pas.” Et maintenant? Nouveau vertige. Philippe commence début juin, il va falloir trouver une maison en un temps record.
Les heures suivantes, les visites s’enchaînent. À chaque fois, Philippe montre patte blanche: il n’est pas parisien mais lorrain, c’est juste un retour aux sources, voilà tout. Les agents immobiliers l’assurent: les biens sont rares, tout serait parti après le premier confinement. “Si vous tombez sur un bien qui vous correspond, n’hésitez pas une seconde”, pressent-ils. La journée passe au milieu des papiers peints fleuris et des murs à toile tendue. Philippe reste concentré. Il pose des questions sur les déviations aériennes, les camions qui passent, les taux d’humidité, les ballons d’eau chaude, les cuisines au gaz, les voisinages, les termites, les moisissures, l’âge des radiateurs, les murs porteurs, les superficies, les vitrages, simples ou doubles… Il prend des notes, essaie de faire une présélection, appelle Marie.
Elle viendra dans les semaines qui viennent. “Ou alors, on prend une location avant d’acheter, propose-t-il pour lui-même. Mais faire six mois de transition dans une maison avant de bouger encore, c’est pas possible pour Augustin.” L’espace d’un instant, alors qu’il marche dans un jardin à l’herbe mal tondue, il se projette. “Je vois déjà Augustin courir, un chien, des poules, une cabane en bois, dit-il. Et puis, je pourrais caresser mon rêve: faire des ruches.”
4. Ma vie, ça va être ça?
À Foix, Marine et Léa vivent dans une petite maison accolée à la voie ferrée. L’endroit coche pas mal de cases pour qui veut sortir de l’opposition entre nature et culture: des collines vertes, un climat dit océanique altéré, des grottes habitées depuis la préhistoire, un château du xiie siècle, des zones naturelles protégées, un écosystème riche avec poissons migrateurs, oiseaux rares et différentes espèces de chauves-souris, une librairie militante, un tissu associatif, un ancrage à gauche depuis la IIIE République et même une devise en occitan qui dit “Touches-y si tu oses”. Et comme les gens aiment écrire sur leurs murs, on peut lire ceci sur la porte des toilettes: “L’hétérosexualité est au patriarcat ce que la roue est à la bicyclette”, ou encore une formule attribuée à la résistance zapatiste: “Nous acceptons d’échanger notre café avec vous si vous commencez à vous défaire du système qui nous opprime.” À l’intérieur, elles lisent Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon, Le Génie lesbien, d’alice Coffin, Raviver les braises du vivant, du philosophe pisteur de loups Baptiste Morizot, mais ces temps-ci, Léa est surtout plongée dans Les Clés de l’habitat participatif, d’audrey Gicquel, mode d’emploi pour qui choisit de vivre avec d’autres êtres humains et souhaite faire en sorte que les choses se déroulent le moins mal possible.
Pour l’ordre du jour, un grand tableau a été tracé au feutre noir sur une grande feuille de papier. Une ligne, un thème: repas, activité économique, transport, équipements et services, terres et espaces, gestion des bâtiments, construction des bâtiments, éducation des enfants, place des parents, développement personnel, gestion des entrées et sorties… Dans les colonnes, des chiffres allant de 1 à 10. Le but: désamorcer les potentiels conflits à venir. Les règles sont simples. Pour chaque thème, tout le monde doit donner une note indiquant la part de collectif (en gros, 1 signifie chacun pour sa pomme et 10 tous ensemble) ; ensuite, il faut justifier son choix par ordre croissant de notes. À force de discuter, de démêler leurs envies, de dessiner ensemble leur monde idéal et de déconstruire, le bonheur finira sûrement par affleurer. Après un premier temps consacré à la parcellisation des terres, Paul se demande quand même: admettons qu’elles choisissent d’élargir le groupe, lui émet sa réticence à devoir justifier tous ses choix à des personnes qui n’y connaissent rien question exploitation agricole. “Par exemple, est-ce que j’aurai un rôle décisionnaire et les autres un rôle consultatif ?” demande-t-il.
Arrive la question de l’éducation des enfants: 1, les parents gardent le contrôle ; 10, les adultes sont tous co-responsables des enfants. Difficile de se projeter tant qu’il n’y a pas d’enfants, et encore faudrait-il définir le terme “enfants”...
Il reste de nombreuses autres questions à aborder. Par exemple, la structure idéale pour éviter les prêts bancaires et réunir les apports des uns et des autres, de leurs parents, de leurs proches, pour un total de 400 000 euros. Mais aussi celles-ci: pourquoi les gens font-ils ce qu’ils font? Et pourquoi est-il si difficile d’être au monde? Après cinq ans d’études, Victoire aurait pu se contenter d’une carrière dans la culture, mais non. Une fois lancée dans le grand bain de la vie active, elle s’est retrouvée avec des contrats de cadre classique, très bien, mais peut-être pas assez pour qu’elle n’ait pas envie d’une vie plus simple et plus libre. Et puis, son oncle est mort d’un cancer. Elle en parle comme d’un modèle de liberté: une vie riche, des aventures par centaines, une boîte de voyages dans le Sahara, des traversées sur son
propre voilier. Puis il s’est installé à Port-camargue, où il bossait comme mécanicien et soudeur. À quelques années de la retraite, il voulait vendre son appartement et son camion pour s’acheter un camping-car et partir se balader en Espagne. Mais il est tombé malade et n’a jamais profité de sa liberté retrouvée. “Ma vie, ça va être ça?” s’est demandé Victoire, qui a donné le prénom de son oncle à son voilier. Parallèlement, dans la vie de Claire, dont le père est passé de maoïste à sarkozyste, comme dans celle de Léa, qui a grandi avec l’idée que la politique pouvait changer les choses, une question a peu à peu pris le pas sur toutes les autres: comment faire pour vivre selon ses valeurs dans un monde qui semble chaque jour un peu plus inhospitalier? “Aujourd’hui, ce n’est même pas que les décideurs politiques ont un train de retard, c’est qu’ils partent dans la mauvaise direction.” Pour elle, le collectif est une manière de vivre en accord avec ses convictions. “J’ai besoin de pouvoir me projeter dans un avenir qui me plaît.” Pour autant, Victoire prévient: ce changement de vie n’est pas une fuite, encore moins un abandon. “Vivre en collectif ne veut pas dire sortir du monde. D’ailleurs, on fait attention à la couleur politique du lieu où on s’installera, au tissu politique local, et on réfléchit à comment s’insérer là-dedans…”
Quid de l’élargissement du collectif? “Est-ce qu’on veut des gens qui se ressemblent, où chaque personne est le miroir de l’autre, ou est-ce qu’on veut se confronter à des gens de cultures différentes, de milieux sociaux différents?” Claire émet un doute: trop de biais, trop de déterminismes, trop de rapports de domination empêchent trop de gens de se projeter dans ce modèle de vie. “Tu veux dire que les collectifs, c’est qu’une histoire de Blancs riches?” demande Marine. “Bah oui… On a tous un bac +5, c’est pas pour rien”, répond Claire.
Quelques mois plus tard, au téléphone, alors que l’automne arrive, Léa donne des nouvelles. Rien ne s’est encore matérialisé, mais ils se laissent un an pour aboutir à quelque chose. Ils se sont déjà mis d’accord sur le département: ce sera l’aveyron. Claire travaille maintenant dans une association qui développe le service civique auprès de personnes âgées, elle préfère. Ah, au passage, Léa annonce aussi cette autre nouvelle: Claire et Paul attendent un enfant.
5. À la campagne…
Une pizza refroidit dans une assiette à Ussel. Dehors, il fait gris. Marie allume une ampoule qui pend dans la cuisine. Autour, des cartons et encore des cartons, pas encore déballés. Seuls les Tintin ont été rangés dans la bibliothèque, selon un ordre déterminé par Philippe. Les meubles, eux, n’ont pas encore été montés car il a fallu du temps pour trouver les pieds des sommiers. Dehors, les feuilles s’entassent dans l’herbe haute. La tondeuse a été livrée ce matin. Ou plutôt, la deuxième tondeuse. Philippe en a commandé une première qui n’est jamais arrivée.
Fin septembre, la famille s’est installée en Corrèze, dans la toute première maison visitée par Philippe. Les stickers de pensée positive ont disparu des murs. “Quand je vois autant de cartons, ça me déprime”, dit Marie. Pour définir l’emménagement, elle répète plusieurs fois le mot “catastrophe”. Que s’est-il passé? D’abord, Marie est descendue faire des visites en mai. Coup de coeur pour un autre bien, mais trop cher, trop de travaux, alors il a fallu dire non la mort dans l’âme. Marie aime la maison d’ussel, vraiment, mais c’est un choix de raison. Une fois que le prêt a été accepté, Philippe a pris son poste ainsi qu’une chambre dans un hôtel-restaurant de Meymac, pendant qu’à Maisonsalfort, Marie s’est occupée seule des enfants. Pour le déménagement, Philippe a multiplié les allers-retours pendant quatre jours. Marie, elle, frottait le sol de l’appartement, vidait le balcon. Le jour du déménagement, comme ils n’avaient pas la place pour se garer près de la maison, les déménageurs ont dû porter les meubles sur 80 mètres et ont facturé 300 euros supplémentaires. Les affaires ont été réparties entre un étage de la maison, l’atelier dans le jardin et un garage loué du côté de Meymac.
En attendant de pouvoir s’installer, il a fallu prendre une location à Sornac. Une seule fenêtre, une odeur de mazout, la douche qui ne marche pas, une mante religieuse dans la salle de bains, des limaces dans les toilettes. Zéro réseau, pas d’internet et toute une rentrée à préparer. L’été s’est déroulé sous tension. Philippe a fait de la fièvre. Marie a trouvé un petit café où s’installer chaque jour pour travailler. “Le jour de la remise des clés, décrit-elle, je pensais que je pleurerais de joie, mais je n’arrivais pas à me réjouir…” Longtemps, Philippe a dit aux enfants qu’ils adopteraient un chien le jour où ils auraient une maison avec jardin. Alors ils en ont pris un. Un dimanche, Philippe s’est levé à 6h et est parti à Toulouse chercher Skyline, un carlin de 3 mois. Il doit encore apprendre à faire pipi dehors.
À part cela, la greffe prend plutôt bien. Tout le monde sait qu’ils viennent de Paris. “Non, reprend systématiquement Philippe, moi, j’ai grandi en Moselle.” Même s’il lui arrive de déjeuner seul devant une série Netflix au travail, entre les mariages, les présentations, les sollicitations, les verres avec le maire et ses adjoints, il mène une vie pleine. Il a même vu son nom à deux ou trois reprises dans La Montagne, il arrive qu’on le reconnaisse dans la rue.
Marie lui demande s’il peut faire chauffer l’eau pour le café. Pour elle, l’intégration est plus compliquée. Elle passe son temps entre la maison et l’école du bout de la rue. Dans la salle à manger, Augustin fait des exercices avec une ergothérapeute. Ils ont aussi trouvé un psychologue et une assistante de vie. Même s’il arrive encore à Augustin de faire des crises, Marie et Philippe pensent que les choses iront bientôt mieux. D’ici là, la famille a repris ses petites habitudes. Le samedi soir, Philippe achète des chips, une bière et un peu de vin pour l’apéritif. Dimanche dernier, il a même fait des croissants. Début novembre, il n’y a presque plus de cartons. Marie réfléchit au meilleur endroit où accrocher le panneau Central Perk.
“Est-ce qu’on veut des gens qui se ressemblent, où chaque personne est le miroir de l’autre, ou est-ce qu’on veut se confronter à des gens de cultures différentes, de milieux sociaux différents?” Victoire